Intervention de Cédric O

Réunion du mercredi 5 juin 2019 à 11h25
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Cédric O, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Économie et des Finances et du ministre de l'Action et des Comptes publics, chargé du Numérique :

Je vous propose de centrer la discussion sur la proposition de loi relative à la lutte contre la haine sur internet.

Permettez-moi de partager avec vous l'une de mes convictions : si les seuls pays efficaces pour réguler les grandes plateformes numériques sont les pays autoritaires, ce n'est pas une bonne nouvelle pour les démocraties. Tous les pays du monde sont confrontés au problème de la régulation des grandes plateformes numériques. Nous exposons régulièrement l'impuissance des États et des autorités publiques face à ces grandes plateformes, pour des raisons qui tiennent à des difficultés techniques, au droit international, au droit communautaire et à la rapidité d'intervention.

Aucun pays développé n'a réussi à régler cette question au bon niveau. Cependant nous avons une obligation de résultat. Nous allons poser les bases d'un système efficace qui pourra ensuite être étendu au niveau européen, qui est l'échelon pertinent pour réguler dans ce domaine. Nous devons trouver un équilibre entre liberté d'expression et protection des citoyens. Or les différents pays du monde, et en particulier les pays européens, n'ont pas la même sensibilité sur ce sujet.

Il faut envisager la question de la régulation des contenus en ligne de manière holistique. Si certaines dispositions doivent être prises au niveau législatif, pour d'autres ce niveau n'est pas pertinent. Quelles dispositions légales pouvons-nous prendre ? Parmi celles-ci, lesquelles doivent être prises dans le cadre de la proposition de loi présentée par Mme Laëtitia Avia et dans le projet de loi sur l'audiovisuel ? La question du régulateur sera examinée dans le projet de loi sur l'audiovisuel avant la fin de l'année. Nous devons en effet réfléchir aux rôles respectifs de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et de la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI).

En revanche, la question de la régulation sera définie dans la proposition de loi de Mme Avia. Notre politique repose sur quatre piliers : punir les auteurs ; responsabiliser les plateformes ; accompagner les victimes ; sensibiliser et éduquer les Français.

Premièrement, aujourd'hui, celui qui insulte ou menace une personne en ligne bénéficie d'une quasi-impunité, pour diverses raisons. En effet, il est techniquement difficile d'identifier les auteurs. En outre, certaines actions ne relèvent pas de ce qui est juridiquement qualifié d'infraction. Nous sommes également contraints par des accords avec les États-Unis, car la plupart de ces grandes plateformes sont américaines. Enfin, nous avons un problème de réactivité : un raid diffuse des milliers d'insultes à caractère illicite en quelques secondes, tandis que la justice est lente à réagir. Nous devons trouver un moyen de transférer au numérique la peur du gendarme qui retient chacun de menacer ou d'insulter quelqu'un dans la rue. C'est d'abord un problème d'organisation et d'efficacité de la justice, qui doit améliorer la gestion de la temporalité et la masse. Les textes actuels permettent d'obtenir l'identité de quelqu'un qui passe les bornes, mais les délais sont trop longs et les plateformes ne sont pas toutes coopératives.

En ne considérant que le retrait des contenus publiés, on met la poussière sous le tapis. En effet, 90 % des contenus homophobes ou racistes sur Facebook sont retirés par les modérateurs. Nous nous trouvons dans la situation paradoxale d'essayer de punir ceux qui publient des contenus qui n'ont pas été retirés par les plateformes, sans punir les pires contenus, tels que des images d'égorgement ou des menaces de mort, qui ont été retirés par la modération.

Nous examinons actuellement quelles mesures peuvent être prises par la loi et quelles dispositions doivent être prises à un autre niveau, car la plupart des dispositions pour punir les auteurs ne sont pas de nature législative.

Si on veut faire en sorte que le niveau de violence sur internet et, in fine, dans la société, diminue, il faut en appeler à la responsabilité individuelle des personnes. Il faut donc que celles-ci sachent qu'elles courent un risque sérieux de se retrouver devant la justice si elles vont trop loin. La comparution en justice permet de trouver un équilibre avec les droits de la défense. En effet, renvoyer la responsabilité aux grandes plateformes peut donner l'impression de privatiser une partie de ce qui relève de la responsabilité de l'État.

