Intervention de Nicole Belloubet

Séance en hémicycle du jeudi 10 octobre 2019 à 21h30
Violences au sein des couples et incidences sur les enfants — Discussion d'une proposition de loi

Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice :

Je tiens tout d'abord, madame Boyer, à saluer votre investissement et votre foi dans la proposition que vous défendez, qui transparaissent dans vos mots. C'est un sujet sensible et important, et je connais votre volonté de faire avancer le droit des enfants victimes et témoins de violences commises au sein de la famille. Je sais aussi, pour l'avoir constaté dans des occasions diverses, à quel point vous êtes attachée à la protection des femmes victimes de violences.

Néanmoins, avec tout le respect que je dois au travail que vous avez accompli, je souhaitais vous faire part des quelques réserves que peuvent susciter vos propositions, lesquelles risqueraient, si elles étaient adoptées en l'état, de ne pas atteindre l'objectif poursuivi, au plan civil comme au plan pénal.

Les dispositions de nature pénale figurant dans votre proposition ne semblent pas toujours nécessaires au regard de notre droit positif. J'en donnerai ici deux exemples.

Premièrement, la précision que les violences en cause peuvent être « économiques » ne me semble pas utile. Certes l'article 3 de la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique du 7 avril 2011, dite « convention d'Istanbul », dispose que l'expression « violence à l'égard des femmes [… ] désigne tous les actes de violences [… ] qui entraînent [… ] des dommages ou souffrances de nature [y compris] économique ». Il me semble cependant que cela n'impose en rien de modifier notre droit. De tels faits tombent en effet déjà soit sous le coup des infractions de violences, dont l'article 222-14-3 du code pénal précise qu'elles sont réprimées « quelle que soit leur nature », soit sous le coup de délits plus spécifiques. La précarité de la situation économique d'une victime constitue ainsi une circonstance aggravante des infractions sexuelles, en application des articles 222-24, 222-29 et 222-33 du code pénal. Par ailleurs, en application de l'article 311-12 de ce même code, les délits de vols et d'extorsion peuvent s'appliquer entre époux lorsque les actes portent sur des documents indispensables à la vie quotidienne de la victime, comme une carte de paiement, et donc lorsque ces faits entravent l'autonomie économique de la femme. L'immunité familiale traditionnelle dans cette hypothèse cesse alors de jouer. C'est pour ces raisons – dont je vous prie d'excuser le caractère excessivement technique – qu'il me semble inutile de préciser la notion de « violence économique ».

Deuxièmement, la version initiale de votre proposition de loi évoquait le fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes au travers de dispositions qui ont été supprimées en commission. Votre idée d'y inscrire tous les auteurs de violences conjugales ne me semblait pas non plus nécessaire, même si je comprends parfaitement la logique qui était la vôtre.

Voilà ce que je souhaitais dire des dispositions de nature pénale.

J'en viens aux dispositions de nature civile, à l'égard desquelles j'ai aussi quelques réserves.

Il en est ainsi de votre souhait d'énumérer les violences conjugales. Là encore, je comprends votre objectif : vous souhaiteriez voir clairement indiqué qu'il s'agit de violences physiques, psychologiques, sexuelles et économiques. Or je crains qu'une telle liste ait finalement pour effet de restreindre l'usage de la notion de violence tel qu'il a été construit par la jurisprudence, alors qu'il est désormais admis, en droit civil, que le terme « violence » s'applique aux violences de toute nature. La preuve en est que 40 % des décisions d'ordonnance de protection font état de violences psychologiques.

Dans un autre domaine – vous avez souligné que c'était le point principal de votre proposition – , vous proposez de travailler la question de l'autorité parentale. Vous préconisez de rendre obligatoire le retrait de l'autorité parentale en cas de crime commis par un parent sur son enfant ou sur l'autre parent. Cela revient à faire du retrait de l'autorité parentale une peine accessoire de plein droit, découlant automatiquement et implicitement de la condamnation à un crime ou à un délit déterminé. C'est d'ailleurs l'objectif que vous recherchez puisque vous précisez que « la juridiction peut décider de ne pas prononcer cette peine, si l'intérêt de l'enfant le justifie expressément ».

Pourtant, les décisions de justice relatives à l'autorité parentale ou à son exercice ne constituent pas des peines au sens pénal du terme et, à mon sens, elles ne doivent pas le devenir, car il ne s'agit pas de sanctions, dans la mesure où le juge, lorsqu'il statue sur l'autorité parentale, ne cherche pas à punir le parent qui a commis un crime ou un délit, mais à protéger l'enfant. C'est bien le seul intérêt supérieur de l'enfant qui doit motiver la décision du juge lorsqu'il statue sur l'autorité parentale. Ce motif donne tout à la fois sa raison d'être et sa force juridique et symbolique à cette décision.

Or, telles qu'elles sont rédigées, les dispositions que vous proposez me semblent venir inverser ce principe et, d'une certaine manière, déstructurer la logique de la décision du juge. Vous souhaitez que celui-ci prononce le retrait de l'autorité parentale à titre de sanction, puisque vous employez le mot « peine ». Ces propositions aboutissent, d'une certaine manière, à une forme de minoration de la prise en compte de l'intérêt de l'enfant. Je suis sûre que telle n'est pas votre intention, puisque, comme vous l'avez dit à plusieurs reprises, vous souhaitez que soit reconnue la qualité de l'enfant victime.

Au surplus, une telle modification législative risquerait de nous exposer à une condamnation de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt du 14 octobre 2008, la CEDH a en effet considéré que violait la convention européenne des droits de l'Homme « le prononcé automatique d'une privation de l'autorité parentale, en cas de condamnation pénale, sans contrôle du type d'infraction et sans appréciation de l'intérêt de l'enfant ».

Parce que le juge intervient en considération de l'intérêt de l'enfant, au vu d'un contexte familial singulier et d'une situation parentale particulière, ses décisions peuvent certes être perçues comme des sanctions, mais elles doivent d'abord constituer des outils de protection et des leviers de reconstruction des enfants et de leurs parents. Le juge civil, plus que le juge pénal, doit envisager l'enfant dans son histoire, malgré celle de ses parents, afin de lui permettre de dessiner un avenir.

Au-delà de ces observations techniques, qui touchent plutôt à l'écriture de votre texte qu'à l'objectif que vous poursuivez, je rappellerai qu'à la suite du Grenelle des violences conjugales, des travaux ont été engagés sur de nombreux fronts en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. La question de la protection de l'enfant, emporté dans la tourmente des violences subies par l'un de ses parents, fait l'objet d'une réflexion approfondie dans plusieurs enceintes : d'une part, dans le groupe de travail justice que j'ai lancé le 17 septembre dernier, piloté par les services de la chancellerie, d'autre part dans le groupe de travail protection de l'enfance, animé par mon collègue Adrien Taquet. Je crois que la protection de l'enfant est un sujet trop grave, et trop sensible juridiquement, pour que nous le traitions à chaud, en quelque sorte. Elle mérite une analyse approfondie, globale, impliquant tous les professionnels concernés, afin de proposer des mesures complètes, réfléchies et dûment documentées juridiquement, pour mieux protéger les enfants. Il me paraît indispensable d'attendre la synthèse des travaux en cours avant d'examiner les évolutions législatives qui pourraient en découler.

Vous l'aurez compris, madame la rapporteure, le Gouvernement ne sera pas favorable à votre proposition de loi…

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