Intervention de Pierre Moscovici

Réunion du mardi 12 juillet 2022 à 17h15
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes et président du Haut Conseil des finances publiques :

C'est la première fois que je me rends à l'Assemblée nationale depuis le début de cette nouvelle législature, et j'en suis très heureux. Avant toute chose, j'aimerais vous adresser mes plus sincères et chaleureuses félicitations pour votre élection et tous mes vœux d'épanouissement et de succès dans vos nouvelles fonctions, dont je connais l'importance. J'ai un attachement tout particulier pour cette commission, où j'ai siégé lorsque j'étais député, et où je suis souvent intervenu en tant que Premier président de la Cour, mais aussi, avant cela, comme ministre de l'économie et des finances et comme commissaire européen aux affaires économiques et financières.

S'il y a bien une chose que je ressens à chaque fois que je franchis les portes de l'Assemblée nationale ou du Sénat, c'est mon attachement très profond aux liens qui unissent la Cour des comptes au Parlement. Notre mission d'assistance au Parlement, prévue par la Constitution, est pour moi essentielle car elle permet d'informer directement les parlementaires et les citoyens sur la conduite des affaires publiques et de faire vivre le débat démocratique. Je tiens donc sincèrement à ce que la Cour réponde au mieux à vos attentes. J'y veillerai personnellement.

J'en viens désormais à l'objet de ma venue, c'est-à-dire le RSPFP. Chaque année, sa publication est un moment très important pour ceux qui s'intéressent à la situation des finances publiques – et tout particulièrement pour votre commission.

Pour vous présenter ce rapport, sont présents à mes côtés le président de la première chambre, Christian Charpy, la rapporteure générale de la Cour, Carine Camby, et les rapporteurs. Permettez-moi de les remercier pour leur travail important. Il s'agit de Stéphane Guéné, rapporteur général, ainsi que des rapporteurs Guillaume Boudy, Olivier Vazeille, Olivier Redoulès et Livia Saurin. Je salue également le contre-rapporteur, Jean-Pierre Laboureix, garant de la qualité du rapport. Pour présenter l'avis du HCFP, que je préside en qualité de président du Haut Conseil, Éric Dubois, rapporteur général du Haut Conseil, est également présent.

Ces travaux revêtent cette année une importance plus grande encore qu'à l'ordinaire. Nous sommes en effet au début d'une nouvelle législature, dans un contexte marqué par un fort durcissement de la situation internationale et économique.

Le RSPFP et l'avis du HCFP comportent des messages importants, qui méritent d'être connus des citoyens et d'être entendus des décideurs – donc de vous-mêmes. Pour résumer, ils montrent l'état très dégradé de nos finances publiques et la nécessité de se mobiliser en faveur d'une stratégie équilibrée entre soutien à la croissance, d'une part, et maîtrise des dépenses, d'autre part.

Je sais que ces contributions sont attendues avec une certaine impatience, d'autant plus que leur publication est très tardive en raison de l'élection présidentielle – mais pas seulement. Pour ne rien vous cacher, nous aurions aimé que ces textes soient publiés avant, dans le respect des dispositions de la LOLF ; nos rapports, eux, étaient prêts à temps. Pour mémoire, le projet de loi de règlement (PLR) de l'année 2021 a été présenté le 4 juillet, soit avec plus d'un mois de retard par rapport à la date limite prévue par la LOLF. J'ai néanmoins décidé de ne pas anticiper afin que la Cour respecte la LOLF, qui dispose que le rapport sur l'exécution du budget de l'État est joint au PLR. À mon grand regret, ce rapport n'a donc pas pu vous être présenté en tant que tel et je reprendrai aujourd'hui devant vous ses grandes conclusions.

Par ailleurs, le PLFR a été présenté en conseil des ministres seulement jeudi dernier.

Enfin, à l'heure actuelle le programme de stabilité n'est pas encore connu. Pour être tout à fait franc, je n'ai pas été saisi d'un quelconque projet. Ce programme devrait être dévoilé dans les prochaines semaines et il sera naturellement assorti d'un avis du HCFP. D'ordinaire la présentation de ce programme intervient en avril. Il était convenu que cela ait lieu fin juin. Nous nous approchons de la fin de juillet. Voilà pour les faits.

