Intervention de Marie-Paule Martin-Blachais

Réunion du jeudi 2 mai 2019 à 17h15
Mission d'information sur l'aide sociale à l'enfance

Marie-Paule Martin-Blachais, directrice de l'École de protection de l'enfance, membre expert de la Haute autorité de santé (HAS) :

L'évocation de cette expérience me ramène un peu en arrière : 1974, le service unifié de l'enfance. C'était effectivement une belle idée, mais, sur le terrain, elle a été extrêmement compliquée à mettre en pratique, faute peut-être de volonté politique et de volonté institutionnelle. L'organiser s'est révélé compliqué, d'autant que s'est produite, au même moment, la séparation des différents acteurs du fait de la décentralisation. Elle n'a pas été un élément facilitateur lorsqu'il s'est agi de remettre autour de la table les même acteurs qui, après la décentralisation, relevaient d'institutions différentes.

Pour faire le lien avec les interventions précédentes, je voudrais vous parler de la démarche de consensus que nous avons conduite à la demande de Mme Laurence Rossignol. De fait, le corpus législatif et réglementaire français – le code de l'action sociale et des familles, en tout cas – n'a intégré que très tardivement les principes de la Convention internationale des droits de l'enfant, longtemps après sa signature par la France, en 1990. Il a fallu attendre la loi du 5 mars 2007 pour voir apparaître, à l'article 2 de cette loi, les grands principes de la Convention internationale : l'intérêt supérieur de l'enfant, qui doit primer sur toute autre considération, la nécessité du respect de ses droits et la prise en compte de ses besoins.

La notion de ces besoins et celle des conditions nécessaires au bon développement physique, psychologique, cognitif et social de l'enfant, évoqué tout à l'heure, sont donc très récentes dans notre code de l'action sociale et des familles. Ses dispositions ont évidemment été consolidées par la loi du 14 mars 2016, dont l'article 1er définit la protection de l'enfance : elle a pour objectifs la prise en compte de l'intérêt de l'enfant, le respect de ses droits et la satisfaction de ses besoins, afin de garantir son développement.

Il me semble donc que nous avons finalement constitué – assez tardivement – une véritable doctrine de la protection de l'enfance. Elle peut désormais servir de référence pour tous les acteurs, et pas seulement pour ceux du secteur social : cette référence peut être partagée avec le secteur de l'éducation nationale, comme avec ceux des activités de loisirs, bref, avec tous les acteurs qui, de près ou de loin, travaillent avec des enfants, et accompagnent des parents dans le cadre de mandats ou de missions qui vont de la prévention à la protection.

Nous avons ainsi entrepris une démarche de consensus – je rejoins ici les interventions précédentes – en tenant compte non seulement de la diversité des champs et des compétences professionnelles, mais aussi, à l'intérieur des champs professionnels, des différentes écoles de pensée, que nous avons entendues. Pour en revenir à l'articulation, déjà évoquée, entre neurosciences et approche plus psycho-développementale, nous avons été fort surpris – puisqu'il s'agissait d'une démarche de consensus, qui présupposait l'existence d'un dissensus – de constater qu'il y avait, en fait, énormément de convergences entre les différentes écoles de pensée et les différents acteurs, beaucoup plus que nous ne l'imaginions : nous n'étions plus devant les postures des années 1970, où l'on était très attaché à certaines écoles, mais tout cela pouvait tricoter ensemble. On pourrait dire que, d'une certaine façon, les neurosciences viennent aujourd'hui confirmer un certain nombre d'éléments intuitifs qui avaient été dégagés dans d'autres champs professionnels. Il existe désormais, me semble-t-il, une convergence scientifique pour appréhender la question des besoins de l'enfant et la manière dont son environnement peut être favorable ou défavorable à sa construction en tant que personne, en tant que sujet singulier susceptible de développer l'ensemble de ses potentialités. Je vous renvoie au rapport, que je ne vais évidemment pas développer ici.

