Intervention de Bruno le Maire

Réunion du mercredi 15 avril 2020 à 15h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Bruno le Maire, ministre de l'économie et des finances :

Nous sommes confrontés à une crise sanitaire brutale, dont chacun mesure dans sa vie quotidienne et auprès de ses proches la violence. Nous sommes également confrontés à un bouleversement économique sans équivalent dans l'histoire contemporaine : tous les pays sont touchés ; l'économie réelle est touchée ; et la crise ne s'arrêtera que lorsqu'une réponse au virus sera trouvée. La crise, contrairement à certaines interprétations, n'est pas celle d'une économie en surchauffe, mais au contraire, d'une économie à l'arrêt, dont la date et les modalités de redémarrage sont incertaines.

Cette crise n'est pas une affaire de semaines, ni de mois, mais d'années. L'économie ne se résume pas à la croissance. C'est aussi le travail, la dignité qu'elle apporte ; c'est le financement de notre modèle social, du progrès technologique dont nous avons besoin pour garder notre place parmi les nations qui comptent dans le monde. Parce que l'économie est touchée au coeur, nos civilisations modernes sont touchées au coeur. La stratégie de reprise ne peut s'inscrire que dans la longue durée. Elle commencera progressivement. À la demande du Premier ministre, nous travaillons avec Jean Castex, notamment, pour augmenter le rythme de l'économie française, qui tourne au ralenti. L'industrie, par exemple, tourne à 60 %. Avec une stratégie de déconfinement adaptée, il nous faudra retrouver un rythme plus normal. La clé de la réussite du déconfinement sera la sécurité sanitaire des salariés, sur laquelle nous ne transigerons pas ; elle est la condition pour que la reprise se fasse de manière confiante.

Il faudra également réfléchir à une stratégie de relance, laquelle se fonde, à mon sens, sur quatre piliers. Le premier, c'est l'investissement, qui garantit la qualité de nos produits et des technologies. Le deuxième pilier sera le soutien à la demande, dans la mesure où l'épargne de précaution qui se construit aujourd'hui ne se débloquera pas du jour au lendemain et que les consommateurs auront des comportements attentistes. En troisième lieu, certains secteurs devront faire l'objet d'un soutien spécifique : le tourisme, l'hôtellerie, la restauration, l'industrie automobile, l'industrie aéronautique ou encore le transport aérien. Enfin, la coopération européenne est indispensable. Si nous décidons – ce que je crois sage – de soutenir les salaires les plus modestes, les salaires des personnes non qualifiées qui nous ont permis de mener une vie à peu près normale pendant le confinement, faisons attention à ce que l'Allemagne n'ait pas, quant à elle, une stratégie de modération salariale, au risque de nous retrouver avec le même retard que ces vingt dernières années.

La crise nous fait courir des risques considérables. Le premier est celui qui touche notre tissu productif : faillites en cascade et disparition de pans technologiques importants de notre industrie. Le risque est également de voir certains de nos concurrents, en particulier les géants du numérique, qui disposent de réserves de liquidités considérables se chiffrant à des dizaines de milliards d'euros, accentuer leur domination. Le risque est aussi de voir le taux d'épargne augmenter face aux incertitudes, au détriment du financement de notre économie. Les encours du livret A et du livret de développement durable et solidaire ont augmenté de 50 % entre mars 2019 et mars 2020. Leurs encours bruts ont plus que doublé entre mars 2019 et février 2020, pour passer de 1,5 milliard d'euros à 3,8 milliards d'euros. Or ce n'est pas d'épargne que nous avons besoin, mais d'investissement.

Le risque est encore de voir les grands équilibres mondiaux bouleversés. Pour la deuxième fois de son histoire, la zone euro est confrontée au défi de la solidarité, à une échelle incomparable avec celle de 2010-2011. Soyons clairs : soit la zone euro est unie et elle se renforcera ; soit elle est divisée et elle disparaîtra. Elle ne survivra pas à l'aggravation des différences de développement économique entre ses membres. L'Allemagne est en train de dépenser 4 % de son PIB pour soutenir son économie. L'Italie, pour sa part, en dépense 2 %. Or, au regard de leurs niveaux de développement économique, c'est l'inverse qui serait raisonnable et bon pour la zone euro.

Les différences de rythme de reprise en Asie, aux États-Unis et en Europe pourraient également bouleverser l'ordre des puissances. La Chine en a parfaitement conscience et exploitera toutes nos faiblesses dans ce domaine. Les économies émergentes en Amérique du Sud et sur le continent africain pourraient être confrontées à des problèmes économiques insolubles, sources de graves déstabilisations, accentués par la chute du prix des matières premières, en particulier celui du pétrole. À son point le plus bas, le 30 mars, le prix du baril était à 23 dollars, soit trois fois moins cher qu'en janvier, alors que le pétrole représente 40 % des ressources budgétaires des pays d'Afrique centrale.

