Intervention de Henri Poupart-Lafarge

Réunion du mercredi 9 octobre 2019 à 17h05
Commission des affaires européennes

Henri Poupart-Lafarge, PDG d'Alstom :

Il y a deux volets dans votre question : les enjeux posés à notre secteur par la mondialisation de l'économie, et les modalités éventuelles de réforme du droit de la concurrence.

Alstom est un leader français dont les activités s'étendent à toute la gamme de produits ferroviaires : tramway, TGV, matériels roulants, signalisation, infrastructures, nouvelles lignes… Malgré les bons résultats d'Alstom, nous pensons que le marché ferroviaire se caractérise par une concurrence très vive, à la fois interne et extérieure à l'Europe, en raison de l'émergence de nouveaux acteurs – notamment CRRC – qui, par leur taille et par le soutien étatique dont ils bénéficient, représentent une forte menace concurrentielle. C'est pourquoi, avec Siemens, nous avons souhaité apporter à nos entreprises une taille critique pour innover et pour faire concurrence à ces nouveaux entrants.

Cela faisait vingt ans que la Commission européenne n'avait pas étudié de dossiers dans le domaine du ferroviaire. Nous avons dû faire notre propre analyse, qui s'est révélée sur certains points différente de celle de la Commission. C'est pourquoi, en l'absence de jurisprudence récente, sa décision n'était pas aussi prédictible qu'on l'a dit ensuite.

Ce n'est pas le droit européen de la concurrence en tant que tel qui est en cause : la Commission aurait très bien pu, en appliquant les mêmes textes, prendre une décision différente. Nous avons commis une erreur en ayant recours à la notion de « champions européens » : cela a immédiatement braqué la Commission, plutôt défavorable par principe à cette idée. C'est pourquoi j'ai parlé dans la presse de « préjugés idéologiques ».

Je vais à présent analyser le raisonnement de la Commission. La Commission a découpé le marché ferroviaire en petites tranches, ce qui augmentait les risques de trouver des difficultés. Elle en est venue à isoler la tranche « très haute vitesse » (vitesse supérieure à 300 kmh) : cette tranche représente moins de 5 % du chiffre d'affaires d'Alstom et de Siemens, soit au maximum un appel d'offres par an (ce qui réduit la pertinence statistique de ces chiffres). La Commission a ensuite exclu du champ de son analyse les marchés « fermés », c'est-à-dire les marchés auxquels les Européens n'ont pas accès. Ce raisonnement est curieux : il eût été plus pertinent de se demander si les entreprises venant de ces États (Chine, Japon, Corée…) avaient, ou non, accès au marché européen. Par exemple, la Commission n'a pas pris en compte les activités japonaises d'Hitachi alors même que cette entreprise est présente en Europe et que ces activités lui permettent d'investir et d'amortir ses charges. C'est donc un peu la double peine pour nous : non seulement certains marchés sont fermés, mais en plus les activités qui y ont lieu échappent délibérément à l'analyse de la Commission.

Une fois qu'elle a identifié le marché « pertinent », la Commission s'intéresse à ce qui s'est produit dans le passé, avec le postulat suivant : l'avenir n'est que la reproduction du passé. Puisque CRCC n'a pas gagné de contrats par le passé, il n'en gagnera pas non plus à l'avenir… En réalité, le marché est dynamique et les acteurs peuvent passer facilement d'un segment à l'autre : par exemple, en Suisse, Stadler qui est un acteur historique des trains régionaux a remporté des contrats sur la très grande vitesse. De même, Hitachi est sorti du Japon – la Commission aurait-elle pu le prévoir ? En fait, en refusant de prendre en considération autre chose que les chiffres, la Commission se condamne à fonder toutes ses analyses sur le passé. Mais il suffirait par exemple que le contrat HS2 soit remporté par un autre acteur qu'Alstom ou Siemens – nous verrons – pour que toutes ses analyses s'effondrent.

Après cette analyse quantitative, la Commission interroge les acteurs du marché, c'est-à-dire les concurrents et les clients. Là encore, l'analyse est biaisée : elle apporte davantage de crédit aux discours de nos concurrents qu'aux nôtres ; et, naturellement, nos concurrents répondent généralement dans un sens qui ne nous est pas favorable. Quant aux clients, quand leurs avis ne sont pas assez « négatifs », la Commission les soupçonne d'être influencés par Alstom ; elle n'écoutait même plus les clients français, victimes d'une suspicion généralisée ; en revanche, elle-même ne se privait pas d'orienter les réponses des clients dans le sens qu'elle avait souhaité.

J'ai entendu la Commission dire que les clients ne savaient pas de quoi ils parlaient. Il n'y a pas de procédure contradictoire, car personne n'a accès à la position des clients et du marché. Lorsque nous demandons ces informations, nous n'obtenons que quelques extraits, au motif qu'il faut préserver leur confidentialité. J'ajoute que la Commission a beaucoup plus reçu nos concurrents que nous.

La Commission exige ensuite que l'on apporte des remèdes. En l'occurrence, il convenait de vendre quelque chose pour diminuer la part d'Alstom et Siemens sur le marché. Or, non seulement le marché de la très grande vitesse est petit, mais les autres acteurs considèrent maîtriser déjà la technologie. En outre, les TGV, par exemple, sont faits dans au moins dix sites différents, ce qui rend le découpage compliqué. Le dialogue avec la Commission a donc pris un tour absurde. Nous avons dû convaincre d'autres acteurs d'acheter une technologie qu'ils maîtrisaient déjà, ou qu'ils n'étaient pas désireux d'obtenir, car elle ne concerne qu'un appel d'offres par an. Nous étions donc face à une impasse, et la Commission a interdit le deal, faute de remèdes.

