Intervention de Constance Le Grip

Séance en hémicycle du mercredi 13 mai 2020 à 15h00
Haine sur internet — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaConstance Le Grip :

Nous voici réunis en nombre très réduit pour débattre à nouveau de cette proposition de loi de Mme Avia, qui vise à lutter contre les contenus haineux sur internet. Nous en sommes à la troisième et dernière lecture car les profonds désaccords apparus entre la majorité de l'Assemblée nationale et celle du Sénat ont fait échouer toute possibilité d'accord. Nous siégeons donc, en cette période très particulière d'état d'urgence sanitaire, soumis à des contraintes sanitaires restrictives et nous déplorons que le Gouvernement et sa majorité aient tenu, dans ces conditions, à précipiter l'examen d'un texte pourtant fort décrié, qui soulève de nombreuses questions et fait surgir de non moins nombreuses inquiétudes en ce qu'il porte atteinte à la liberté d'expression. Cette attitude nous laisse songeurs.

Venons-en au fond. Frédéric Reiss l'avait dit en première lecture : il est très délicat et compliqué de lutter contre les contenus haineux publiés sur internet. Plusieurs pays européens se sont risqués à chercher des parades contre la propagation du discours de haine, en vain. L'Allemagne a voté une loi en 2017. Au bout d'un an et demi d'application, force est de reconnaître qu'elle est très imparfaite. Elle est critiquée non seulement pour son inefficacité qui fait que les objectifs assignés ne sont pas atteints mais surtout pour la menace d'une censure excessive qu'elle représente pour les publications concernées. Ces deux écueils nous guettent si nous adoptons ce texte en l'état.

Les menaces qui pèsent sur la liberté d'expression nous préoccupent particulièrement. Soyons clairs : le groupe Les Républicains partage l'objectif affiché de lutter contre la haine en ligne. Du reste, qui pourrait être contre un tel projet ? Mais nous sommes unanimes sur un point, au Sénat comme à l'Assemblée nationale : la lutte contre la propagation de la haine sur internet, pour nécessaire qu'elle soit, ne doit pas être menée au prix d'une atteinte à la liberté d'expression. Or, votre texte contient en germe plusieurs risques.

Vous voulez confier aux grandes plateformes internationales, principaux acteurs du Net, le pouvoir d'apprécier la nature des contenus et de supprimer ceux qualifiés de haineux sous peine de se voir infligées de lourdes sanctions. Or, le risque est grand de les voir censurer préventivement et massivement, pour échapper aux sanctions. Il nous semble très dangereux de privatiser ainsi la censure en confiant à des opérateurs privés, non européens pour la plupart, le soin de réguler nos libertés fondamentales les plus importantes, dont la liberté d'expression. Ils deviendront, d'une certaine manière, la police de la pensée et de l'expression.

Par ailleurs, il en a été longuement débattu, à l'Assemblée nationale comme au Sénat, en séance publique comme en commission : la notion de contenu haineux est juridiquement et intellectuellement floue et instable. Elle est source, par conséquent, d'insatisfaction et de frustration. Elle peut être sujette à caution, notamment pour les contenus de la fameuse zone grise, qui requièrent une interprétation parce que les algorithmes et les équipes de modération ne les auraient pas jugés clairement illicites.

Enfin, le secrétaire d'État l'a évoqué, il est essentiel d'oeuvrer à l'échelle européenne. Alors que les nations européennes travaillent à un projet de réglementation, nous courons le risque de devoir réviser notre dispositif franco-français.

Dans cette phase ultime de la discussion, nous avons déposé quelques amendements en guise de baroud d'honneur et nous espérons avoir le temps de les défendre.

Avec votre autorisation, monsieur le président, je terminerai par ces quelques mots. Alexis de Tocqueville, auquel j'ai coutume de me référer, écrivait en 1840 : « J'aurais, je pense, aimé la liberté dans tous les temps ; mais je me sens enclin à l'adorer dans le temps où nous sommes. »

Le temps où nous sommes, c'est cet état d'urgence sanitaire si particulier, qui met à mal plusieurs libertés publiques et individuelles auxquelles nous sommes attachés. Ce moment a vu la création, il y a à peine quelques jours, d'une page gouvernementale « Désinfox coronavirus » censée trier le bon grain de l'ivraie, qui a été fort heureusement retirée.

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