Enfin, il y a un risque pour nos démocraties, dans la mesure où je ne vois pas pourquoi les grands mouvements sociaux d'avant la crise, en France et dans le reste du monde, ne reprendraient pas après. S'ils sont gelés pour le moment, leurs causes restent les mêmes. Aussi peuvent-ils reprendre demain avec plus de violence et ajouter à la crise économique une crise politique. C'est pour cela que je considère que la question essentielle au lendemain de la crise sera celle de la lutte contre les inégalités économiques.

Mais cette crise offre aussi des occasions historiques. Elle nous permet, tout d'abord, de repenser notre économie nationale, en accélérant la transition vers une économie durable, en relocalisant certaines productions stratégiques, dans le domaine de la santé ou de l'énergie, dont dépendent notre indépendance, et en valorisant mieux le travail de tous ceux qui nous permettent de nous approvisionner, de nous soigner, de nous nourrir et de nous transporter. En janvier 2020, soit avant la crise, je disais qu'il fallait ouvrir des perspectives aux personnes les moins bien qualifiées et les moins bien rémunérées de notre pays. Je faisais également remarquer que, depuis 2008, la dynamique salariale était forte chez les personnes qualifiées et faible chez celles qui ne l'étaient pas, et que cela posait un problème de rémunération et de dignité par le travail. Aujourd'hui, le sujet est brûlant.

Nous avons, avant la crise, répondu à certains de ces défis, puisque nous avons relocalisé certaines activités, comme les batteries électriques, que nous avons mieux rémunéré les salariés gagnant le SMIC, grâce à la prime d'activité et à la défiscalisation des heures supplémentaires, et que nous avons investi massivement dans la transition écologique et l'économie circulaire. Mais nous devrons aller beaucoup plus vite et beaucoup plus loin au lendemain de la crise.

La crise nous offre aussi l'occasion de redonner du sens à la construction européenne. Des réponses ont été apportées, depuis le début de la crise, notamment par la Banque centrale européenne. Les vingt-sept ministres des finances ont obtenu la semaine dernière un dispositif de soutien immédiat de 540 milliards d'euros, par le biais de la Banque européenne d'investissement, du Mécanisme européen de stabilité et de la procédure de financement du chômage partiel, qui est la preuve que l'Europe est capable de décider vite et fort. Nous avons également mis sur pied, à la demande de la France, un fonds de relance pour lequel nous demandons qu'il soit financé par la mise en commun de la dette future, pour une durée limitée, sur des investissements liés à la crise. Cela nous paraît une proposition raisonnable et crédible qui doit pouvoir convaincre nos partenaires européens. Il est essentiel que nous puissions investir vite, sans quoi nous verrons s'accroître les écarts par rapport à la Chine ou aux États-Unis, et l'Europe perdra la possibilité d'être un continent véritablement souverain au XXIe siècle.

Enfin, c'est l'occasion de refonder un ordre multilatéral plus efficace et plus juste, notamment pour soutenir les pays en développement. Nous avons demandé que le FMI procède à une allocation de 500 milliards de dollars de droits de tirage spéciaux pour soulager immédiatement les États les plus fragiles. Nous continuerons à défendre cette idée. Le G20 à venir permettra de confirmer, pour la première fois, un accord entre tous les créanciers du G20 et du Club de Paris, la Chine, l'Inde et les pays du Golfe pour engager un moratoire sur la dette des pays les plus pauvres. Voilà bien la preuve que nous pouvons relancer le multilatéralisme, auquel nous sommes attachés.

C'est dans un tel contexte que nous vous présentons le deuxième projet de loi de finances rectificative pour 2020. L'estimation de la baisse de croissance pour 2020 a été révisée à 8 %, un chiffre aussi provisoire qu'il est sévère, puisque son évolution dépend de la situation économique internationale et des risques de reprise de la pandémie. Il est donc à prendre avec toutes les précautions d'usage, sinon plus. Nous retrouvons dans le projet de loi de finances rectificative les choix simples, massifs et immédiats que nous avons proposés dès le début du mois de mars, pour répondre à la crise.

Le premier est celui de la préservation des compétences et des savoir-faire de nos salariés. Nous investissons massivement dans le chômage partiel, où se trouvent, à l'heure actuelle, 8,7 millions de salariés, qui bénéficient d'une indemnisation à 100 % au niveau du SMIC et à 84 % jusqu'à 4,5 SMIC, ce qui représente 24 milliards d'euros. C'est un investissement dans les compétences des salariés français, qui nous permettra de repartir plus vite à la sortie de la crise.

Le deuxième choix stratégique est le soutien à la trésorerie des entreprises, notamment grâce à la création d'une garantie exceptionnelle de l'État, à hauteur de 300 milliards d'euros pour tous les nouveaux prêts dont les entreprises auraient besoin. À cette date, 200 000 entreprises ont obtenu des prêts par ce biais, pour un montant total de 10 milliards d'euros.