Comme à chaque fin de législature, la Cour des comptes a conduit un audit approfondi des finances publiques. En l'absence de saisine du Gouvernement comme en 2012 et en 2017, cette année la Cour a mené cet audit de sa propre initiative. Je souhaitais en effet que cette tradition, désormais bien établie, connue par les Français et attendue, soit respectée – quel que soit le contexte politique, qu'il y ait ou pas alternance, que ce rapport soit demandé ou non par l'exécutif. Le citoyen doit toujours être informé. Cet audit interviendra donc tous les cinq ans, quelle que soit la conjoncture. Cela me paraît normal.

La Cour a choisi de porter son étude rétrospective sur le périmètre de la dernière LPFP.

Cette longue introduction m'a paru nécessaire pour vous transmettre des messages que je considère significatifs.

Le rapport que je vais vous présenter se décompose en quatre temps.

Les deux premiers chapitres sont consacrés à l'audit des finances publiques sur les années 2017-2021 et à l'examen de l'année 2022, en mesurant les aléas et les risques susceptibles d'affecter les prévisions de la loi de finances initiale (LFI) et du PLFR. Nous en profiterons pour présenter l'avis du HCFP sur les prévisions de croissance, d'inflation et de déficit du PLFR.

Ensuite, nous aborderons la question de la trajectoire future des finances publiques.

Enfin, nous proposerons une stratégie équilibrée pour rétablir des finances publiques soutenables et durables, fondée sur deux piliers : renforcer la croissance et maîtriser la dépense. Il faut faire les deux. Ce dernier temps est particulièrement important selon nous car, au-delà de ses constats objectifs, la Cour a à cœur, depuis désormais vingt ans, de formuler des recommandations opérationnelles et précises dont le Gouvernement et le Parlement pourront se saisir – s'ils le souhaitent bien sûr.

Je commence par l'audit approfondi des finances publiques sur les cinq dernières années, de 2017 à 2021. Il révèle sans surprise une césure très nette entre la période qui précède la crise sanitaire et celle qui la suit.

De façon plus fine, on pourrait même distinguer très clairement une première césure au moment de la crise des gilets jaunes. Il n'y a pas deux périodes, mais plutôt deux périodes et demie.

Les deux premières années du précédent quinquennat ont indéniablement permis d'engager un redressement bienvenu des finances publiques. Il s'appuyait sur des économies pour financer des baisses de prélèvements obligatoires. En 2017, le déficit public s'est établi à trois points de PIB, ce qui a permis à la France de sortir de la procédure de déficit excessif au printemps 2018. J'étais alors de l'autre côté de la barrière, à la Commission européenne, et je m'en suis réjoui.

Cet effort réel a connu un arrêt brutal avec la crise des gilets jaunes. Que s'est-il passé ? La baisse des impôts a continué – et a même été amplifiée – alors que la maîtrise des dépenses s'est incontestablement interrompue.

De ce fait, la France est l'un des seuls pays de la zone euro à n'avoir pas su profiter pleinement des taux d'intérêt exceptionnellement bas et d'une croissance plutôt soutenue, de l'ordre de 2 % en moyenne. Ce n'est pas le cas de l'Allemagne, des Pays-Bas et de l'Autriche ni même du Portugal – pays qui sortait d'un réajustement budgétaire. Tous ces pays ont cherché à redresser leurs finances publiques en haut de cycle et ils y sont parvenus. Le déficit structurel français, une fois corrigé de l'effet de la baisse des charges d'intérêts, s'est donc dégradé de 0,4 point de PIB en 2019 par rapport à son niveau de 2017. Si l'on considère la situation en 2019, il s'écarte de 25 milliards d'euros de l'objectif fixé par la LPFP.

