Intervention de Staffan de Mistura

Réunion du mercredi 11 octobre 2017 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Staffan de Mistura, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour la Syrie :

Il est vrai que nous en sommes au huitième cycle de négociations, après quatre séries de pourparlers à Astana. Les initiatives ne se font pas concurrence et jouent chacune un rôle à la fois utile et limité.

Nous sommes dans un contexte de désescalade. Quand les Russes, les Iraniens et les Turcs se mettent d'accord, ils ont de l'influence sur ceux qui ont une possibilité d'arrêter la guerre : la guérilla, le gouvernement et d'autres. La mission des pourparlers d'Astana est de parvenir à ce genre d'accords. Les négociateurs s'y sont employé, avec notre soutien, et ils poursuivent un travail de stabilisation.

Cependant, pour vraiment stabiliser la zone, il faut en passer par un processus politique élaboré à Genève. Si vous posez la question aux Russes, vous entendrez la même histoire. Ils font semblant de mettre Genève et Astana en concurrence mais, en définitive, ils savent que trois pays et quatre observateurs ne peuvent pas remplacer l'ONU qui apporte la sécurité accompagnant la légitimité internationale.

Astana ne doit pas aller au-delà de son mandat. Il peut être tentant de chercher un shortcut, un raccourci, une petite ruelle pour aller plus vite vers ce qui semble la paix. En réalité, il faut faire la paix à Genève, au terme d'un processus politique qui prenne en compte tous les aspects et pas seulement l'arrêt de la guerre. Sinon, la guerre repartirait dans quelques mois. Aucun cessez-le-feu ne tient le coup longtemps s'il n'y a pas au moins un horizon politique, comme on l'a vu en Irak.

Qu'en est-il des groupes de contact ? Du point de vue américain, le problème est l'Iran, sans aucun doute. En diplomatie, il faut aussi faire preuve de créativité. On peut avoir des cercles conjoints, différentes salles de réunion, des groupes à géométrie variable. Il existe nombre de formules pour contourner le problème. À Genève, nous avons tous les jeudis une réunion de l'équipe de surveillance de la cessation des hostilités (Cessation of Hostilities – CTF) ou du groupe de travail sur l'accès humanitaire (Humanitarian Task Force – HTF) avec vingt-sept pays. Les Iraniens et les Américains sont assis à la même table et ils y restent. Lors de l'Assemblée générale, ils restent. Quand l'Iran intervient dans une réunion du Conseil de sécurité, les Américains ne sortent pas. Il faut trouver des formules pour mieux présenter tout cela.

Une chose est sûre : les Américains et les Russes ne peuvent pas résoudre la crise à eux seuls. D'une part, la région compte beaucoup. D'autre part, depuis l'élection de M Trump, les Américains ne sont plus intéressés que par trois ou quatre points du dossier syrien. Pour le reste, ils ont tendance à considérer que c'est la Russie qui doit trouver la solution. Selon la formule de Colin Powell, « You break it, you own it ». Autrement dit : vous vous êtes engagés, à vous de trouver une issue car, pour nous, la Syrie est assez marginale. Cette façon de négocier peut avoir son efficacité parce que, tout à coup, les Russes sont assez pressés de résoudre le conflit, pour ne pas rester avec le problème sur les bras l'année prochaine.

En évoquant les accords Sykes-Picot, monsieur le député Goasguen, vous touchez un point qui mérite une longue réponse. Je peux vous dire que j'étais en Irak et en Afghanistan et je me souviens qu'un brillant académicien s'était demandé pourquoi on ne réglait pas cette affaire. En Afghanistan, Mazar-e-Charif, Kaboul et Kandahar ont des identités complètement différentes. En Irak, il y a le Kurdistan irakien et la province d'al-Basra où les femmes sont complètement voilées et les chiites majoritaires, mais il y a aussi la province d'al-Anbar où les sunnites refusent la cohabitation avec les chiites. Pourquoi ne pas opter pour une partition ? Si cela ne s'est pas produit, c'est que le prix à payer était trop élevé : si on ouvre la boîte de Pandore, on se retrouve tout à coup dans une situation qui peut devenir ingérable. En plus, honnêtement, même quand vous parlez avec des Kurdes irakiens, ils se définissent aussi comme Irakiens. Cet élément les aide. Toujours est-il que la boîte de Pandore est restée fermée pour le moment, mais le danger est toujours présent.