Je dirai simplement que nous avons réussi, collectivement – nous étions quinze experts, dont un Belge, une Anglo-Saxonne et une Italienne – à faire aboutir cette réflexion, grâce à laquelle notre corpus législatif comporte désormais un texte de référence sur les besoins fondamentaux de l'enfant. Il répond à la question de ce que recouvre cette notion. Nous avons d'abord souhaité définir les besoins fondamentaux universels, communs à tous les enfants, quelle que soit leur situation, avant de nous concentrer sur ceux des enfants bénéficiant de mesures de protection. Nous sommes aujourd'hui parvenus à l'idée que sept besoins doivent être satisfaits pour qu'un enfant puisse bien grandir, et que, parmi ces sept besoins, trois constituent ce que nous avons appelé le métabesoin de sécurité : si ses besoins physiologiques, ses besoin de protection contre toute forme de violence, quelle qu'en soit la nature et quel qu'en soit l'auteur, et ses besoins de continuité affective et relationnelle ne reçoivent pas de réponse appropriée, cette carence compromettra la satisfaction des quatre autres besoins, qui conditionnent sa capacité de grandir sans perte de chances, avec l'ensemble de ses potentialités, dans un environnement qui lui soit favorable, et où ses droits soient préservés et son intérêt défendu.

Au-delà de cette question, je trouve, pour avoir beaucoup arpenté le territoire national, ces derniers temps, pour présenter le rapport, que cette approche par les besoins rencontre désormais un accueil favorable. Il me semble qu'elle peut constituer un instrument fédérateur pour l'ensemble des acteurs, quelle que soit leur profession d'origine, pour appréhender la situation d'un enfant et déterminer s'il a besoin d'une intervention tierce, extérieure, quelle que soit sa nature – sociale, éducative ou sanitaire. Cette approche pourrait constituer aujourd'hui le corpus partagé par l'ensemble des acteurs.

Nous avons ainsi réfléchi à un cadre de référence national qui permettrait d'appréhender la situation des enfants. Comme l'indiquait le docteur Pavelka, il doit intégrer trois dimensions qui, d'ailleurs, existent déjà dans la loi du 5 mars 2007 : il s'agit de prendre en considération la situation du mineur, mais aussi les capacités des parents et leurs compétences pour répondre de façon appropriée, dans l'exercice de leur parentalité, aux besoins de l'enfant ; il faut, troisièmement, prendre en considération l'axe de l'environnement. C'est sur ces trois dimensions qu'il convient de travailler pour appréhender la situation d'un enfant, et voir quels seront éventuellement les leviers sur lesquels on pourra s'appuyer pour soutenir l'intervention, qu'elle soit intrafamiliale ou qu'elle doive venir de l'extérieur de la famille.

Notre rapport contient sept recommandations et trente-huit propositions. Je ne les citerai évidemment pas toutes. Mais si je devais aujourd'hui – deux ans après ce rapport, qui date de février 2017, après le rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE), après le plan pauvreté et le rapport du Centre national de la protection de l'enfance (CNPE) – faire passer quelques messages, je distinguerai les trois champs de la prévention, de la prise en charge et de l'information.

Sur le plan de la prévention, il me semble que beaucoup de choses ont été faites. La situation a certes pu évoluer de façon défavorable dans certains territoires, mais on a depuis longtemps commencé à travailler sur la grossesse, sur la périnatalité, sur la coordination des acteurs – je pense notamment aux staffs médico-psychosociaux qui fédèrent des personnels intra-hospitaliers et des acteurs de terrain. Il me semble cependant – et nous l'avons beaucoup entendu pendant nos travaux – qu'une action de santé publique serait légitime : la prise en considération de la dépression maternelle périnatale, qui touche aujourd'hui près de 15 % des femmes enceintes. Cette donnée statistique justifie pleinement une action de santé publique. Il faudrait que l'on travaille avec les acteurs à une systématisation du dépistage précoce de la dépression périnatale. Notre rapport proposait d'ailleurs une collaboration, sur ce point, entre la Haute Autorité de santé (HAS) et les sociétés savantes afin de mettre en place un dispositif de dépistage de la dépression maternelle.