Cette loi est donc devenue très vite obsolète, avant même la crise sanitaire. Je n'ai cessé de le répéter lors de la législature précédente : il faut trouver une ancre pour les finances publiques, et j'attends comme vous une nouvelle LPFP.

Il faut dire les choses telles qu'elles sont : ce fut une occasion manquée, dont les conséquences sont encore visibles aujourd'hui. La France a abordé la crise sanitaire avec des finances publiques insuffisamment assainies.

À la lueur de cette analyse – si vous la partagez – des leçons devront être tirées et les pouvoirs publics devront désormais veiller à mener des politiques réellement contracycliques, pour gagner en résilience. Ce qui veut dire : être capable nous aussi de nous ajuster en haut de cycle.

Avec la crise sanitaire, la dégradation des finances publiques a pris une ampleur inédite, en raison du repli de l'activité économique et des mesures d'urgence prises pour en atténuer les effets.

Le déficit enregistré en 2020 est le plus élevé depuis l'après-guerre – 8,9 points de PIB. Ces mesures, connues sous le nom que chacun connaît de « quoi qu'il en coûte », étaient nécessaires et la Cour des comptes ne les a jamais remises en cause. Quand on fait face à des circonstances exceptionnelles, qui touchent à la vie de nos concitoyens, il faut savoir prendre des mesures exceptionnelles. Elles ont préservé la situation des entreprises, des ménages et de notre système social. De surcroît, elles ont permis un fort rebond de l'activité dès 2021.

Cette médaille a un revers, avec l'existence de niveaux de dette et de déficit trop élevés et qui font peser des risques pour l'avenir. Le déficit reste en 2021 de 6,4 points de PIB, malgré un très fort dynamisme des recettes en période de reprise économique.

Je profite de cette analyse de l'année 2021 pour vous présenter rapidement les grands messages du rapport sur l'exécution du budget de l'État. Le déficit de l'État en 2021 résulte en large partie de baisses d'impôts pérennes et de la croissance soutenue des dépenses, sans rapport avec la crise ni la relance. En 2021, les dépenses de l'État ont augmenté de 37 milliards d'euros. Outre les dépenses de relance qui ont naturellement progressé, les dépenses hors crise – l'indemnité inflation, la montée en charge de la loi de programmation militaire ou la hausse de la charge d'intérêts de la dette, entre autres – ont progressé l'année passée de 17,6 milliards d'euros (+ 5 %) à périmètre constant, soit beaucoup plus fortement qu'en 2020.

Dans son rapport sur l'exécution du budget de l'État, la Cour recommande aussi un plus grand respect des principes de notre droit budgétaire, notamment l'annualité des autorisations de dépenses et la spécialité des crédits. En effet, depuis la crise sanitaire le Gouvernement inscrit systématiquement en LFI ou en LFR des crédits allant au-delà des besoins prévisibles, choisissant de reporter des crédits non consommés. Sur l'ensemble du budget de l'État, le total des crédits reportés à la fin de l'année 2021 vers l'exercice 2022 est de 23 milliards d'euros.

C'est un problème qui vous concerne au premier chef, parce que ces pratiques affaiblissent la portée de l'autorisation parlementaire et conduisent à faire voter des montants de dépenses et de soldes différents des prévisions réelles du Gouvernement. Or les lois de finances sont et doivent demeurer l'élément central du contrôle et de la transparence de la feuille de route du Gouvernement par le Parlement.

Pour revenir à la vision de l'ensemble des finances publiques après ce point sur le déficit de l'État, la Cour constate qu'en deux ans, la dette publique totale a bondi de quinze points, soit 440 milliards d'euros supplémentaires. En sortie de crise, les dépenses publiques atteignent 58,4 % du PIB – la France a le niveau de dépenses le plus élevé parmi les neuf principaux pays de la zone euro – et la dette 112,5 % du PIB.

Je résume : c'est bien un message d'alerte que nous adressons – le ministre de l'économie et des finances a d'ailleurs lui-même utilisé ce mot, que nous partageons –, car les dimensions des déficits et de la dette publique ont changé de nature. Cette dégradation se fait par ailleurs dans un contexte économique et financier plutôt incertain.

