Intervention de Général François Lecointre

Réunion du mercredi 6 novembre 2019 à 16h40
Commission des affaires étrangères

Général François Lecointre :

C'est que le temps me manque pour cela.

La France est contre le principe de sociétés militaire privées (SMP). La seule fois où nous nous sommes posé la question – et y avons répondu de façon satisfaisante – c'est sur la protection des navires civils, notamment contre les attaques de pirates au large des côtes somaliennes. Hormis cela, nous y recourons très peu, mais tous nos alliés y recourent. Je n'ai pas les chiffres, mais la part de capacité militaire américaine de protection de leurs bases en Irak reposant sur des SMP est considérable : ils constituent le tiers, sinon la moitié, de leurs effectifs ; ce sont évidemment d'anciens militaires. On se heurte aussi à des SMP russes, notamment au célèbre groupe Wagner, en Centrafrique, en Libye, dans la bande sahélo-saharienne, ainsi qu'au Levant et en Syrie.

Que font les Russes avec ces gens, et que faisons-nous vis-à-vis des Russes ? Les Russes arrivent en Centrafrique, pays dont la France ne tire aucun avantage et où elle n'a aucun intérêt. L'investissement de la France en Afrique et en Centrafrique en particulier est un investissement vertueux et qui n'attend pas de retour, un investissement humanitaire – et l'injonction d'humanité me paraît être une cause parfaitement recevable d'engagement des armées françaises. Donc, si les Russes veulent venir aider ces pays à s'extraire de leur marasme, pourquoi pas ? C'est l'attitude que nous avons adoptée quand ils sont arrivés en Centrafrique, mais il est arrivé ce qui devait arriver : ils ont commencé par se considérer comme nos concurrents et se sont lancés sur certains réseaux dans des actions extrêmement virulentes contre la France dans la guerre des perceptions. Les Russes venaient avec l'espoir de tirer avantage des ressources minières centrafricaines ; mais les chiffres dont je dispose, qu'il s'agisse de kilos d'or, de diamants ou de capacité d'exploitation des ressources minières centrafricaines, montrent l'échec de leur tentative d'exportation de richesses importantes.

Aussi, comme le Président de la République l'a souhaité lors de son dernier discours devant les ambassadeurs, nous avons repris contact avec les Russes. J'ai appelé mon homologue, le général Guérassimov, pour lui dire : « Finissons-en, et faisons du cas centrafricain l'exemple de notre capacité à coopérer ». On en revient à la question de l'attitude à adopter à l'égard de la Russie et au fait que l'OTAN ne doit pas se laisser entraîner mécaniquement dans une opposition vaine qui poussera ce pays à une alliance de revers avec la Chine. Nous espérons entraîner les Russes dans un effort commun d'aide à nos alliés africains. Leur intervention en Libye est de nature différente. Ce qui fait la force des Russes, là comme en Syrie, c'est qu'ils choisissent un camp et s'engagent de façon partisane dans des guerres civiles en s'affranchissant d'un certain nombre de règles.

La création de forces spéciales européennes en Afrique renvoie à la doctrine de la tache d'huile, extensible et durable, qui a été théorisée par Lyautey et vise à sécuriser et à développer les zones conquises en y réinstallant l'ordre public et les pouvoirs civils et en n'étendant les conquêtes militaires qu'une fois ces zones pacifiées. C'est ce que nous essayons de faire au Mali depuis dix-huit mois. Nous avons proposé au Président de la République de marquer les efforts dans des zones différenciées, et dans un premier temps dans la zone du Liptako, en y concentrant l'action de la force Barkhane et en coordonnant l'action militaire contre les groupes armés terroristes qui s'y trouvent et la réinstallation des forces armées maliennes, accompagnées pour les faire remonter en puissance. L'attrition des capacités des groupes armés terroristes couplée au renforcement de l'armée malienne devrait conduire à un équilibre suffisant pour que les Maliens puissent traiter un ennemi à leur portée. Dans le même temps, nous encourageons le retour d'unités inclusives de l'État – préfets, juges, organismes de développement… – dans la zone. Cela fonctionne, jamais assez bien si l'on considère l'attaque qui a eu lieu contre la garnison d'In Delimane, mais il faut constance et persévérance. Nous coordonnons par ailleurs notre action avec l'AFD. L'Agence a des projets spécifiques de développement dans cette zone et nous avons obtenu que, au fil de l'avancée de la pacification que nous pouvons faire et du retour de l'État, elle facilite le retour d'une activité économique permettant de faire revenir la population et de la stabiliser.

Notre intention était de marquer cet effort dans le Liptako pendant un an et demi à deux ans avant de basculer dans la zone contiguë du Gourma. Mais, bien que l'amoindrissement des groupes armés terroristes et le renforcement de l'armée malienne soient encore insuffisants dans le Liptako, il nous semble aujourd'hui urgent d'aller dans le Gourma en laissant la main à une force d'accompagnement des forces armées maliennes composée de forces spéciales européennes. Nous allons donc créer une task force placée sous l'autorité du commandant de la force Barkhane, qui accompagnera et assistera l'armée malienne. Pourquoi une unité de forces spéciales ? Parce que nos Alliés, désengageant leurs propres forces spéciales d'Afghanistan, sont heureux de venir nous rejoindre dans des actions opérationnelles et d'aguerrir leurs forces au contact des forces spéciales françaises dont ils considèrent qu'elles ont un très haut niveau d'excellence ; c'est donc un facteur d'attractivité. D'autre part, c'est une opération périlleuse, parce cette force sera pour partie composée de troupes maliennes ni très bien équipées ni très bien formées et pour partie de forces européennes bien formées et bien équipées, ce qui ne mettra pas les Européens à l'abri d'une attaque puissante. Aujourd'hui, globalement, les Européens et la force Barkhane sont à l'abri d'une attaque, notre puissance dissuadant l'ennemi. Lorsque nous serons moins nombreux, le danger sera plus grand ; c'est l'autre raison pour laquelle nous prévoyons de commencer par déployer des forces spéciales.

