Intervention de Aurélien Pradié

Réunion du mercredi 2 octobre 2019 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAurélien Pradié, rapporteur :

Madame la présidente, mes chers collègues, certains sujets nous engagent. Ils nous engagent à agir et à prendre la mesure de l'urgence sociétale et vitale qui leur est attachée. Ils nous engagent à ne plus attendre et à dépasser nos différences, nos tactiques partisanes. Ils nous engagent à être à la hauteur de la mission qui nous a été confiée par nos concitoyens. Les violences faites aux femmes, les violences conjugales, les violences envers les enfants commandent que nous agissions.

Depuis le début de cette année, cent onze femmes sont mortes assassinées dans des conditions d'extrême violence. Chacune de ces morts nous est insupportable.

Dire que rien n'a été fait depuis dix ans pour protéger ces femmes serait mentir. En dix ans, plusieurs lois ont été votées. En dix ans, la parole s'est libérée et la prise de conscience de la société tout entière a progressé. En dix ans, des directives ont été données, notamment aux autorités de police ou de justice, pour mieux faire. Toutefois dire que tout a été fait, que la puissance publique se donne tous les moyens pour inverser cette courbe funeste, ce serait ignorer la sombre réalité.

Cent onze : ce chiffre noir doit nous obséder et nous pousser à faire plus, plus fort, plus vite.

Les faiblesses, les failles, les manques de nos organisations, nous les connaissons. À quelques nuances près, tous les acteurs s'accordent sur le constat et sur les solutions à apporter.

Peut-on faire plus ? Oui, bien sûr ! Des pays voisins ont déjà agi, prenant une avance considérable et obtenant des résultats tangibles. En Espagne, deux lois majeures, en 2005 puis en 2009, ont changé les choses. Grâce à la création d'instances spécialisées et la généralisation du bracelet anti-rapprochement, le nombre de femmes mortes sous les coups de leur conjoint est passé de 77 en 2017 à 47 en 2018 et 44 en 2019.

Ne pas trembler pour renforcer les moyens juridiques et judiciaires, ne pas trembler pour voter la loi, ne pas trembler pour imposer des sanctions, ne pas trembler pour que la peur change de camp, voici notre responsabilité collective. Ne pas trembler non plus pour dégager des moyens budgétaires. Plusieurs amendements de nos collègues appelleront légitimement notre attention sur cet enjeu capital. Les crédits budgétaires actuels ne sont en effet pas encore à la hauteur du défi : il faut le dire car c'est la vérité. Aujourd'hui, nous examinons une proposition de loi ; demain, nous voterons la loi de finances. Il faudra que nous y retrouvions le même volontarisme politique.

Pour agir, il faut aussi être capables de nous rassembler : se sentir collectivement responsables, faire cause commune, unir nos forces pour bâtir ensemble une loi à même de changer les choses.

Un détail ne vous aura certainement pas échappé : je ne suis pas un député de la majorité. Ce texte ne vient ni du Gouvernement, ni de la majorité. Que les plus interrogatifs se rassurent : je n'ai pas vocation à devenir député de la majorité, je pratique assez peu le compromis, vous l'aurez sans doute remarqué. J'ai un profond respect pour les convictions de chacun et je n'entends pas effacer nos différences. La confrontation politique relève à mes yeux de la salubrité démocratique mais, comme beaucoup d'entre vous, je crois aussi aux grandes causes, celles qui laissent les plus fragiles exposés au danger, celles qui minent notre société et qui disent beaucoup des tourments de notre époque. Ces causes, parce qu'elles nous dépassent, peuvent nous rassembler. Ces combats n'ont pas de couleur politique. Cent onze femmes sont mortes depuis le début de l'année sous les coups de leur compagnon. Nous avons donc cent onze raisons essentielles d'unir nos forces loin de tout sectarisme.

Le 16 septembre dernier, le Premier ministre a engagé la procédure accélérée sur ce texte en application de l'article 45 de la Constitution. Depuis trois semaines, nous multiplions les auditions et les contacts directs avec les représentants de tous les groupes de notre assemblée. Je salue ici l'état d'esprit responsable avec lequel cette proposition de loi est abordée sur tous les bancs. Elle ne réglera pas tout mais elle peut marquer un grand pas.