Deuxièmement, il faut responsabiliser les plateformes. Les grandes plateformes sont actuellement responsables à deux titres des contenus qu'elles diffusent. D'abord, elles permettent une diffusion extrêmement rapide des contenus : des contenus racistes, antisémites ou homophobes peuvent être diffusés à plusieurs dizaines de milliers de personnes en quelques heures. Nous devons pouvoir les retirer. Ensuite, elles accélèrent leur diffusion puisqu'elles proposent elles-mêmes des contenus, dont certains contenus violents, car ce sont ceux qui « marchent » le mieux. Un certain nombre d'initiatives ont été prises, mais ce problème n'a encore été résolu par personne.

En particulier, le système allemand n'a pas fait la preuve de son efficacité. Il impose des amendes extrêmement élevées — de l'ordre de 50 millions d'euros — aux plateformes qui ont diffusé un contenu illicite. Cependant, le filtrage de la totalité des contenus est techniquement impossible. En outre, cette disposition conduit les plateformes à retirer trop de contenus et porte par conséquent atteinte à la liberté d'expression et à la démocratie : tous les contenus « gris » sont retirés par avance par les plateformes. Par exemple, Charlie Hebdo ne passe jamais la barre. On peut penser que le degré de violence sur internet justifie de telles mesures, mais en réalité ces dispositions risquent en outre d'être inapplicables. En effet, le juge sanctionnera le retrait illégitime de certains contenus. Les grandes plateformes seront alors prises en tenaille entre une loi qui sanctionne très sévèrement les contenus illégaux et une jurisprudence qui sanctionne le retrait de contenus licites. Les compliance departments des plateformes américaines ne peuvent pas gérer une telle situation.

L'approche qui consiste à sanctionner uniquement les contenus individuels rencontre donc des limites. C'est pourquoi nous souhaitons développer une régulation systémique. Nous demandons aux grandes plateformes d'avoir un mécanisme de modération automatique et humain « au bon niveau ». Le régulateur devra déterminer ce qu'il faut entendre par cette expression, car le fixer dans la loi ne permet pas de s'adapter aux évolutions rapides de l'économie de l'internet.

La situation est analogue à celle de la régulation bancaire. Une banque n'est pas tenue pour responsable de chaque virement frauduleux, mais elle doit mettre en oeuvre un mécanisme de supervision qui détecte efficacement de tels virements. Si elle ne le fait pas, elle est sévèrement sanctionnée. De même, l'ARCEP et la CNIL ne se prononcent pas sur des cas individuels mais sur les défaillances systémiques des grands opérateurs. Ces dispositions, couplées avec celles qui renforcent la responsabilité individuelle, constitueront un système efficace.

Troisièmement, nous devons accompagner les victimes. Aujourd'hui, le moins que l'on puisse dire est que le parcours des victimes de harcèlement sur internet n'est pas linéaire. Là encore, des dispositions doivent être prises à d'autres niveaux qu'au niveau législatif. La proposition de loi de Mme Avia et le discours du Président de la République au Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) sont importants, car ce sujet doit être inscrit dans l'agenda politique et médiatique. Des débats publics doivent se tenir pour que les gens sachent que l'on n'a pas le droit d'insulter en ligne. En effet, nous constatons que les quelques personnes qui ont été poursuivies, par exemple celles qui ont harcelé Nadia Daam, sont très étonnées de l'être. Il faut que les Français prennent conscience qu'il est interdit de menacer et d'insulter quelqu'un en ligne, comme c'est interdit dans la rue.

Quatrièmement, il y a un volet éducatif. Il faut introduire des informations sur ces sujets dans la réforme sur l'informatique à l'école présentée en début d'année ou éventuellement dans le service national universel, mais là encore, cela ne relève pas nécessairement du niveau législatif.

Le champ couvert par la loi sera nécessairement assez restreint, suite à l'avis du Conseil d'État. En effet, par souci de cohérence avec le droit européen, il convient de ne légiférer que sur les injures portant atteinte à la dignité humaine. C'est pourquoi le cyber-harcèlement ne fait pas partie du champ de la loi.

Enfin, cette proposition de loi est une base, une étape, et non une norme définitive. Nous ne sommes qu'au début du processus de régulation.

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