Intervention de Jean-Christophe Dumont

Réunion du mardi 17 septembre 2019 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l'OCDE :

Madame la Présidente, mesdames et messieurs les députés, c'est un honneur pour moi que de m'adresser à la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale. Je vous remercie de la possibilité qui m'est offerte ce soir de présenter les travaux de l'OCDE sur les migrations internationales.

Mes deux collègues ont présenté le « qui » et le « pourquoi » et je vais essayer de m'atteler au « comment », avec ce petit préalable sur l'OCDE : c'est un laboratoire unique pour le suivi des mouvements et des politiques migratoires, ainsi que pour l'analyse socio-économique des migrations. Un groupe de travail comprend des représentants de trente-six pays, bien au-delà de l'Union européenne. Il se réunit chaque année au printemps et publie notamment un rapport annuel qui s'appelle Perspectives des migrations internationales. L'édition 2019 sera publiée demain et je vais partager avec vous certains de ces résultats en primeur. Je me ferai un plaisir de le transmettre à tous ceux qui sont intéressés dès demain.

Ces dernières années, l'Europe a fait face à une crise migratoire exceptionnelle. Elle l'était non seulement de par son ampleur, mais également en raison des implications sur les débats politiques nationaux et européens. Pour autant, la question migratoire ne doit pas être exclusivement vue sous le prisme de celle des réfugiés. C'est aussi cela, regarder la question migratoire en face.

Aujourd'hui, plus de 5 millions de personnes viennent s'installer durablement dans les pays membres de l'OCDE chaque année, dont 2,7 millions dans l'Union européenne. En revanche, nous comptons « seulement » 670 000 réfugiés, soit environ 15 % des flux vers les pays de l'OCDE, c'est-à-dire un migrant sur six. Je fais cette distinction, mais je ne fais pas cet amalgame entre migrants et demandeurs d'asile. En outre, chaque année, ce sont quatre à cinq millions de travailleurs temporaires qui viennent dans les pays de l'OCDE. Chaque année, ces mêmes pays octroient environ 1,5 million de visas à des étudiants. Comme vous le voyez, la question de la politique migratoire ne doit pas et ne peut pas se résumer à celle de l'accueil des réfugiés, aussi importante soit-elle.

Je souhaiterais mettre en exergue trois questions fondamentales. La première concerne l'état des lieux de la politique migratoire de travail en France. C'est le premier « comment ». La deuxième est : comment lutter efficacement contre l'immigration irrégulière ? La troisième est : comment la France se compare-t-elle vis-à-vis des autres pays de l'OCDE en matière d'intégration des immigrés et de leurs enfants ? En guise de conclusion, je m'interrogerai sur la dimension internationale et le rôle de l'échelon européen sur ces trois questions.

En France, l'immigration de travail hors saisonniers correspond environ à 33 000 titres de séjour sur un total de 256 000 titres en 2018. Même si elle a beaucoup augmenté ces dernières années, plus de 64 % depuis 2010, ce qui n'est pas négligeable, l'immigration de travail ou immigration économique, ne représente que 16 % de l'ensemble des permis de séjour délivrés par la France.

Fin 2007, l'OCDE a publié une étude circonstanciée sur le recrutement des travailleurs immigrés en France. Elle montre les forces et les faiblesses du modèle français. Il y a effectivement une approche française de la gestion des migrations de travail qui, en dépit d'un dispositif administratif très complet, souffre d'une forme d'obsolescence des instruments de pilotage de la politique publique. Comme exemple le plus emblématique, nous pouvons citer la fameuse liste des métiers en tension créée en 2008 qui n'a jamais été actualisée depuis. Seulement 15 % des métiers sur cette liste sont toujours en tension. Nous pouvons mentionner l'absence de digitalisation des demandes d'autorisation de travail. Tout passe par du papier et c'est l'un des rares pays où c'est encore le cas. C'est également la persistance de disparités de traitement territoriales, en particulier concernant la demande saisonnière de migration de travail.

Ces derniers temps, le débat public s'est focalisé sur les limites numériques, les fameux « quotas ». Seulement neuf pays de l'OCDE sur trente-six utilisent ce type d'instrument. À l'OCDE, nous avons fait une analyse détaillée et je serais ravi de vous en dire un petit peu plus sur ces questions. Dans certains pays, l'usage de ces limites numériques y apparaissait même comme un obstacle à une bonne gestion de la politique migratoire. Dans d'autres, elle a permis effectivement de répondre aux objectifs fixés par les autorités publiques. En réalité, la protection du marché du travail peut fort bien être assurée par d'autres dispositifs. Je pense notamment au fameux test du marché du travail auxquels déroge la liste des métiers en tension. La France dispose de cet instrument, mais là encore, notre rapport pointe un certain nombre de pistes concrètes pour simplifier et améliorer le fonctionnement de cet outil.