Pour avancer, je vous propose de nous fixer deux règles : d'une part, être à l'écoute les uns des autres et apporter des contributions utiles pour nourrir le texte ; d'autre part, faire preuve d'une réelle ambition. Il s'agit non pas de voter un texte pour le plaisir d'en voter un, mais d'être courageux et déterminé. Les objectifs de cette proposition de loi ne doivent pas être revus à la baisse. Si tel était le cas, ce ne serait pas un problème pour moi ou pour le groupe Les Républicains ; ce serait un problème pour les acteurs de terrain, pour ces femmes qui, chaque jour, chaque heure, risquent leur vie et appellent à l'aide.

De la délivrance de l'ordonnance de protection en passant par l'enjeu majeur que constitue la prise en compte des enfants et du logement jusqu'à la généralisation du bracelet anti-rapprochement, nous devons progresser. Ce sera aussi ma mission, en tant que rapporteur, de maintenir un haut degré d'ambition.

La main du législateur ne doit pas trembler comme cela a pu arriver. Ce fut le cas pour le bracelet anti-rapprochement : une expérimentation a été proposée en 2010 dans trois départements mais n'a été suivie d'aucune mise en oeuvre concrète ; les dispositions d'une loi de 2017 n'ont jamais été appliquées. Ce fut le cas aussi pour le délai de délivrance des ordonnances de protection : les parlementaires, avançant, en 2010 comme en 2014, diverses justifications juridiques, ont beaucoup hésité à fixer un délai strict, ce qui a introduit une faille majeure dans notre dispositif.

Ces deux cas doivent nous servir de leçon. Aujourd'hui, il ne nous faudra pas hésiter. Faire à moitié reviendrait à ne rien faire. Or, nous ne pouvons pas ne rien faire.

Notre proposition de loi prend en compte plusieurs leviers d'action, à commencer par l'ordonnance de protection, qui constitue le volet civil de notre texte. Cet outil joue un rôle stratégique de rempart contre le danger immédiat : il permet de protéger les enfants, d'écarter le conjoint, de lui retirer ses armes. Il comporte toutefois plusieurs lacunes et nous voulons le consolider pour en faire un véritable bouclier préventif pour la victime. L'ordonnance de protection mélange des mesures civiles à des mesures pénales. Le législateur de 2010 l'a inscrite dans la procédure civile. C'est un choix qui peut se discuter mais que nous devons respecter. J'ai souhaité écrire noir sur blanc que la victime ne pouvait être contrainte de déposer plainte pour demander une ordonnance de protection. Pour une femme victime de violences, déposer plainte n'est pas toujours le cheminement premier. La loi doit la protéger sans la brusquer et sans risquer de la mettre davantage en danger. Aujourd'hui, alors que la loi n'exige pas le dépôt d'une plainte, c'est un préalable imposé dans de nombreux départements. Toutes les juridictions de notre pays doivent appliquer les mêmes règles. Afin de renforcer le lien entre le civil et le pénal, notre proposition rend systématique la transmission du dossier au procureur, dès l'ordonnance de protection. Ce sera une avancée bien réelle car aujourd'hui, la loi l'exige seulement lorsque le sort des enfants est en jeu.

La grande question est aussi celle du délai dans lequel une ordonnance de protection est délivrée. Compte tenu de l'urgence attachée à chacune de ces situations, tout retard comporte un risque majeur. Dans ces circonstances, c'est en jours et non en semaines que l'on doit compter. En 2014, le législateur s'était ému du délai moyen de vingt-cinq jours qui prévalait alors et il avait inscrit dans la loi que le juge devait agir « dans les meilleurs délais ». Nous sommes en 2019 et le délai moyen est désormais d'un mois et demi, ce qui est inacceptable. Je vous propose d'instaurer un délai de six jours, cohérent avec la situation et les autres formes de référés de notre droit. Nous imposons aux juges administratifs de statuer sur les rétentions administratives en quelques jours, aux juges des libertés et de la détention d'agir en quelques dizaines d'heures, et c'est en trois ou quatre jours que le juge des référés peut se prononcer en droit commercial. Nous pouvons bien demander aux juges de tenir les mêmes délais quand des vies sont en jeu. Les dossiers doivent constituer des urgences pour tous les juges aux affaires familiales (JAF) de France. Nous y reviendrons en détail mais j'insiste ici sur le fait qu'il est capital d'agir en ce sens.

