Intervention de Isabelle Rauch

Réunion du mercredi 15 janvier 2020 à 9h35
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaIsabelle Rauch :

C'était un grand honneur de pouvoir conduire cette délégation de parlementaires à l'ONU. Les circonstances qui ont accompagné notre mission étaient particulières. Le Secrétaire général des Nations unies, António Guterres, lorsqu'il nous a reçus le 7 novembre, ne nous a d'ailleurs pas caché son pessimisme. Cela marque bien ce hiatus entre un monde qui va très mal et un multilatéralisme comme entravé. À l'appui de ses préoccupations, il a évoqué successivement le Sahel, le Yémen, le développement durable, le changement climatique et les droits de l'homme. Il a quand même laissé entrevoir une étincelle d'espoir puisqu'il nous a dit être rassuré par les mouvements de solidarité qui parcourent le monde, notamment parmi la jeunesse, qui est davantage mobilisée et très consciente des problèmes transversaux auxquels la planète est confrontée. Nous avons donc terminé sur une note optimiste. Il faisait notamment référence à la grande marche des jeunes pour le climat qui venait de se dérouler en prélude au sommet sur le climat organisé le 23 septembre 2019.

Nous avons eu énormément de rencontres et les échanges, comme les contacts, ont été riches et profonds. La mission s'est articulée autour de trois axes principaux. Chacun des collègues qui sont autour de cette table fera le compte rendu d'une partie de la mission.

Les grandes questions qui mobilisent les Nations unies sont : son fonctionnement et la réforme, qui seront abordés par Nicole Trisse ; l'Afrique et les questions de développement, Frédéric Petit présentera le résultat des entretiens ; la promotion de la place de la femme au sein des Nations unies, comme dans ses actions, sujet que Michel Herbillon évoquera ; l'enjeu environnemental, particulièrement suivi par Alain David.

La deuxième séquence de notre mission se trouvait à l'articulation entre les Nations unies et les rencontres que nous avons faites avec des entrepreneurs français et américains. Elles portaient sur l'économie numérique ; j'y reviendrai.

La troisième séquence paraissait inévitable puisque nous sommes à un an des prochaines échéances électorales américaines et à l'aube de la procédure d'impeachment, qui est plus avancée aujourd'hui. Christophe Di Pompeo fera un point sur la politique intérieure des États-Unis, qui commande largement, peut-être plus que jamais, sa politique extérieure.

Je remercie très chaleureusement au nom de la délégation Pierre Cochard, qui nous a accompagnés tout au long de la préparation et du déroulement de notre mission.

La question du numérique traverse tous les défis auxquels nous sommes confrontés au coeur des relations internationales. Ainsi, les caractéristiques techniques et les usages stratégiques semblent accroître l'incertitude et l'instabilité de ces relations, et ce, à trois égards. D'abord, le numérique, par les possibilités technologiques qu'il offre, accroît les moyens dont disposent les différents acteurs et augmente donc leur marge de manoeuvre en leur permettant de contourner les inconvénients liés à l'usage de la force brute. Ensuite, il offre aux acteurs qui ne disposent pas de moyens classiques de la puissance un moyen de trouver une meilleure place sur la scène internationale, accroissant ainsi les rivalités. Enfin, la conflictualité se trouve renforcée par le risque d'escalade ou de mauvaise interprétation d'une attaque numérique, même mineure.

Tous les États s'accordent pour considérer que ces technologies ont un double usage et peuvent être utilisées à des fins aussi bien légitimes que malveillantes. Cela peut être une richesse et une chance, mais aussi un énorme danger. Inévitablement, la question du numérique a donc été saisie par les Nations unies. Cela fait déjà de nombreuses années, un peu plus de vingt ans, qu'elles se penchent sur la question des comportements responsables dans le cyberespace. À l'origine, aussi étrange que cela puisse paraître, l'on trouve à l'initiative la Russie.

Cinq groupes d'experts gouvernementaux restreints se sont ainsi régulièrement réunis. Leur rapport en 2015 a énoncé des normes volontaires à appliquer en temps de paix concernant le comportement de l'État dans le cyberespace. Les États ne devraient pas permettre sciemment que leur territoire soit utilisé pour commettre des faits internationalement illicites à l'aide des technologies de l'information et des communications. Un État ne devrait pas mener ou soutenir sciemment une activité informatique qui est contraire aux obligations qu'il a contractées en vertu du droit international. Les États ne devraient pas mener ou soutenir sciemment des activités visant à porter atteinte aux systèmes d'information des équipes d'intervention d'urgence agréées d'un autre État. Enfin, les États devraient réfléchir à la meilleure façon de coopérer pour échanger des informations, engager des poursuites en cas d'utilisation terroriste ou criminelle des technologies de l'information.