Le rapport aborde également la question de l'attractivité de la France. En dépit d'une politique assez ouverte et d'atouts indéniables pour attirer les talents – nous évoquions tout à l'heure le cas des étudiants étrangers qui est l'une des forces du modèle français – avec notamment le « passeport talent » et une politique récente proactive vis-à-vis des start-ups, sans doute la plus élaborée au sein de l'OCDE, la compétition est forte pour attirer ces talents et la France peine à tirer son épingle du jeu. Selon de nouveaux indicateurs de l'OCDE, la France se classe seulement vingt-deuxième sur trente-cinq pays en termes d'attractivité pour les migrants hautement qualifiés. C'est dû notamment à des conditions d'insertion sur le marché du travail plus difficiles, avec des taux élevés de déclassement, c'est-à-dire de non-adéquation entre le diplôme et l'emploi exercé, et de plus faibles rémunérations que dans d'autres pays. Le rapport recommande, dans ce domaine, un renforcement des politiques publiques, afin de faciliter l'évaluation des compétences et la reconnaissance des diplômes étrangers en France.

Plus spécifiquement, dans le champ d'intérêt de votre commission, notre rapport de 2017 a évalué l'efficacité des accords de gestion concertée (AGC) qui évoquent sûrement quelque chose à nombre d'entre vous. Ce sont les fameux AGC signés par la France depuis 2006, avec plus d'une quinzaine de pays d'origine. Nous montrons que, pour l'essentiel, ces accords ont eu un impact négligeable sur les flux et suggérons de nouvelles approches, là encore très concrètes, fondées sur des partenariats pour la mobilité, éventuellement des visas à entrées multiples, impliquant les employeurs, afin de créer les conditions d'une gestion partagée et efficace et de lutter contre l'immigration irrégulière. Je tiens à votre disposition ce rapport, en espérant qu'il fasse également l'objet de ce débat parlementaire.

Nous pouvons penser que ce débat abordera également la question de la lutte contre l'immigration irrégulière. Les chiffres sur l'immigration irrégulière sont par définition imparfaits. Les seules estimations officielles dont nous disposons dans le cas de la France sont assez anciennes et font état de 200 000 à 400 000 personnes. Sans aucun doute, la situation a évolué récemment. Même si nous ne disposons pas de chiffres plus importants, nous pouvons penser que la statistique a également évolué. À l'OCDE, nous avons abordé la question des migrations irrégulières sous l'angle de la lutte contre le trafic illicite d'êtres humains et contre l'emploi illégal d'étrangers. Sans combattre l'emploi illégal d'étrangers, il n'y a en effet pas de lutte contre les migrations irrégulières qui soit digne de ce nom. Le contrôle aux frontières, la lutte contre les réseaux de passeurs ou même les retours forcés sont certes nécessaires, mais d'une efficacité limitée face à la détermination de personnes prêtes à risquer leur vie, par exemple en traversant la Manche pour trouver un emploi, y compris informel. L'emploi illégal d'étrangers peut résulter soit du non-respect des règles en matière d'immigration, soit du non-respect des règles en matière d'emploi. Les politiques publiques doivent donc s'appuyer sur un large éventail de mesures visant ; d'une part, à offrir des voies d'immigration légale, lorsque les besoins sont avérés et ne peuvent pas être pourvus localement, et, d'autre part, sanctionnant la non-application du droit du travail et du droit des étrangers. Quelques pays de l'OCDE ont par exemple mis en service des plateformes de vérification sécurisée en ligne permettant aux employeurs de contrôler gratuitement les permis de travail de leurs salariés étrangers et des candidats à l'embauche. Ces systèmes pourraient servir de modèle de bonnes pratiques. L'autorité européenne du travail qui devrait oeuvrer à partir d'octobre de cette année offre la possibilité de renforcer la coopération internationale dans ce domaine, mais d'aucuns peuvent s'interroger sur ses priorités et ses moyens.

La lutte contre l'immigration irrégulière passe aussi par le renforcement des programmes d'aide aux personnes susceptibles de s'en remettre aux passeurs dans leur pays d'origine, lesquels sont souvent exclus des programmes d'aide publique au développement (APD) qui bien logiquement ciblent les personnes les plus démunies. À mon avis, le cas du Niger est de ce point de vue très intéressant et peut-être que M. l'ambassadeur nous en dira plus sur l'action de la France dans ce pays.

Enfin, la lutte contre l'immigration irrégulière passe par des politiques de retour assisté efficaces qui évitent les migrations secondaires et les effets d'aubaine. À l'OCDE, nous travaillons actuellement avec six pays européens, dont la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne, à un examen de leur politique de retour et de réintégration, que nous rendrons public dans les prochains mois. Je reste à votre disposition pour toute question sur ce sujet.