Quelles sont les conséquences de la logique de la Commission européenne ? D'abord, elle conduit à l'éclatement de l'industrie européenne. La politique de la Commission agit comme une épée de Damoclès, ce qui entraîne des comportements d'autocensure chez les industriels. En conséquence, l'industrie européenne est beaucoup plus fragmentée et beaucoup moins rentable que l'industrie asiatique, par exemple. Pour la Commission, la fragmentation favorise l'innovation. Or il faut une taille critique pour générer un chiffre d'affaires et investir. Obnubilée par la crainte de voir l'émergence, après la fusion d'Alstom et de Siemens, d'un groupe deux fois plus gros que le troisième acteur européen, elle a occulté le fait qu'il n'aurait représenté que le cinquième de CRRC.

La DG COMP n'a pas de contre-pouvoirs, y compris au sein de la Commission, et les entreprises sont entièrement entre ses mains. Elle prend ses décisions toute seule, sans même respecter le principe de collégialité. Échaudée par un pré-dialogue au sein de la Commission au cours duquel le bien-fondé de sa position avait été quelque peu remis en question, la DG COMP a pris sa décision par écrit, pour éviter toute forme de dialogue.

Quelles peuvent être les pistes d'amélioration ?

Premièrement, l'analyse du marché des grandes infrastructures doit se faire au niveau mondial. Doit-on attendre, comme pour le secteur des télécommunications, que les concurrents chinois pénètrent le marché européen pour admettre qu'ils peuvent le faire ? À ce titre, il est significatif que CRRC soit en train d'acheter Vossloh Locomotives et soit en dialogue très avancé avec Talgo, qui est un acteur de la très grande vitesse. Or, compte tenu du faible nombre d'appels d'offres sur ce marché, CRRC peut grandir de façon très rapide en Europe. Aux États-Unis, le groupe a acquis quasiment 100 % du marché du métro en deux ans, en remportant successivement les marchés de Boston, de Philadelphie, de Chicago et de Los Angeles. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe de regarder les concurrents entrer sur le marché européen.

Deuxièmement, la Commission doit se doter d'une vision d'avenir : se fonder sur l'analyse des dix dernières années n'est pas représentatif de l'avenir.

Troisièmement, elle doit se doter de procédures contradictoires. Les mêmes équipes ne peuvent pas expertiser, instruire le dossier, juger et décider. Plus encore, il est regrettable que les mêmes équipes soient chargées de poursuivre les entreprises pour cartel : cela contribue au climat de défiance et de suspicion. Toutes les entreprises sont considérées comme des cartels potentiels.

Quatrièmement, la Commission doit avoir une vision plus claire sur les remèdes. Aujourd'hui, elle dit ce qu'elle ne veut pas, mais ne dit pas ce qu'elle veut. Elle ne fait aucune proposition, si bien qu'elle joue avec les entreprises au jeu stupide du chat et de la souris : nous devons deviner ce que la Commission voudrait.

Cinquièmement, la Commission devrait renforcer son expertise sectorielle. On ne peut pas examiner un dossier industriel sans experts de l'industrie. Or les équipes sont majoritairement composées de juristes, qui disposent de connaissances transversales mais ne connaissent pas le secteur ferroviaire. Certains nous ont même avoué qu'ils étaient heureux de découvrir un nouveau secteur. Comment peuvent-ils, en deux mois, décider que le marché du train à très grande vitesse, au-delà de 300 kilomètres par heure, est distinct de celui du train roulant entre 250 et 300 kilomètres par heure ? Cette décision mérite évidemment d'être analysée de façon approfondie par des experts, notamment au regard des différentes technologies utilisées.

Sixièmement, s'agissant du droit de la concurrence, il est choquant que l'Europe n'ait pas son mot à dire sur des concentrations qui ont lieu en-dehors de l'Europe. Je rappelle que la compagnie chinoise CRRC provient de la fusion de deux compagnies chacune plus grosses que Siemens ou Alstom. La Commission n'a évidemment pas eu à se prononcer sur cette fusion. Cependant, CRRC forme désormais un groupe qui concurrence fortement Alstom et Siemens à l'extérieur de l'Europe. Or l'achat de Vossloh Locomotives par CRRC ne conduit pas à l'ouverture d'une enquête par la Commission, car c'est un petit achat.

Enfin, s'agissant de la politique commerciale, l'objectif devrait être l'établissement de règles les plus équitables, les plus équilibrées et les plus ouvertes possibles. Ce n'est évidemment pas le cas. Je pense notamment aux marchés publics chinois, japonais ou coréens. Les régulations, les financements, les subventions et les aides à l'innovation diffèrent fortement. À ce titre, je salue le lancement par la Commission du programme Shift2Rail, tout en m'inquiétant des perspectives budgétaires européennes pour l'innovation. Nous invitons la Commission à poursuivre, avec le programme Shift2Rail 2, la politique engagée il y a quelques années.

Pour conclure, je tiens à dire que l'alpha et l'oméga de la politique de la concurrence ne peut être la défense idéologique d'un consommateur, qui n'est d'ailleurs pas interrogé. Il faut instaurer des contre-pouvoirs en Europe et prendre en compte l'intérêt de tous les Européens, y compris celui de ses acteurs industriels. Il ne faut pas laisser tout le pouvoir de décision à une direction générale enfermée dans une vision idéologique exclusivement tournée vers le consommateur, qui ne pourrait être défendu qu'au prix d'une grande fragmentation du paysage industriel. Je répète que l'industrie ferroviaire européenne est constituée de dix à douze acteurs européens : il n'y a donc pas de risques de concentration.

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