Intervention de Serge Letchimy

Séance en hémicycle du lundi 1er février 2021 à 21h00
Respect des principes de la république — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSerge Letchimy :

Je ne doute pas du bien-fondé – j'insiste – de certaines des dispositions proposées, notamment en matière de lutte contre le séparatisme et le fondamentalisme religieux, et concernant le respect des principes d'égalité, de neutralité et de laïcité dans les organismes de droit public ou dans les organismes de droit privé exécutant une mission de service public.

Charles de Courson a brillamment exposé l'agencement des différentes dispositions, entre celles qu'il juge totalement inutiles, celles qui ne sont pas applicables et celles qui manquent. De même, Boris Vallaud a procédé à une analyse détaillée pour montrer la portée limitée du projet de loi.

Ce texte m'interpelle du fait des contraintes et des sanctions supplémentaires qu'il crée, sans pour autant s'attaquer aux véritables lacunes de l'État – au premier rang desquelles les inégalités, les discriminations et toutes les formes de racisme. En effet, plus d'un tiers des articles du texte instaurent des procédures de contrôle et plus d'un quart fixent des peines d'emprisonnement, mais aucune proposition ne concerne les inégalités, les discriminations et le racisme ! Vous m'opposerez l'argument selon lequel ce n'est pas le sujet du texte. Pour quelle raison ? En quoi cela n'en serait-il pas le sujet ?

Oui, la République est menacée. Elle doit, certes, réaffirmer ses valeurs, mais aussi accomplir ses missions dans tous les territoires, se tenir aux côtés de ses agents sur le terrain et, surtout, maintenir la liberté, l'égalité et la fraternité pour tous et entre tous les citoyens du pays. En faisant le choix d'un texte délibérément répressif, vous prenez le risque, monsieur le ministre, d'un repli de la nation sur elle-même. Je ne crois pas du tout que les voix de l'espérance, de la fraternité et de la paix entre nous soient totalement éteintes. Elles sont sans doute muselées pour les raisons déjà expliquées, et elles pâtissent de la négation du réel. Pour la République, la pire des choses serait le repli sur soi : ce serait la négation même de l'humanité et de ce qu'elle a de plus riche – l'altérité et la diversité. C'est ce risque de repli sur soi qui apparaît dans la philosophie du texte et dans chacun de ses articles.

Nous devons accepter les vérités historiques. Le risque de séparatisme n'est pas seulement lié à l'intégrisme religieux, il l'est aussi à l'histoire que nous avons connue. Comprenons que l'amas des consciences brisées qui pourraient, au-delà de toutes les barbaries dont l'homme est capable, témoigner de toutes les bontés humaines possibles, a anéanti les fraternités. Comprenons aussi l'état humain du monde qui a souffert de la démesure immorale de la domination européenne, usant de la hiérarchisation théorisée des races pour réduire l'inéluctable contact des civilisations à des fins impérialistes et colonialistes, jusqu'à faire de l'homme différent une chose, une bête de somme asservie et réduite en esclavage – sans jamais parler de réparation, sans jamais renommer des salles et des monuments – je pense à Colbert – ni des rues, dont les noms s'expriment dans l'espace public, insultant la mémoire des victimes !

Le risque de repli identitaire ne provient pas seulement de l'intégrisme religieux mais témoigne aussi d'une réalité sociale exploitée, notamment dans les périphéries urbaines et dans ce qu'on appelle les ghettos, qui impose aux pouvoirs publics de proposer une véritable stratégie de réduction des inégalités et d'investissement dans l'avenir. Le repli sur soi est le pire des instincts de la nature humaine, car il détourne l'humanité d'une partie de son destin. Comme le rappelle si profondément Jean Ziegler : « L'inhumanité infligée à un autre détruit l'humanité en moi. » Le repli sur soi est, ancré en nous, l'ordre cannibale du monde qui fait de la résurrection des solidarités une chimère de plus. Et c'est ce cocktail explosif, malheureusement assis sur un double monopole – celui de la répartition des richesses et celui de la race – , qui est perçu par l'autre, l'étranger, le différent, le migrant, comme l'incarnation d'une violence structurelle.

Ce phénomène est amplifié par le fait que l'homme n'est plus un sujet de l'histoire mais un être vassalisé par les ravageuses lois de la mondialisation, au moment même où la conscience des identités veut exprimer sa pluralité et sa diversité en France, dans une république où l'unité doit prévaloir sur une autre forme de repli : le communautarisme.

Il faut lutter non seulement contre toute forme de terrorisme, mais aussi pour le grandissement de l'humanité. Paraphrasons Ziegler : les murs les plus puissants ne peuvent résister à l'insurrection des consciences dans une république fissurée, lézardée par ce qui est désormais l'un des principaux terreaux de la radicalisation intégriste – les inégalités sociales et la persistance d'un racisme institutionnalisé qui sévit dans la France des droits de l'homme. Pour démolir les tyrannies intégristes, il faut aussi accepter d'évincer l'innommable, le racisme et son corollaire, les discriminations, partout où ils sévissent.

Ces deux fléaux subsistent encore dans les institutions publiques, à travers non seulement les mots crachats « bougnoule », « bicot », « bamboula » ou « sale nègre », mais aussi les contrôles au faciès. En matière d'accès au logement et d'accès à l'emploi, l'institutionnalisation de ces fléaux trouve dans la misère sociale suffisamment de prétextes pour construire des modèles discriminatoires au détriment des victimes désignées.

Au déni inégalitaire s'ajoute, en France, l'amnésie historique : le roman national humilie l'histoire des victimes de la colonisation et leur résistance anticoloniale, et la fable du grand remplacement, défendue ici par certains, est également soutenue par les chroniqueurs patentés de certaines chaînes de télévision.

Jamais la France n'a été aussi inégalitaire et aussi discriminante, suivant un modèle qui se mondialise au gré d'un ultralibéralisme prédateur : entre 1993 et 2015, le revenu moyen du 1 % des Français les plus aisés a progressé de 100 % – et même de 150 % pour le 0,1 % des plus aisés – , alors que celui du reste de la population n'a augmenté que de 25 % à peine. Monsieur le ministre, l'État de droit est une conquête de civilisation qu'aucune réduction, aucune entaille, aucun compromis ne doit fragiliser.

Il s'agit aussi de renforcer toutes les mesures légales de lutte contre le racisme et les discriminations, afin d'oeuvrer à l'effectivité de nos valeurs et de nos principes républicains et, en toute humilité, de tenter d'ouvrir une nouvelle perspective, afin de réussir, comme l'a souhaité René Cassin, à concilier les principes de la République, la défense des valeurs universelles et, surtout, la promotion des droits humains.

1 commentaire :

Le 10/02/2021 à 09:39, Laïc1 a dit :

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"Oui, la République est menacée."

En effet, elle est menacée par ceux qui mentent sur la neutralité et la laïcité pour mieux assouvir leur haine du "foulard islamique".

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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