Sur un tout autre plan, une bonne gestion des migrations passe également par une intégration réussie des immigrés et de leurs enfants en situation irrégulière. La France a une longue tradition en matière d'accueil et d'inclusion des populations immigrées. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, des millions d'immigrés se sont installés en France. La plupart d'entre eux sont bien intégrés et participent activement au développement économique du pays. Toutefois, depuis un certain nombre d'années, la machine semble être grippée. S'il y a des facteurs contextuels explicatifs, force est de constater que près d'un tiers des migrants en France est diplômé du supérieur. En revanche, leurs compétences ne sont pas utilisées à leur plein potentiel. L'OCDE a publié des indicateurs de l'intégration des immigrés, qui sont très complets. Ces indicateurs montrent qu'en France, en 2018, le taux d'emploi des immigrés atteint certes 58,5 % – la majorité d'entre eux est donc en emploi –, mais reste huit points de pourcentage en-deçà de celui observé pour les personnes nées en France et dix points en-deçà de celui observé pour les immigrés dans les autres pays de l'OCDE. Si nous nous focalisons sur les arrivées récentes, seul un peu plus d'un tiers des personnes arrivées au cours des cinq dernières années est en emploi. C'est le chiffre le plus bas de l'OCDE après l'Italie. Cette situation n'est toutefois pas expliquée par des conditions d'insertion plus défavorables des réfugiés.

Dans ce contexte, les difficultés sont susceptibles de se transmettre entre les générations, d'autant plus que l'école ne parvient pas à rétablir formellement l'égalité des chances, comme le montrent les résultats des études PISA. En France, 40 % des enfants d'immigrés de moins de seize ans vivent dans un ménage pauvre. À quinze ans, ils ont une année scolaire de retard sur les enfants de parents non immigrés. C'est une réalité qui n'a certes pas grand-chose à voir avec la migration, mais qui évidemment infuse dans le débat public. Nombre de pays de l'OCDE se situent à un tournant crucial en matière d'intégration. Les défis liés à la crise des réfugiés ont contribué à susciter une prise de conscience collective sur la nécessité de renforcer les politiques d'intégration. En France, l'enjeu est particulièrement important et va au-delà des réfugiés et des primo-arrivants. Les dernières actions du Gouvernement, avec la réforme du contrat d'insertion républicaine ou la nomination d'un délégué interministériel à l'intégration des réfugiés – lequel fait d'ailleurs un travail remarquable –, sont importantes et vont incontestablement dans le bon sens, mais une approche plus systémique est toutefois nécessaire, notamment tel que préconisé dans le fameux rapport préparé par votre collègue Aurélien Taché et publié en février 2018.

Plus généralement, cela pose la question des politiques publiques de lutte contre la pauvreté, contre les discriminations et celle de l'égalité des chances, notamment dans le domaine de l'éducation et dans les quartiers prioritaires.

Madame la Présidente, mesdames et messieurs les députés, en guise de conclusion, je souhaiterais évoquer la dimension internationale et le rôle de l'Europe dans la construction d'une politique migratoire qui à la fois protège et réponde au marché du travail, intègre et reste exigeante sur la maîtrise de la langue, ainsi que sur l'adoption des normes et valeurs des sociétés d'accueil. C'est une politique migratoire pragmatique et inclusive. Sur les trois questions que j'ai abordées, comme d'ailleurs sur celle de l'asile, la France a besoin de l'Europe, et réciproquement.

Aujourd'hui, les discussions sont bloquées sur le « règlement Dublin », comme sur la « carte bleue » européenne, laissant sans réponse concrète les questions des migrations secondaires et du déficit d'attractivité de l'Europe. Les projets pilotes européens sur la migration légale, comme le programme européen de réinstallation, sont notoirement sous-dimensionnés, ce qui pose la question des voies légales d'accès. La lutte contre l'emploi illégal d'étrangers est cantonnée implicitement à la mobilité des travailleurs au sein de l'Union européenne. Les accords négociés par l'Union avec les pays d'origine occultent la question des migrations légales, parce que cela reste une question négociée ayant trait aux prérogatives des États, bridant par là même la valeur ajoutée de l'échelon européen.

La démarche européenne en matière de migration clopine. Certains diraient même qu'elle évolue sur une seule jambe, notamment parce qu'elle a oublié l'un de ses principes fondateurs : la nécessité d'une approche globale pour laquelle la diversité des États membres devient une force, plutôt qu'une faiblesse. J'espère que le prochain débat au Parlement permettra d'éclairer ces questions et de tisser les contours d'une approche renouvelée, fondée sur une coopération internationale renforcée.

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