L'inflation n'allège pas le poids de la dette, contrairement à ce qui a pu être enregistré dans le passé– j'y insiste car il y a beaucoup de fausses idées. Elle l'alourdit en raison de la part des obligations assimilables du Trésor (OAT) françaises indexées sur l'inflation, qui augmente considérablement la charge de la dette.

Plus que jamais, l'inflation est une fausse amie et en particulier de la dette. Ne croyons pas que l'inflation va résoudre le problème de la dette. C'est faux.

Le second temps du rapport, consacré aux prévisions pour 2022, révèle des perspectives économiques moins favorables qu'en LFI. La Cour indique par ailleurs que les mesures nouvelles annoncées et prévues en dépenses dans le PLFR 2022, qui représentent de l'ordre de 60 milliards d'euros, viendront peser sur le solde public.

Parmi ces dépenses, le coût de la dette augmentera de 17,8 milliards d'euros par rapport à la LFI. De quoi s'agit-il ? Le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février, avec ses effets sur l'activité et l'inflation, a conduit à une augmentation très conséquente du coût de la dette, et notamment celle liée aux obligations indexées sur l'inflation, qui représentent environ 11 % de la dette émise.

Ainsi, la Cour estime que de fortes incertitudes pèsent sur la prévision de déficit de cinq points de PIB en LFI, malgré un surcroît exceptionnel de recettes, en raison de la durée et des conséquences de la guerre en Ukraine, de l'évolution de la situation épidémique, du rythme de la normalisation de la politique monétaire ou d'éventuelles mesures nouvelles en faveur du pouvoir d'achat.

Selon l'avis du HCFP sur le PLFR, plusieurs facteurs viennent fragiliser la prévision de croissance, révisée par le Gouvernement à 2,5 % – elle était de 4 % en LFI.

La consommation des ménages, moteur traditionnel de la croissance économique en France, menace en effet d'être plus faible qu'escompté. Le Gouvernement prévoit une croissance du pouvoir d'achat des ménages, là où les institutions auditionnées par le Haut Conseil prévoient plutôt un léger repli. Et la chute de l'indicateur de confiance des ménages fait craindre qu'ils décident de différer leurs décisions d'achat au profit de l'épargne. La diminution des marges des entreprises, due à la forte hausse de leurs coûts, et la remontée des taux d'intérêt devraient peser sur l'investissement.

Enfin, nos exportations pourraient progresser plus lentement qu'escompté compte tenu des vents contraires qui soufflent sur l'économie mondiale et sur le commerce.

Au bout du compte, le risque d'une accentuation du ralentissement de l'économie française en fin d'année n'est pas négligeable. Pour le dire autrement, les 2,5 % de croissance sont atteignables, mais si et seulement si tous les facteurs se révèlent particulièrement favorables. Cela pourrait être un peu moins, mais nous n'en sommes pas sûrs.

En parallèle, le Gouvernement a révisé à la hausse sa prévision d'inflation en 2022, à 5 % en moyenne annuelle pour l'indice des prix à la consommation – contre 1,5 % en LFI –, en hausse sensible par rapport à 2021. Notons que cette prévision se situe toutefois dans le bas de la fourchette des prévisions disponibles. Elle suppose un tassement des pressions inflationnistes au second semestre, notamment en ce qui concerne les services, ce qui n'est pas acquis au vu des revalorisations salariales récentes et attendues. Pour le HCFP, l'inflation prévue pour 2022 paraît donc légèrement sous-estimée.

Les effets d'une croissance plus faible et d'une inflation plus élevée jouent en sens opposés sur les recettes. Mais le Haut Conseil relève qu'une inflation plus élevée se traduirait par des charges d'intérêts de la dette accrues, notamment du fait des titres de dette indexés sur l'inflation. D'ores et déjà, et c'est un point essentiel, cette charge va augmenter de quelque 18 milliards d'euros en 2022. Il s'agit d'une augmentation considérable et amenée à s'accroître encore – ne nous voilons pas la face. Elle réduit nos marges de manœuvre pour l'avenir. C'est un motif de préoccupation majeur. Les dépenses de santé risquent aussi d'être plus élevées en raison de la récurrence des vagues épidémiques. Le coût de certains dispositifs, tels que les boucliers tarifaires sur le gaz et sur l'électricité, sensible à l'évolution des prix de marché de l'énergie, est quant à lui entouré d'une grande incertitude tant ces prix sont volatils.

