Intervention de Catherine Colonna

Réunion du mercredi 7 décembre 2022 à 18h35
Commission des affaires étrangères

Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères :

Je tiens à remercier le président Bourlanges de m'avoir invitée à nouveau à intervenir devant vous et je veux vous redire que vous pouvez compter sur ma disponibilité et sur celle de mon cabinet.

Lors de la conférence des ambassadrices et des ambassadeurs, en septembre dernier, le président de la République soulignait les risques d'une fracturation du monde dans lequel nous évoluons. C'est un fait, l'espace de la confrontation n'a cessé de s'élargir.

On le voit en Ukraine, en proie depuis près de neuf mois à la guerre d'agression voulue par le Kremlin, lequel a franchi un à un tous les seuils juridiques, moraux et politiques. C'est l'élément le plus flagrant du bouleversement du contexte stratégique dans lequel nous évoluons. Ce fut le choix de l'invasion d'un pays voisin, souverain, indépendant. Ce fut l'annexion des territoires du Donbass, en violation flagrante du droit international. Ce sont les exactions dont les forces armées russes se sont rendues coupables, à Boutcha, à Irpin, à Izioum, à Kherson et ailleurs. C'est une stratégie qui vise à faire de l'hiver une arme de guerre pour faire souffrir les civils du froid. Ce sont les bombardements qui ciblent les infrastructures et les populations civiles. Ces agissements, faut-il le rappeler, sont en droit international constitutifs de crimes de guerre. Ceux qui en sont responsables devront en rendre compte.

Cette guerre met en péril la souveraineté de l'Ukraine. Elle met en cause la sécurité, la stabilité et la prospérité de notre continent. Mais sa portée dépasse largement le cadre régional. Cette guerre est l'affaire de tous car il s'y joue la préservation des principes fondamentaux de l'ordre international, ceux de la Charte des Nations Unies : la non-agression, le règlement pacifique des différends, le respect de la souveraineté et de l'intégrité territoriale des États. Si nous permettons qu'ils soient bafoués par la Russie aujourd'hui, alors ils ne vaudront nulle part ailleurs.

Or force est de constater que les zones de confrontation s'accroissent ailleurs : dans le Caucase – où les tensions ont repris sur le terrain entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan –, dans le Nord-Est syrien – où la Turquie préparerait une nouvelle incursion terrestre aux conséquences déstabilisantes –, en Irak – pris en tenaille entre frappes turques et frappes iraniennes ciblant, là encore, le Kurdistan –, au Sahel – où la situation empire tant au Burkina Faso qu'au Mali.

Dans cet environnement en voie de conflictualisation, notre diplomatie doit également relever le défi de ce que le président de la République a appelé la compétition des universalismes. Depuis plusieurs années, on observe partout dans le monde les tentatives de recul des marqueurs de la démocratie sous des coups d'assauts concertés et souvent assumés : érosion des espaces de liberté d'expression, d'opinion et d'information ; affaiblissement de l'indépendance de la justice ; attaques contre les sociétés civiles et les défenseurs des droits de l'Homme.

Ces attaques, nous les connaissons également en Europe. Elles visent à légitimer des modèles qui se présentent comme alternatifs alors qu'ils sont tout bonnement autoritaires.

Or, alors que l'on disait les démocraties sur la défensive, voire en recul, je constate que la promesse autoritaire ne fait pas autant recette que voudrait le faire croire la propagande des pays qui la portent. Que l'on songe au Brésil, où Jair Bolsonaro a été défait dans les urnes face à Lula. Que l'on pense à l'Iran, où les femmes défient l'oppression, la censure et la violence du régime en défilant dans les rues au cri de « Femmes, vie, liberté ». Que l'on pense encore à la Chine, dont la stratégie sanitaire, loin de l'efficacité qu'on nous vantait au début de la pandémie, peine à arrêter le virus tout en suscitant de vives protestations. Ou que l'on pense aux tensions profondes qui se sont fait jour au sein de la société russe à la suite de la mobilisation partielle décrétée par Vladimir Poutine, le 20 septembre, pour pallier les lacunes de son armée.

Ces événements, dans tous ces pays, nous montrent que l'aspiration à la liberté est universelle. Face au défi du relativisme et des manipulations, nous avons considérablement musclé nos capacités de lutte contre la désinformation, en créant notamment une sous-direction dédiée à la communication stratégique au sein du porte-parolat du ministère. Elle monte en puissance, avec un mot-clé qui est celui de la réactivité : identifier le plus tôt possible les angles d'attaque de nos adversaires et faire pièce aux fausses informations nous concernant en rétablissant les faits.

Plus largement, ce sont les moyens de notre diplomatie d'influence, qu'ils soient culturels, éducatifs ou scientifiques, qui doivent contribuer, sur le terrain, à la promotion de notre modèle.

Nous devons renforcer nos partenariats avec les pays qui, comme nous, partagent un même attachement au respect de l'ordre international fondé sur le droit et au multilatéralisme. Je pense en particulier à nos partenaires stratégiques en Indopacifique, à commencer par l'Inde, bien sûr.