Par amendement, je vous proposerai aussi d'élargir le champ de l'ordonnance de protection.

Notre objectif est de priver plus systématiquement les individus violents des armes qu'ils détiennent. Il faut savoir que dans 30 % des cas où l'interdiction est demandée, ils conservent leur arme, ce qui est une folie.

Par ailleurs, en matière de droit de visite, nous faisons de la médiatisation la règle et des autres modalités l'exception afin de mieux protéger les enfants. Le père violent envers la mère n'est pas un bon père. S'il y a un domaine où le principe de précaution doit s'appliquer, c'est bien celui des relations avec les enfants. Plusieurs amendements de la majorité et de l'opposition proposent d'instaurer la possibilité pour le juge de prononcer une interdiction de paraître au-delà de l'interdiction de contact qui prévaut actuellement. Aujourd'hui, les auteurs de violences peuvent guetter leur victime au pied de son immeuble ou à proximité de l'école des enfants sans être inquiétés, en l'absence de contact direct. Il faut que cela cesse.

J'avais proposé un amendement complémentaire permettant aux JAF d'orienter les auteurs de violences vers des soins et des traitements psychologiques. Tout comme d'autres amendements similaires, il a été déclaré irrecevable au titre de l'article 40 de la Constitution et je le regrette. L'enjeu est pourtant essentiel. Tous les acteurs nous disent combien les premiers jours sont stratégiques pour éviter la récidive. Il faut traiter les auteurs de violences pour mieux protéger les victimes. Je proposerai donc aux différents signataires des amendements que nous travaillions ensemble à une nouvelle rédaction en vue de la séance publique.

Le deuxième dispositif de notre proposition de loi fera le pont entre la protection civile de la victime et la sanction pénale de l'auteur. Il s'agit du fameux bracelet anti-rapprochement, un outil qui fonctionne. Voyons l'Espagne : aucun décès en dix ans pour les femmes protégées par ce système. Nous vous proposons qu'il soit mis en place dès l'ordonnance de protection, de manière préventive, ce qui constitue une vraie révolution. Je sais qu'il existe des difficultés d'ordre constitutionnel : le consentement de l'auteur des violences doit être requis. Même si j'estime que le Conseil constitutionnel saurait adapter son approche à l'évolution de notre société, je ne souhaite pas introduire dans ce texte une fragilité juridique majeure. Le Gouvernement et la majorité ont proposé un amendement pour que le consentement de l'auteur des violences soit pris en compte. J'y suis favorable mais je souhaite qu'il soit accompagné d'une garantie indispensable. Par sous-amendement, je vous proposerai d'associer le procureur de la République afin qu'en cas de refus, le bracelet puisse être ordonné pénalement avec toutes les conséquences coercitives que cela implique. On ne peut accepter que le bracelet anti-rapprochement soit une option laissée au bon vouloir de celui que l'on sait éminemment dangereux. Consentement, oui, mais aussi contrainte forte pour des individus dont les agissements sont autant de risques de mort pour les femmes.

Notre proposition permettra au juge pénal d'imposer le bracelet anti-rapprochement en pré-sentenciel, au moment de la condamnation et dans l'aménagement de la peine. Cela ne soulève pas de problème constitutionnel. Je sais que le Gouvernement et le groupe majoritaire comptent modifier le dispositif pour des raisons de technique juridique. Je soutiendrai leur initiative qui va dans le même sens que le texte et qui en clarifie la rédaction.