Par ailleurs, la prévision de recettes suppose une croissance spontanée des prélèvements obligatoires nettement supérieure à celle du PIB pour compenser les 60 milliards d'euros de dépenses supplémentaires. Avec le taux d'élasticité de 1,5 qui est retenu, celle-ci peut en partie se justifier par le dynamisme de la masse salariale et des prix à la consommation. Mais le produit de certains prélèvements obligatoires – tels que les droits de mutation, l'impôt sur les sociétés ou la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) – risque toutefois de pâtir davantage que prévu de la dégradation amorcée du marché immobilier, de celle des résultats des entreprises, ou encore d'une baisse accrue de la consommation de carburant.

Aussi le HCFP a-t-il estimé que la prévision de déficit de 5 % en 2022, si elle n'est pas inatteignable, est affectée de risques défavorables. Le déficit pourrait être supérieur, sans que cela soit dramatiquement plus. D'ordinaire, je souligne que les prévisions de déficit du Gouvernement sont prudentes et les résultats sont meilleurs que prévus. Cette fois-ci, elles sont un peu optimistes.

Dans ce contexte économique et financier, la Cour se doit plus que jamais d'être une vigie solide, indépendante et impartiale. Et croyez-moi, elle le sera ! Pendant la crise, la Cour n'a jamais remis en question les dépenses nécessaires de soutien à l'économie ni de relance de l'investissement. Mais elle a pris acte de leurs conséquences sur la dette. Nous ne changeons pas d'avis : le « quoi qu'il en coûte » était justifié, nécessaire et utile. Toutefois, nous constatons que le dynamisme des dépenses ne tient pas uniquement à la crise et la trajectoire actuelle présente des risques qui ne peuvent être ignorés. Nous avons compris la réponse exceptionnelle liée à la crise de la covid, qui menaçait la vie de nos compatriotes, mais nous disons aussi que nous ne pouvons pas nous installer dans un « quoi qu'il en coûte » systématique et perpétuel. La réponse à tous les problèmes des Français n'est pas et ne doit pas être la dépense publique.

Que l'on ne se méprenne pas : la Cour des comptes ne remet nullement en cause l'idée de mesures pour protéger le pouvoir d'achat des ménages modestes. Mais la situation ne permet pas d'envisager des mesures pérennes et généralisées, beaucoup plus onéreuses que chez nos voisins. Ces mesures de dépenses doivent selon nous être temporaires, financées et ciblées – n'oublions pas que l'inflation est d'abord un impôt sur les ménages les plus modestes, qui subissent une large part de dépenses contraintes.

La France se situe aujourd'hui dans le groupe des pays qui connaissent une situation plus défavorable au sein de l'Union Européenne – avec l'Italie, l'Espagne et la Belgique. Cette situation diverge avec celle des pays qui ont une dette modérée, à l'image de l'Allemagne, des Pays-Bas et de l'Autriche – et cette divergence s'accroît. Tout cela commence à avoir un effet visible. On l'observe déjà en l'Italie, dont l'écart de taux d'intérêt avec l'Allemagne n'a pas été aussi élevé depuis longtemps. La situation française est différente : notre dette est finançable et, à ce jour, les marchés nous font confiance.

L'accroître bien davantage serait risqué, d'autant que nous sommes sortis de la période de taux d'intérêt négatifs pour rentrer dans une phase de taux plus élevés. D'où cette conclusion : il est impératif de mener une stratégie de désendettement crédible.

