Intervention de Xavier Breton

Séance en hémicycle du jeudi 25 juin 2020 à 15h00
Éthique de l'urgence — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaXavier Breton, rapporteur de la commission des affaires sociales :

Nous allons en effet examiner maintenant la proposition de loi pour une éthique de l'urgence, que j'ai déposée avec plusieurs de mes collègues du groupe Les Républicains.

La pandémie de covid-19 a été et reste une épreuve douloureuse pour l'ensemble de nos compatriotes. Face aux périls auxquels nous avons été soudainement confrontés, la crise a mis en lumière les valeurs de solidarité, de courage et de dévouement qui caractérisent la mobilisation dont nos compatriotes, notamment les soignants et les aidants, ont su faire preuve dans ces moments difficiles.

Cette crise a également justifié l'élaboration d'un nouveau cadre juridique destiné à lutter efficacement contre le virus. Le Parlement a ainsi adopté les deux projets de loi des 23 mars et 11 mai derniers créant puis prorogeant l'état d'urgence sanitaire, qui permettent au Gouvernement de prendre des mesures réglementaires exceptionnelles limitant drastiquement nos droits et libertés.

Le caractère dérogatoire, parfois même liberticide, de certaines mesures dictées par l'urgence ne se limite pas à une simple controverse juridique. Nous devons réfléchir collectivement à la protection des principes qui fondent notre civilisation et structurent notre société. Les questions éthiques sont nécessairement au coeur de cette réflexion. C'est précisément parce que l'urgence sanitaire pourrait induire voire légitimer toutes les dérives, qu'il convient de préserver nos repères fondamentaux.

Hélas, alors que nous sortons à peine de la crise sanitaire, nous ne pouvons que constater et déplorer le franchissement de lignes rouges sans véritable questionnement éthique préalable, comme si l'impératif d'efficacité sanitaire suffisait à balayer la complexité de notre rapport à la vie et à la mort.

Les réponses apportées par les pouvoirs publics ont parfois suscité des réactions d'incompréhension voire de colère de la part de nos compatriotes, dans un climat particulièrement anxiogène. Un sentiment d'injustice devant la dimension brutale voire inhumaine de certaines situations s'est conjugué avec les souffrances provoquées par l'épidémie. Je ne citerai que trois exemples attestant de la réalité de ce constat : l'insuffisante prise en compte des personnes vulnérables ; l'isolement prolongé des pensionnaires des EHPAD ; la modification des règles encadrant les rites funéraires.

Premièrement, les personnes vulnérables, souffrant d'un handicap, sans domicile fixe ou confrontées à des difficultés d'hébergement, ont été particulièrement exposées aux conséquences induites par le confinement généralisé de la population pendant près de deux mois. Comme l'a souligné le rapport d'étape rendu en mai dernier par l'espace de réflexion éthique d'Ile-de-France, leur accès aux soins ou à un hébergement a ainsi été rendu plus difficile, augmentant leurs souffrances physiques et psychologiques sans que des solutions adaptées à leur situation n'aient été mises en oeuvre par les pouvoirs publics.

Deuxièmement, la décision de placer à l'isolement total et de façon prolongée les résidents des EHPAD a soulevé des enjeux éthiques majeurs qui n'avaient visiblement pas été anticipés. Cette décision, prise sans concertation avec les acteurs de terrain, infligée aux résidents du jour au lendemain, imposée sèchement au personnel des EHPAD comme aux familles, a privé instantanément les personnes âgées dépendantes des interactions sociales quotidiennes qui leur donnent une raison de vivre. En dépit des palliatifs numériques progressivement mis en place, la rupture brutale du lien social, non limitée dans le temps, a provoqué ou renforcé la détresse psychologique de nos aînés, au risque d'entraîner un syndrome de glissement à l'issue fatale. Cet exemple symbolise la nécessité impérieuse de mener une réflexion éthique approfondie, afin de comprendre que la préservation de la vie biologique ne doit pas exclure la préservation des raisons de vivre de nos aînés. Comme l'a écrit le docteur Philippe Mahier, médecin coordonnateur en EHPAD à Montrevel-en-Bresse et à Foissiat, dans le département de l'Ain, dans une lettre ouverte qui a rencontré un écho important : « Allez-vous laisser partir ceux qui sont nos racines, qui ont combattu pour notre liberté, qui ont construit notre beau pays, sans les laisser revoir leurs enfants ? »

Enfin, troisièmement, la lutte contre la pandémie a justifié l'adoption de mesures réglementaires modifiant considérablement le cadre juridique des rites funéraires. Pourtant, nous pouvons tous convenir qu'il s'agit là d'une matière particulièrement sensible, qui touche à la sphère intime de chaque individu et de chaque famille. Pendant plusieurs semaines, les corps des défunts contaminés ou probablement contaminés par le covid-19 ont été mis en bière immédiatement. Les soins de conservation et la toilette mortuaire ont été interdits. La tenue des cérémonies funéraires a été strictement et sévèrement limitée. L'ensemble de ces restrictions ont rendu plus difficile encore le travail de deuil des familles et des proches, dans une période de crise déjà éprouvante. Là encore, les questions éthiques semblent avoir été mésestimées, voire délibérément ignorées.