J'en viens – en sautant un grand pas – à une deuxième question, qui est pour ainsi dire à la jonction de la prévention et de la protection : celle des internats scolaires. Certains mineurs sont aujourd'hui pris en charge dans des maisons d'enfants à caractère social (MECS), au titre de la protection de l'enfance, alors que, si l'on avait des internats scolaires de semaine, ils pourraient y être accueillis du lundi au vendredi, leur situation familiale n'étant pas dégradée au point d'interdire leur retour dans leur environnement familial le week-end. Ces enfants pourraient cependant expérimenter d'autres cadres et d'autres modes de vie, tout en bénéficiant d'un environnement scolaire adapté – nous dirons aussi quelques mots des performances scolaires des enfants pris en charge, une fois qu'ils sont dans le dispositif. On éviterait ainsi la stigmatisation dont, on le sait bien, ces enfants sont souvent victimes, tout en leur offrant une prise en charge moins lourde : une place en maison d'enfants à caractère social coûte à peu près 58 000 euros par an, un internat scolaire 15 000 euros. On pourrait donc très utilement faire bénéficier certains enfants de ces internats scolaires, dont l'organisation pourrait s'inspirer du modèle des internats de réussite éducative, et qui seraient, encore une fois, des outils beaucoup plus banaux, si je puis dire, que l'entrée en protection de l'enfance et l'accueil en maison d'enfants à caractère social.

Quant au parcours de prise en charge, notre rapport s'accorde, au sujet de la santé des enfants, avec ce qui vient d'être dit : une fois les enfants placés sous le régime de la protection, on s'aperçoit qu'ils ont de très grosses difficultés de santé. Je vous renvoie aux travaux cités dans notre rapport comme, par exemple, sur les tout petits, le travail de Daniel Rousseau à la pouponnière d'Angers. Il montre que, lorsque les enfants arrivent à la pouponnière, ils ont en moyenne 21 mois ; leur situation a été identifiée comme extrêmement préoccupante douze mois plus tôt, mais il a fallu attendre douze mois pour qu'ils arrivent à la pouponnière. Daniel Rousseau montre à quel point ces enfants, lorsqu'ils arrivent, sont déjà profondément cassés, avec des troubles fixés, dont on sait très bien qu'il sera beaucoup plus compliqué de les guérir, pour leur permettre de reprendre un développement normal, que si l'on avait pu intervenir plus précocement. Toutes les situations ne le requièrent pas, évidemment, mais c'est le cas de celles où l'enfant est exposé à un environnement extrêmement délétère, très attentatoire à sa sécurité physique et psychique, et qui le met en très grand danger.

On sait, de même, après un certain nombre d'études, qu'un enfant sur deux qui arrivent en protection de l'enfance a subi des violences intrafamiliales, des maltraitances, voire des abus sexuels. On sait aussi que ce chiffre est probablement très en-deçà de la réalité, puisqu'une fois que les enfants ont été accueillis et sont en sécurité, on recueille des révélations secondaires : les maltraitances qu'ils ont subies n'apparaissent pas toutes au moment de l'admission, mais se révéleront secondairement, pendant leur prise en charge.

On sait donc que certains enfants ont déjà connu des parcours de vie extrêmement difficiles, et arrivent en très grande difficulté. Quant à la médicalisation qui intervient alors - je ne parle même pas de leur prise en charge thérapeutique – les chiffres sont absolument ahurissants : 1,6 % des mineurs placés dans des établissements sont sous antidépresseurs, soit huit fois plus que dans la population générale ; 7,2 % des enfants sont sous neuroleptiques, soit vingt-quatre fois plus que dans la population générale. Cela doit nous amener à nous interroger sur l'efficience des interventions précédentes.

Nous avons évoqué, enfin, la question de la compréhension entre acteurs appartenant à des champs professionnels différents. Eh bien, je crois que la formation, et plus particulièrement la formation interinstitutionnelle, transversale, autour de concepts partagés – et il me semble que nous disposons désormais de ces concepts – peut être une solution pour mieux nous comprendre, et pour coopérer efficacement, en nous complétant mutuellement.

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