Il faut en tirer toutes les conséquences pratiques. Avant tout, la France doit transmettre très rapidement son programme de stabilité à la Commission européenne pour fixer une trajectoire indiquant comment s'effectue le retour à un niveau de déficit soutenable – 3 % en 2027 selon l'objectif fixé par le Gouvernement – et comment infléchir la dette. Par ailleurs, si la clause dérogatoire générale du pacte de stabilité et de croissance a été prolongée jusqu'en 2023, il est impératif de construire à l'échelle européenne de nouvelles règles budgétaires adaptées et lisibles, qui permettent de favoriser la convergence entre les pays de la zone euro. Je ne crois pas à l'absence de règles mais à des règles plus solides, plus lisibles et plus pratiques. Nous devons retrouver des objectifs solides à moyen terme.

Voilà pour le message d'alerte.

Mon deuxième message est un message d'action. Il est nécessaire d'agir, et d'agir vite. La dégradation du solde public est inédite. Le dynamisme des dépenses n'est à ce stade pas maîtrisé. La maîtrise des finances publiques devient plus que jamais une exigence sans laquelle le pays s'exposera à des risques grandissants en matière de souveraineté et de pérennité de son modèle.

Ce n'est un secret pour personne, je n'ai pas la religion de l'austérité. Je ne suis pas un ayatollah anti-dépenses ni un Cassandre de l'endettement. D'autres font ça très bien. Pourtant, il faut dire clairement qu'accroître notre dette à l'excès ferait peser sur les générations futures une charge insupportable, qui réduira d'autant nos marges de manœuvre. Voilà un héritage que nous n'avons pas le droit de laisser à ceux qui nous suivent ! N'oublions pas que la soutenabilité de notre dette, c'est celle de notre modèle de société.

Dans le prolongement du rapport que j'ai remis il y a un an au Président de la République et au Premier ministre, la Cour propose une stratégie claire et lisible pour nos finances publiques.

En termes de méthode, tout d'abord. Le rapport recommande de saisir l'occasion de la prochaine loi de programmation prévue à l'automne pour fixer une stratégie de finances publiques soutenable et durable – en prenant en compte une situation plus dégradée que prévu, une croissance fragilisée par la situation géopolitique ainsi que par la remontée de l'inflation, et des dépenses publiques en forte hausse du fait des mesures adoptées pour préserver le pouvoir d'achat.

Les objectifs ambitieux fixés par les lois de programmation antérieures n'ont jamais été respectés par les lois de finances successives. Nous recommandons donc d'établir une loi de programmation plus crédible, c'est-à-dire qui s'appuie sur des hypothèses économiques réalistes et qui présente des mesures de dépenses détaillées et mises en œuvre tout au long de la période. Cette stratégie sera d'autant plus efficace qu'elle reposera sur la responsabilité collective, en impliquant l'ensemble des acteurs publics : l'État, mais aussi la sécurité sociale et les collectivités territoriales – nous venons de publier un rapport qui souligne la bonne santé financière de ces dernières.

Enfin, nous recommandons de veiller à prendre en compte les lois de programmation sectorielles, plus nombreuses chaque année, qui contribuent à un empilement de mesures et de dépenses sans vision globale. Ce sont des vecteurs d'échappement de la dépense. Il faut que la programmation centrale l'emporte sur les programmations sectorielles, pour conserver une vision d'ensemble.

Au début de ce nouveau quinquennat, j'ai la conviction que le Gouvernement devrait plus que jamais se saisir de nos recommandations pour faire des lois de programmation un outil de pilotage effectif, pluriannuel et lisible pour tous.

Nos concitoyens demandent de la transparence et de la visibilité en matière d'utilisation de l'argent public – c'est le leur – et ils sont en droit d'exiger un meilleur suivi de l'action publique.

Sur le fond, le rapport préconise une stratégie équilibrée de redressement des finances publiques qui s'appuie sur deux piliers. D'une part, renforcer le potentiel de croissance économique durable par des investissements, notamment dans la transition écologique et la politique industrielle. D'autre part, maîtriser les dépenses par la mise en œuvre de réformes structurelles.