L'an dernier, deux initiatives concurrentes sur le même sujet ont émergé, l'une proposant à la demande des États-Unis de poursuivre ce processus par un groupe fermé limité à vingt-cinq membres, la seconde à la demande de la Russie là aussi – c'est étonnant – ouverte à tous les membres. Aujourd'hui, comme un symbole de l'ancrage des divisions qui traversent le Conseil de sécurité, nous avons donc deux processus parallèles avec deux groupes de travail. Le premier, intitulé « groupe des Nations unies des experts gouvernementaux » et composé de vingt-cinq États membres est présidé par le Brésil. La France avait approuvé la mise en place de ce groupe. La Chine et la Russie ont voté contre. Le second groupe de travail, intitulé « groupe de travail des Nations unies à composition non limitée », est présidé par la Suisse. La France a voté contre la création de ce groupe. La Chine et la Russie ont voté pour. Les tensions sont donc présentes.

C'est la première fois que les États membres peuvent discuter librement dans un groupe ouvert. Son mandat est spécifique dans la mesure où il est prévu qu'il doit conclure par consensus son rapport avec des recommandations en 2020. Cette contrainte rend le processus très difficile. La réunion finale devrait avoir lieu en juillet 2020. En majorité, ce processus intéresse les pays très développés. L'Union européenne a déjà développé des mécanismes : l'appel de Paris, les travaux à l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) sur le renforcement de la confiance entre Etats participants afin de réduire le risque de conflit et d'accroître la cybersécurité et la protection des données. Étant donné que le travail de ce groupe a une portée plus large que le groupe d'experts gouvernementaux et est ouvert à un plus grand nombre d'acteurs au lieu de se limiter uniquement aux États, certains espèrent que son rapport abordera des questions comme les libertés en ligne et l'égalité des sexes.

Les femmes sont particulièrement et différemment touchées par les conflits et les menaces à la paix et à la sécurité internationale. Il existe toutefois peu de données sur la façon dont cet impact différencié peut être mieux compris et traité dans le domaine des technologies de l'information et de la communication dans le contexte de la sécurité internationale. Le rapport pourrait également exhorter des pays qui ne l'ont pas encore fait à mettre en oeuvre des cyberstratégies qui respectent certains principes de base, y compris les droits de l'homme, et qui sont conformes aux normes et aux mesures de confiance convenues précédemment. Or la Chine par exemple refuse l'applicabilité des droits de l'homme à cette question.

À côté de ces efforts internes gouvernementaux, il faut bien constater la vitalité du secteur privé, ce que n'ont pas manqué de souligner les jeunes entrepreneurs français et américains de la Tech que nous avons rencontrés. Le contexte américain est marqué par une vague antitrust contre les géants du numérique et la phase judiciaire a commencé ; l'issue est incertaine à ce stade. Par ailleurs, le modèle de régulation européen fait l'objet aux États-Unis d'un certain d'intérêt, à telle enseigne que certains États fédérés, à l'instar de la Californie, s'en inspirent mutatis mutandis. Nombre d'élus réclament une déclaration des droits du citoyen à la vie privée. D'autres utilisent plutôt la perspective d'une loi comme une menace pour forcer les plateformes à s'autoréguler.

Fondamentalement, la notion de souveraineté n'existe pas dans la Tech. Les entreprises intéressées ne voient pas de frontières. Elles ont des clients partout. Ainsi, la Chine peut exiger d'avoir accès aux données des actions des gérants américains du numérique. Ces données étant chiffrées, cela ne lui apporte que peu. A contrario, forcer une petite entreprise à n'utiliser que les ressources locales revient à la condamner à moyen terme et à avantager une nouvelle fois les plus grands groupes.

Ainsi, des entretiens que nous avons eus, il apparaît que se creuse de plus en plus le fossé entre un secteur économique qui diffuse ses innovations par-delà les frontières à la vitesse de la lumière et des discussions intergouvernementales qui peinent à trouver un langage commun, malgré des enjeux de souveraineté considérables. Quand nous avons rencontré la délégation suisse qui préside le groupe de travail et que nous leur avons parlé de données : « Le groupe de travail peut-il réfléchir sur les données ? », ils nous ont fait comprendre que ce n'était pas du domaine de ce qu'ils étaient en train de voir avec les autres États. Ils n'en étaient pas encore là. L'on s'occupait pour l'instant des tuyaux et pas forcément de ce qui passait à l'intérieur. Ils voulaient déjà amener tous les acteurs et tous les pays à ce niveau-là. Quand nous avons rencontré les acteurs du numérique, notamment des entrepreneurs, ce qui les intéresse est plutôt ce qui passe dans les tuyaux et les données. Dans ces conditions, nous ne pouvons qu'attendre beaucoup de la mission que notre commission a créée le 20 novembre dernier sur les géants du numérique et qui sera pilotée par Marion Lenne et Alain David.

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