De manière générale, l'évolution de notre stratégie au Mali, que je présenterai au Président de la République au cours d'un conseil de défense consacré à ce thème dans deux à trois semaines, doit nous permettre d'être plus en accompagnement des forces armées maliennes et moins en action directe. Cela nous permettra de répondre à la remarque selon laquelle les Français seraient une force d'occupation, ce qui encourage le sentiment anti-français. Nous entendons précisément faire valoir qu'il est de la responsabilité des Maliens d'aller au combat, et renforcer la perception que nous ne sommes là qu'en soutien. Nous ferons des efforts en ce sens. Il faut garder à l'esprit que plus je déploie des forces françaises en accompagnement, diluées au milieu de forces maliennes, plus j'augmente le danger que je fais courir à nos soldats.

Je rappelle au passage que la force Barkhane compte quelque 4 500 hommes. Mais 4 500 hommes, au Sahel, c'est dérisoire ! Une fois soustraits les éléments de logistique et de soutien, la capacité de protection de nos emprises, ainsi que les hommes qui étaient déjà en place au Tchad depuis une éternité – nous avons des forces stationnées au Tchad continûment depuis quarante ans, sans que l'on n'ait jamais dit que cette opération est une vraie coopération –, je me trouve avec 2 000 hommes au maximum, un volant de manoeuvre de la taille d'un régiment dans cet immense espace, ce qui est très peu. Ce que fait la France par son intervention dans le Sahel est un miracle d'efficience, il faut ne cesser de le répéter.

Je conclurai sur le moral des troupes engagées dans des opérations difficiles, dans des conditions elles-mêmes difficiles. Leur moral est bon parce que nos militaires font un métier qu'ils comprennent et pour lequel ils veulent être engagés, qu'ils ont le sens de l'effort et qu'ils acceptent les difficultés de ce métier. La ministre, revenant d'avoir visité le 3e régiment parachutiste d'infanterie de marine, était très surprise que les soldats se soient plaints de ne pas partir suffisamment en opérations extérieures. Cela ne me surprend pas : un soldat est là pour aller en opération, c'est le coeur de son métier. Mais à quoi tient réellement le moral des troupes, au-delà du fait qu'ils doivent être bien logés, bien nourris, bien habillés et aussi bien payés ?

Bien payés, ce n'est pas toujours le cas ; nous devons y être attentifs et toute occasion m'est bonne pour m'exprimer à ce sujet devant les parlementaires. Aujourd'hui, mon inquiétude sur le niveau de rémunération ne concerne pas tant les soldats ou les sous-officiers que les officiers, les officiers supérieurs en particulier. Il faut prendre garde au fait que si l'on maltraite nos colonels et nos jeunes généraux, on perdra la qualité d'encadrement militaire qui fait la grande qualité de nos armées. Quand on compare le traitement des officiers supérieurs et généraux et le traitement des hauts fonctionnaires civils de grades équivalents, on constate que les revenus des ménages militaires sont très inférieurs ; plus on monte en grade, plus c'est vrai. On constate aussi que le nombre très important de déménagements limite l'accès à la propriété, interdit la stabilité dans l'emploi des conjoints et limite leurs pensions de retraite, et l'on voit que les contraintes que supportent nos officiers supérieurs et généraux sont considérables. Il faut en être conscient, car dans un marché de l'emploi des cadres qui ne connaît pas le chômage, nous aurons du mal à garder nos colonels et nos généraux. Je considère que les armées doivent s'administrer, qu'elles ont besoin d'une haute administration militaire, d'un haut commandement militaire qui ne se résume pas à la simple compétence tactique qui s'exerce sur le terrain.

Les militaires doivent donc être bien payés et contents d'aller en opération mais, surtout, ils doivent comprendre pourquoi ils sont engagés et sentir que la Nation est derrière eux – c'est essentiel. On inaugurera ce 11 novembre le monument national aux morts pour la France en opérations extérieures, toutes générations confondues. « Une Nation, disait Ernest Renan, est une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore », ajoutant que « la souffrance en commun unit plus que la joie » et crée la conscience morale collective. C'est un des devoirs des armées d'inspirer cette conscience collective à la société française, de lui faire comprendre que lorsqu'elle dit à l'un de ses soldats « Tu dois aller mourir » ou, ce qui est pire, « Tu dois aller tuer en mon nom et je partage cette responsabilité avec toi », il doit sentir qu'il a derrière lui la Nation entière. Vous, parlementaires, vous préoccupez particulièrement des raisons pour lesquelles ce soldat doit aller tuer au risque de sa propre vie. De ce monument aux morts en opérations extérieures, j'attends qu'il fasse comprendre à nos concitoyens que, même s'ils pensent que la guerre est finie, une partie des enfants de la France, et parmi les meilleurs, continuent chaque jour à mettre en oeuvre la force délibérée au nom d'une certaine idée que nous nous faisons de nos valeurs, de notre avenir et de la conscience morale qui doit nous animer. Nous devons faire comprendre à nos concitoyens que l'Histoire est tragique, réintroduire ce sens du tragique dans notre destinée nationale. Si l'on y parvient, nos soldats auront la force morale nécessaire pour continuer à s'engager. C'est le travail des chefs militaires mais c'est aussi le vôtre, c'est pourquoi je me félicite que nous ayons désormais l'obligation d'informer le Parlement en cas d'engagement militaire décidé par le Président de la République, afin que vous vous en fassiez le relais auprès de la population.

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