Ces exemples parmi d'autres soulignent la nécessité de mener à bien une réflexion éthique en période d'état d'urgence sanitaire. L'objet de cette proposition de loi est donc de garantir la prise en compte de ces enjeux éthiques, en s'appuyant notamment sur l'expertise du Comité consultatif national d'éthique, le CCNE, et des espaces de réflexion éthique régionaux.

Depuis sa création en 1983, le CCNE représente le principal organe consultatif de réflexion éthique à l'échelle nationale. Or, dès 2009, il avait rendu un avis au titre prémonitoire : « Questions éthiques soulevées par une possible pandémie grippale ». Il s'interrogeait alors avec justesse sur les mesures susceptibles d'être prises dans un tel contexte, en estimant : « La question qui paraît essentielle aux yeux du Comité est celle de savoir si l'état d'urgence induit par une pandémie grippale comporte l'éventualité d'une mise à l'arrière-plan de certains principes fondamentaux. Faut-il subordonner les libertés individuelles à d'autres valeurs plus ajustées à l'efficacité de la stratégie de lutte contre le fléau sanitaire ? » Ces mots, écrits il y a onze ans, prennent aujourd'hui tout leur sens.

Au cours de la crise, le CCNE a publié quatre avis, à la suite de saisines du Gouvernement ou du Conseil scientifique covid-19, ou bien de sa propre initiative. Ces avis ont permis d'établir un état des lieux sur les différents enjeux éthiques dans une optique critique mais constructive. L'avis publié le 17 avril dernier a ainsi constaté l'exceptionnelle gravité des mesures réglementaires relatives aux rites funéraires prévues par le décret du 1er avril. Cette prise de conscience, bien qu'elle n'ait sans doute pas rencontré l'écho mérité, a contribué à faire bouger les lignes pour finalement aboutir à l'abrogation de ce décret.

À l'échelle régionale, les espaces de réflexion éthique régionaux, créés en 2004, complètent le réseau de l'éthique sur le territoire. Au contact direct des acteurs de terrain du secteur médico-social, ils constituent autant de lieux de formation, de documentation, de rencontres et d'échanges interdisciplinaires. En tant que rapporteur, j'ai notamment eu l'occasion d'auditionner les représentants des espaces régionaux d'Île-de-France et d'Auvergne-Rhône-Alpes ; je tiens à saluer la qualité de leur travail et leur engagement sans faille au cours de la crise. Leur rôle de proximité a été essentiel pour sauvegarder l'existence de principes éthiques à l'épreuve de l'urgence sanitaire.

Notre proposition de loi vise à conforter le rôle et l'influence du CCNE et des espaces régionaux en période d'état d'urgence sanitaire. D'une part, il s'agit de prévoir la publication systématique, et non plus sur la base d'une saisine discrétionnaire, d'un avis du CCNE en cas de déclaration ou de prorogation de l'état d'urgence sanitaire. D'autre part, le CCNE réalisera un rapport d'évaluation afin de tirer les enseignements de la gestion de la crise au regard des questionnements éthiques, dans un délai de deux mois suivant la fin de l'état d'urgence sanitaire. Parce qu'il s'agit de sujets au coeur du débat démocratique, le Parlement pourra s'en saisir et débattre à son tour de ces questions à la lumière du rapport d'évaluation rendu par le CCNE.

Je me félicite du climat constructif dans lequel la commission a examiné cette proposition de loi, dépassant largement, et c'est une bonne nouvelle, les clivages traditionnels.

Les quelques amendements proposés par le groupe majoritaire et par notre collègue Jean-Louis Touraine, adoptés par la commission, ont permis de préciser la rédaction des dispositions proposées et de ne pas rigidifier de façon excessive la prise de décisions en période d'urgence.

La commission a également fait le choix de renvoyer à un décret l'élargissement de la saisine du CCNE par différentes autorités parlementaires en cas d'état d'urgence sanitaire. Initialement, le texte prévoyait que le CCNE pouvait être saisi, en plus des présidents de l'Assemblée et du Sénat, par les présidents des groupes parlementaires ou par soixante députés ou soixante sénateurs. Je souhaite, conformément aux voeux que nous avons formés en commission, que le Gouvernement s'engage dès à présent à procéder, par la voie réglementaire, à cet élargissement.

Enfin, la commission a adopté deux articles additionnels. Le premier vise à faciliter la saisine de l'OPECST – l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques – en cas de déclaration ou de prorogation de l'état d'urgence sanitaire. Le second prévoit la remise d'un rapport du Gouvernement au Parlement sur la fin de vie des personnes décédées au cours de l'épidémie de covid-19 ; ce rapport abordera aussi la question sensible de la modification des règles applicables aux rites funéraires.

Ces évolutions renforceront le contrôle parlementaire sur l'ensemble de ces questions. Le but de la proposition de loi n'est évidemment pas de dresser un bilan définitif des actes pris au cours de ces derniers mois au regard de l'éthique, mais de tracer une voie pour l'avenir. Albert Camus disait : « Un homme sans éthique est une bête sauvage abandonnée à ce monde. » Espérons que la réflexion éthique puisse être, partout et tout le temps, une boussole qui nous permettra de préserver collectivement les valeurs de notre civilisation et notre attachement au principe de la dignité de la personne humaine.

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