Il est vrai qu'un accord entre les Américains et les Russes permet de clarifier de nombreux problèmes. Cela étant, l'actuelle administration américaine a abordé la résolution de la crise syrienne avec trois priorités explicites. La première consiste à faire ce que M. Obama n'a pas fait : libérer Raqqa et pouvoir ainsi dire que Raqqa est libérée et Daech battu. La deuxième consiste à empêcher l'influence iranienne de s'exprimer à la frontière syro-irakienne – le « croissant chiite ». Troisième priorité : aider Israël à ne pas se sentir menacé. Si, en plus de tout cela, il est possible de stabiliser la Syrie, de permettre le retour des réfugiés et de trouver une solution politique, alors soit, mais ce n'est pas à cette fin que les États-Unis concentreront leur énergie. Qui donc le fera à leur place ? Les Russes, qui veulent partir et, de ce fait, orienter les vents de sorte qu'ils soufflent dans le sens d'une paix durable en Syrie. De ce point de vue, la France, en tant que membre du Conseil de sécurité des Nations Unies, peut jouer son rôle.

Que se passera-t-il à Raqqa et à Deir ez-Zor ? Je pense comme vous, monsieur Son-Forget, que la reine ou le roi seront nus. On prétendra avoir gagné contre Daech, mais ne s'agira-t-il pas simplement d'avoir battu ce groupe dans les deux villes susmentionnées ? La victoire ne sera acquise que par une solution politique. Autrement, c'est qu'aucun enseignement n'aura été tiré de Mossoul. Répéter l'histoire trois fois reviendrait à commettre une véritable bêtise et je me sentirais moi-même en difficulté, ayant vécu cette histoire.

Les bombardements qu'effectuent le gouvernement syrien et l'aviation russe sont très regrettables et il faut insister sur le fait que les hôpitaux doivent être épargnés. Hélas, tous les camps les ont ciblés, pour la raison suivante : dans cette guerre, qui est l'une des pires que j'ai connues dans ma vie professionnelle, les hôpitaux – sur le toit desquels, pour les protéger, nous avions un temps envisagé de planter le drapeau de l'ONU, ce qui n'aurait eu pour seul effet que de donner une raison supplémentaire de les bombarder, et que nous avions envisagé de transformer en hôpitaux souterrains secrets, ce qui aurait incité les belligérants à les cibler au motif que des armes pourraient y être cachées, ce qui, d'ailleurs, s'est peut-être produit dans certains cas – ont été frappés pour pousser la population civile, en particulier les familles comprenant de nombreux enfants, à quitter la ville de Raqqa, la laissant livrée aux seuls terroristes et autres combattants, à l'abri des regards. La seule manière de contrecarrer cette terrible stratégie consiste à constamment frapper du poing en public. Les derniers rapports montrent d'ailleurs que ces bombardements sur les hôpitaux ont cessé après que l'ONU et d'autres, Amnesty International par exemple, ont protesté.