Cette stratégie s'inscrit dans le droit fil de celle développée par la Cour en juin 2021 lors de la sortie de crise. Elle me paraît toujours aussi justifiée. Pourquoi ? Parce qu'elle redonne du sens au redressement des finances publiques, non pas pour rendre hommage à un esprit austéritaire stérile ou par un goût formel des comptes bien tenus, mais pour dégager les marges de manœuvre nécessaires afin d'être prêts face à la survenance de nouvelles crises et afin d'investir dans la croissance française sur le long terme.

Non seulement la France a besoin d'investissements, mais sans ces investissements nous risquerions de voir les gains attendus de la maîtrise des dépenses absorbés par les pertes liées à une dégradation de la croissance.

Contrairement à ce que certains semblent penser, notre croissance potentielle sort plutôt affaiblie de la pandémie de covid-19 et de ses conséquences – le Haut Conseil publiera une étude sur la question la semaine prochaine –, et elle est menacée par celles de la guerre en Ukraine. Nous ne sommes pas à l'aube de nouvelles Trente Glorieuses spontanées. On peut en rêver, mais cela n'arrivera pas. Nous avons besoin d'investir pour avoir de la croissance.

Pour le premier pilier, le renforcement d'une croissance durable implique une action cohérente et ciblée, en investissant en priorité dans les compétences et l'innovation. Je sais que les effets de cette démarche ne se feront sentir qu'à long terme mais ils assureront un soutien significatif à la croissance.

En s'appuyant sur les notes sur les enjeux structurels de la France publiées par la Cour à l'automne 2021, le rapport s'est attaché à identifier les leviers de croissance et de création d'emplois, notamment le renforcement de la compétitivité de l'industrie française pour regagner des parts de marché. Depuis très longtemps, je suis convaincu que l'industrie est une des clés de l'avenir de la France. Ainsi, le rapport met en avant les investissements nécessaires pour créer et structurer des filières industrielles.

Pour le second pilier – contribuer à la soutenabilité des finances publiques par la maîtrise des dépenses et la préservation des recettes –, la Cour identifie en priorité la nécessité d'activer des leviers transversaux. Nous ne préconisons pas l'utilisation bête et méchante du rabot – il y a des manières stupides de réduire la dépense : elles sont douloureuses, mal ressenties et inefficaces –, mais de faire des choix difficiles que la France n'a cessé de repousser. Le rapport suggère ainsi de se concentrer sur la préservation des recettes publiques en renforçant le pilotage, l'évaluation et la rationalisation des niches fiscales et sociales, lesquelles pèsent respectivement 93 milliards d'euros et 83 milliards d'euros. Je sais que c'est un marronnier, car nous le répétons d'année en année, mais la pédagogie est affaire de répétition. Ces montants sont considérables et il faut supprimer les niches, trop nombreuses, dont l'efficacité n'est pas démontrée.

Une modernisation de la gestion des ressources humaines dans les administrations publiques est également nécessaire au regard de l'enjeu sensible mais important que constitue la maîtrise de l'évolution de la masse salariale, laquelle est très dynamique, avec une augmentation du nombre de fonctionnaires de plus de 1,1 million entre 1996 et 2020. Il s'agit non pas de préconiser je ne sais quelle diminution sauvage, mais de constater qu'il est possible de gérer les ressources humaines.

Par ailleurs, le rapport énumère les marges d'efficience répertoriées et documentées par les différents travaux de la Cour, notamment pour être en mesure de financer les investissements nécessaires.

La Cour n'est pas exclusive ; elle jette un coup de projecteur sur trois domaines dans le champ social et deux dans le champ régalien.

D'abord, la réforme des retraites est toujours nécessaire à nos yeux, pour des questions tant d'équilibre financier des régimes que d'équité entre les générations. Cela doit se faire en agissant sur l'âge de départ – même si nous ne nous prononçons pas sur un chiffre ou sur une modalité particulière : c'est le travail de l'exécutif et du législatif, pas le nôtre –, en stabilisant les conditions de départ anticipé et en poursuivant la convergence des régimes. Ces mesures devront évidemment prendre en considération l'équité, tout en visant à simplifier les règles et à harmoniser les régimes. Mais je suis persuadé que cette réforme est nécessaire. Je sais que certains, ici même, préconisent de ne pas reculer l'âge de départ. Le risque, en l'absence de mesure d'âge, est de se trouver contraint de baisser les pensions, ce que nos concitoyens ne souhaitent pas.