Notre proposition de loi comprend aussi des dispositions relatives au téléphone grave danger (TGD). Ce terminal confié par le procureur de la République à une personne en danger fonctionne bien. Mais nous avons constaté que les règles et modalités d'attribution ne sont pas les mêmes selon les territoires. C'est la raison pour laquelle nous proposons de rappeler clairement que le TGD peut être attribué sans obstacle et par tous moyens. Les associations continueront à être des intermédiaires mais les victimes et leurs avocats pourront aussi formuler une demande directement. Nous savons tous que des téléphones dorment dans des placards. En faciliter l'accès est un impératif. C'est le sens de l'un de mes amendements qui clarifiera la rédaction de la proposition de loi.

L'article 6 constitue lui aussi une nouveauté. Il permettra au juge de l'application des peines de supprimer la réduction de peine dont peuvent bénéficier les auteurs de violences condamnés dès lors qu'ils n'auront pas respecté leurs obligations de soins. Nous leur appliquerons désormais les règles les plus dures de notre droit pénal.

Enfin, la proposition de loi permettra d'avancer sur la question de l'hébergement des femmes victimes de violences et de leurs enfants. Quand une femme prend la décision de quitter son bourreau, c'est souvent en laissant tous ses biens derrière elle. Dans une majorité des cas, sa précarité a été organisée par son compagnon. Les témoignages de femmes indiquant ne pas avoir quitté leur domicile pour ne pas faire subir cette précarité du logement à leurs enfants sont nombreux, trop nombreux. La peur doit changer de camp, la précarité aussi, disons-le clairement. Les possibilités de relogement sont souvent délicates pour ces femmes. Les associations font un travail formidable mais là encore, on ne peut pas échapper à la question des moyens. Nous proposons donc d'abord de renforcer le principe selon lequel c'est à l'auteur des violences de partir et à la femme et ses enfants de rester dans le logement si elle le souhaite, ce qui n'est pas toujours le cas.

Nous proposons de nous appuyer sur la loi actuelle en offrant au juge la possibilité de mettre à la charge des auteurs de violences les frais liés à la location ou à la propriété du domicile conjugal. Aujourd'hui, ce sont ces femmes qui subissent la précarité ; demain, ce seront leurs compagnons violents qui la subiront. Je n'ai aucun scrupule à demander à ces derniers de prendre en charge ces frais. Cela évitera aux femmes d'être poursuivies pour des loyers impayés qu'elles ne sont pas en mesure d'acquitter. J'appelle aussi votre attention sur le fait que tous les compagnons violents ne sont pas sans revenus, certains vivent même très confortablement. Ils assumeront ces charges et s'ils sont insolvables, ils seront tenus pour responsables des dettes du logement, devront s'expliquer devant les huissiers et constituer des dossiers de surendettement : tout ce que les femmes doivent faire aujourd'hui. Ce principe du « violent payeur » ne me pose aucun problème intellectuel. Pour répondre aux cas, fréquents, où les femmes souhaitent quitter le logement, l'article 7 propose d'expérimenter un nouveau dispositif spécifique qui couvre la caution et les premiers mois de loyer : cela leur permettra d'entrer dans le parc privé au lieu de se limiter aux foyers. Les sommes en jeu ne sont pas considérables et si le Gouvernement veut bien nous aider, avec Action Logement, je suis sûr que nous pourrons avancer. Le cadre est celui de l'expérimentation, ce qui laisse une certaine latitude.

Enfin, la proposition de loi demande un rapport d'expertise pour le développement d'une application numérique à destination des femmes victimes de violences. Ce sera un secours appréciable pour elles de savoir en quelques minutes où chercher de l'aide, où solliciter un avocat spécialisé, où trouver un commissariat, une unité médico-judiciaire (UMJ) et comment recueillir des preuves pour agir en justice.

Mes chers collègues, voilà l'architecture à partir de laquelle nous allons pouvoir nous mettre collectivement au travail. À chaque fois que nous hésiterons, à chaque fois que nous manifesterons une prudence peut-être excessive, rappelons-nous ce chiffre : cent onze ! Je ne doute pas qu'il nous donnera la force de décider et donc d'agir ensemble.

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