Le troisième choix, c'est le soutien aux plus petites entreprises, aux TPE de moins de dix salariés. C'est le sens du fonds de solidarité qui a été créé dès le 31 mars et qui s'adresse à toutes les entreprises de moins de dix salariés et dont le chiffre d'affaires est inférieur à un million d'euros. Aujourd'hui, 900 000 entreprises y ont fait appel. Nous avons écouté les parlementaires, pour modifier les règles d'éligibilité, en abaissant de 70 à 50 % la perte du chiffre d'affaires entre 2019 et 2020.

Le quatrième choix, c'est la protection de nos entreprises les plus stratégiques, qui ont perdu de la valeur sur les marchés et pourraient être rachetées à vil prix, par des puissances étrangères ou par des fonds étrangers.

Si ces dispositifs fonctionnent, comme en témoignent les chiffres dont je viens de vous faire part, ils doivent aussi être améliorés. Les parlementaires m'ont fait remonter des propositions, qui nous ont conduits, avec Gérald Darmanin, à les modifier dans le nouveau projet de loi de finances rectificative, pour les rendre beaucoup plus efficaces et beaucoup plus larges d'accès.

Ainsi, le fonds de solidarité fait l'objet d'améliorations attendues par tous les entrepreneurs. Nous proposons de modifier la base de calcul de la perte du chiffre d'affaires. En mars 2019, du fait de la crise des gilets jaunes, les chiffres d'affaires étaient faibles, ce qui ne faisait pas du mois de mars une bonne référence. C'est pourquoi nous proposons de prendre comme référence la moyenne mensuelle du chiffre d'affaires des entreprises en 2019, ce qui permettra également de prendre en considération des entreprises créées il y a moins d'un an. En deuxième lieu, nous vous proposons d'élargir ce fonds aux entrepreneurs qui n'y étaient pas éligibles : les agriculteurs, membres d'un groupement agricole d'exploitation en commun, les artistes-auteurs, les entreprises en situation difficile, celles qui sont en redressement judiciaire ou en procédure de sauvegarde. Enfin, nous avons également décidé d'augmenter le plafond de l'enveloppe complémentaire dont peuvent disposer les entreprises au cas par cas ; cette enveloppe passera de 2 000 euros à 5 000 euros. Au total, ce fonds de solidarité, si vous adoptez ce texte de loi de finances rectificative, passera de un à sept milliards d'euros ; je tiens à remercier les régions pour leur contribution à hauteur de 500 millions d'euros, mais aussi les assureurs et certaines grandes entreprises pour leur participation.

Nous renforçons ensuite le dispositif de soutien aux entreprises stratégiques, par l'abondement du compte d'affectation spéciale Participations financières de l'État, que nous vous proposons de doter de 20 milliards d'euros.

S'agissant des prêts garantis par l'État, nous vous proposons que les entreprises entrées en procédure collective depuis le début de l'année puissent aussi être éligibles à ce dispositif, alors qu'elles ne le sont pas aujourd'hui.

Enfin, nous voulons apporter un soutien supplémentaire aux grandes PME et aux entreprises de taille intermédiaire (ETI) de notre pays. Nous proposons donc un premier dispositif destiné aux entreprises de taille intermédiaire, jusqu'à cinq cents salariés, appuyé sur le renforcement du fonds de développement économique et social (FDES), porté de 75 millions d'euros à un milliard d'euros. Ce fonds aura vocation à financer des prêts directs et non plus des garanties, en contrepartie d'une restructuration de l'entreprise et de financements complémentaires.

Un second dispositif, que nous vous soumettrons par voie d'amendement, vise les entreprises de cinquante à deux cent cinquante salariés et instaure une enveloppe d'avances remboursables à hauteur de 500 millions d'euros. Ainsi, une entreprise de décolletage dans la vallée de l'Arve pourra-t-elle acheter immédiatement l'acier et l'aluminium dont elle a besoin pour pouvoir redémarrer, en payant ses fournisseurs, alors même qu'elle n'a pas de trésorerie. C'est une nouvelle illustration du choix que nous avons fait de protéger massivement le tissu productif français.

Comme l'a indiqué le Premier ministre, toutes ces mesures complémentaires vont faire passer le montant total du plan de soutien à notre économie en trésorerie et en dépense publique de 45 à 110 milliards d'euros. Cela portera le niveau d'endettement de la France à 115 % mais, en temps de crise, il faut faire des choix clairs : entre la dette et les faillites d'entreprise, nous avons fait le choix de la dette. Ce n'est pas un choix durable, et nous savons parfaitement qu'il faudra rétablir les finances publiques sur le long terme, mais c'est le seul choix responsable, qui permettra de retrouver un tissu productif en bon état de marche au lendemain de la crise et d'éviter des faillites en cascade, qui ne manqueraient pas de déboucher sur une crise sociale, en plus de la crise économique que nous vivons actuellement.

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