S'agissant de la situation des chrétiens d'Orient, j'ai rencontré le pape, qui en est très préoccupé, ainsi que de nombreux représentants de cette communauté et d'autres parties prenantes. Ceux d'entre vous, nombreux j'en suis sûr, qui se sont rendus dans la région sont certainement touchés par le fait qu'il s'y trouve toutes les confessions chrétiennes du monde, y compris les plus authentiques, en quelque sorte, puisque la langue de Jésus y est toujours parlée. Elles sont un trésor qui va bien au-delà de la religion chrétienne – à laquelle j'appartiens, ma foi étant l'une des raisons pour lesquelles je travaille pour l'ONU, car il faut bien donner un but à sa vie – et se trouvent dans une situation terrible. Le paradoxe des chrétiens d'Orient tient au fait qu'ils sont minoritaires mais souvent liés aux gouvernements, en particulier des gouvernements qui ont semblé les utiliser en faisant mine de les protéger à condition qu'ils se tiennent tranquilles. Ce fut le cas sous Saddam Hussein – Tarek Aziz était d'ailleurs chrétien ; c'est aussi le cas en Syrie. J'ai eu avec M. Assad des discussions difficiles, et pour cause : on ne peut pas bombarder une ville entière sous prétexte que l'un de ses bâtiments abrite une poignée de gangsters. Quoi qu'il en soit, les chrétiens se sentent protégés par le gouvernement syrien face au drapeau noir, dont ils connaissent les pratiques.

J'ai récemment rencontré deux des archevêques de Syrie, madame Boyer. Au moins le fait que Daech ne remporte pas la victoire semble-t-il se confirmer, mais le retour de Daech dépendra de nous : apprendrons-nous la leçon de Mossoul ? Le temps de l'avancée de Daech, néanmoins, est derrière nous, mais cette organisation resurgira si nous ignorons la leçon. En tout état de cause, certains chrétiens sont en train de retourner chez eux, d'autres ne sont jamais partis.

Vous parlez de génocide : Mme Amal Clooney a pris des initiatives concernant les yézidis. Vous connaissez sans doute l'histoire de cette communauté incroyable qui ne porte jamais de vêtements bleus et qui croit descendre de l'archange Gabriel venu sur terre pour y combattre le diable. Cette minorité attachante, pacifique et pourtant menacée par tout le monde pour apostasie, symbolise à elle seule le devoir de protéger toutes les minorités. J'espère que l'ONU décidera de déclarer que les minorités chrétiennes et autres, comme les yézidis, ont subi un génocide ou une tentative de génocide.

S'agissant de la question des 700 ressortissants français de retour de Syrie après avoir rejoint Daech, l'ONU n'a pas le pouvoir d'agir – il faut parfois savoir reconnaître ses limites. C'est une question nationale qui relève du ministère de l'intérieur français et des autorités compétentes en matière d'intégration, et aussi de la coordination européenne à travers Europol, mais l'ONU n'aurait pas sa place tant il faut en l'espèce étudier chaque cas selon les pays. Sur ce point, la coordination de l'information est essentielle pour harmoniser la méthode employée. Ces personnes posent en effet problème, mais ce sera un problème mineur une fois Daech battu : certes, sept cents personnes représentent déjà un nombre notable, mais faible en comparaison des 40 000 personnes qui auraient pu constituer le nouvel État islamique de Daech.

À cet égard, permettez-moi une parenthèse pour rendre hommage aux femmes kurdes. Si je dois un jour retenir une contribution que j'aurais pu apporter à cette mission, ce sera celle-ci : Kobané. C'est un petit village kurde dans lequel les femmes, en particulier, ont résolu d'interrompre l'attaque de Daech. Nombreux étaient les pays qui se désintéressaient totalement de cette localité : les Américains ne lui accordaient aucune valeur stratégique, les Turcs étaient mécontents, certains pays européens s'interrogeaient. Or, Kobané fut la première barrière face à Daech. Je me suis battu, cartes à l'appui, dans la presse, pour faire comprendre que Kobané était le symbole de la lutte contre Daech. De nombreux jeunes venus de France ou de Belgique pensaient alors que Daech avait des airs de Che Guevara : la victoire, les voitures blanches et les drapeaux noirs que nul ne saurait arrêter parce que l'histoire est avec eux. Pourtant, 247 femmes kurdes ont arrêté l'histoire du drapeau noir.

La question de la torture dans les prisons est fondamentale. Son usage est avéré mais le gouvernement syrien refuse de le reconnaître. Sur les quelque 100 000 détenus, peut-être 150 000, le gouvernement n'a pas libéré un seul des véritables prisonniers politiques ; il en a libéré d'autres sous la pression, mais nous ignorons qui ils sont et même s'ils sont vivants.

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