Ensuite, en matière de santé, les dépenses de l'assurance maladie, qui connaît un déficit de 26 milliards en 2021, devraient, autant que faire se peut, être stabilisées – nous ne proposons pas de les réduire. Notre système de soins a révélé, au cours des dernières années, sa grande capacité à protéger les citoyens dans des situations de crise majeure, mais aussi une véritable inadaptation entre les besoins en matière de santé et les ressources. Pour que les dépenses de santé demeurent pérennes et pour garantir l'accès aux soins de tous, il faut financer des investissements, en particulier à l'hôpital, qui a incontestablement besoin de rénovation, par des mesures en dépenses intelligentes. Gardons-nous des œillères : la réorganisation des soins, la refonte de la rémunération des acteurs de santé, la revue des causes évitables de dépenses ou encore le renforcement du numérique dans le domaine de la santé peuvent produire des économies sans dégrader de quelque manière que ce soit la qualité du système de santé. Certaines dépenses doivent être augmentées, d'autres diminuées.

Enfin, en ce qui concerne l'emploi, le rapport préconise de garantir la soutenabilité du régime de l'assurance chômage et d'améliorer l'accompagnement vers l'emploi et la formation professionnelle en clarifiant le rôle des acteurs. Je vous renvoie notamment à l'évaluation de politique publique publiée par la Cour récemment au sujet de l'apprentissage.

Concernant l'État régalien, nous soulevons deux questions majeures.

Tout d'abord, il existe un décalage entre le décrochage de la France dans les classements internationaux en matière d'excellence scolaire, notamment celui du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), et un effort budgétaire de l'État bien supérieur à la moyenne européenne. Ce décalage frappe tout le monde, que ce soit l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), avec laquelle nous travaillons, ou encore le FMI, dont je recevais récemment encore une délégation.

Il faudra, là aussi, trouver des solutions pour financer les investissements nécessaires en supprimant les dépenses non adaptées. Les priorités consistent à revoir le parcours de l'élève, rénover le cadre du métier de professeur, renforcer l'autonomie et mieux évaluer pour améliorer la performance du système scolaire. Retrouver notre excellence scolaire va coûter de l'argent. Pour ce faire, il convient de trouver des leviers de financement pérennes.

Le dernier exemple que nous développons concerne le fait que les moyens supplémentaires importants alloués à la police nationale ne se retrouvent pas dans les résultats affichés, qu'il s'agisse de la présence sur le terrain ou de l'élucidation des faits de délinquance, qui se détériorent. Il faut faire la guerre à ces paradoxes de la dépense publique. La Cour recommande à cet égard un ajustement de l'allocation des effectifs aux besoins des territoires et des missions, une organisation du travail plus adaptée aux besoins opérationnels, une formation renforcée et modernisée et une mutualisation des moyens entre police et gendarmerie.

J'en ai terminé avec la présentation de ce rapport important, sans en avoir épuisé les analyses et les recommandations. Je vous invite donc à en prendre connaissance par vous-mêmes. Toutefois, s'il fallait en retenir deux choses, voici celles que je choisirais.

Premièrement, alors que la France a dû faire face à une succession de crises qui ont contribué à dégrader massivement les finances publiques, il est impératif que la prochaine loi de programmation des finances publiques donne un cap clair pour assurer leur soutenabilité. Nous ne pouvons pas vivre dans l'illusion d'une dette gratuite ni d'un monde tranquille, sans crises ni dérèglements.

Deuxièmement, pour garantir la crédibilité de la France, il faudra faire des choix difficiles mais justes envers les générations futures, auxquelles il ne serait ni digne ni responsable de laisser une dette environnementale et financière aussi lourde à porter.

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