Dans l'environnement dégradé que je viens de vous présenter, il est plus que jamais nécessaire de mener une diplomatie combative. C'est ce que nous faisons et je veux maintenant évoquer les principales lignes de force de notre action.

Notre premier combat, c'est de faire en sorte que l'Europe reste libre de ses choix et maîtresse de son destin. C'est l'ambition de l'agenda de souveraineté du sommet de Versailles, que nous appliquons.

Nous voulons que l'Europe soit libre de ses choix industriels et énergétiques. C'est pourquoi nous travaillons, d'une part, à nous défaire de notre dépendance au pétrole et au gaz russes, et, d'autre part, à renforcer notre indépendance en accélérant la décarbonation de notre mix énergétique : nucléaire, d'un côté, renouvelable, de l'autre, avec en parallèle davantage de sobriété et d'efficience. La prochaine étape sera la réforme du marché de l'énergie, que nous appelons de nos vœux et dont nous souhaitons qu'elle permette le découplage du prix du gaz et de l'électricité, si possible au printemps 2023.

Nous voulons que l'Europe reste libre de ses choix en matière de défense et de sécurité. Grâce à la boussole stratégique, elle s'est dotée en mars dernier d'une doctrine commune que nous traduisons en actes. Cela passe par le renforcement des capacités européennes. Nous avons, là encore, montré la voie avec notre partenaire allemand, en signant un accord au sujet du système de combat aérien du futur (SCAF) et bientôt, je l'espère, le même type d'accord pour le char du futur.

Nous voulons que les instruments d'achats communs de matériels en cours de négociation permettent de renforcer la compétitivité de notre industrie européenne de défense et assument clairement une part de préférence européenne ; en un mot, que l'argent des contribuables européens investi dans la défense européenne crée des emplois européens. C'est à l'ordre du jour du Conseil européen de la semaine prochaine.

Pour tenir cet agenda, nous avons, bien entendu, besoin d'un couple franco-allemand solide et innovant. En janvier prochain, nous célébrerons les soixante ans du traité de l'Élysée. Je crois que notre dialogue n'a jamais été aussi dense, à tous les niveaux. À la suite de l'entretien qu'ont eu le 26 octobre le président de la République et le chancelier Scholz, nos deux gouvernements sont pleinement mobilisés pour définir un programme de travail concret au service du renforcement de la souveraineté de l'Europe.

Deuxième axe, nous sommes aux côtés de nos partenaires et de nos alliés. Je pense bien sûr à l'Ukraine. Vous connaissez les différents volets de notre soutien : avec nos partenaires du G7 et de l'Union européenne, nous avons établi une politique de sanctions sans précédent, afin d'exercer une pression maximale sur le Kremlin et d'assécher le financement de l'effort de guerre russe. Huit paquets de sanctions ont été adoptés par l'Union européenne, ciblant 1 241 individus et 118 entités dans des secteurs stratégiques tels que l'industrie de défense, l'énergie, les transports ou les secteurs financiers. Elles sont efficaces, contrairement à ce que certains veulent faire croire, et pèsent sur des pans entiers de l'industrie russe, y compris de son industrie d'armement.

Parallèlement, la Russie s'est isolée sur le plan diplomatique. À plusieurs reprises l'Assemblée générale des Nations Unies s'est clairement prononcée sur l'agression russe. Le 13 octobre dernier, à nouveau, elle a condamné à 143 voix contre 5 l'annexion illégale des territoires ukrainiens occupés par la Russie.

Sur le plan militaire, la France, avec ses partenaires et alliés, aide l'Ukraine à exercer son droit à la légitime défense. Elle le fait à titre national, en fournissant aux forces armées ukrainiennes les armements dont elles ont le plus besoin : les dix-huit canons Caesar, les six canons TRF1, les munitions, le carburant ont joué un rôle décisif dans la reprise de Kherson. Face aux bombardements russes, nous adaptons ce soutien en faisant porter notre effort sur le matériel de défense antiaérien pour protéger les infrastructures essentielles de l'Ukraine. Enfin, nous formerons 2 000 soldats ukrainiens d'ici à la fin de l'année dans le cadre de la mission d'assistance de l'Union européenne, comme nous nous y sommes engagés.

Ce soutien, nous l'apportons également à l'échelle européenne, en particulier au titre de la Facilité européenne de paix, qui sert à financer l'achat d'armements grâce à plus de 3 milliards d'euros, à ce stade, pour la seule Ukraine. Nous apporterons ce soutien aussi longtemps que nécessaire.

Nous amplifions également notre soutien économique et humanitaire. Là encore, l'Europe est au rendez-vous, avec plus de 19,7 milliards d'euros d'aide à ce jour, sans compter les 18 ou 19 milliards que coûte aux États membres l'accueil de millions de réfugiés ukrainiens. Et nous espérons qu'un nouveau paquet de soutien financier de 18 milliards d'euros sera adopté d'ici à la fin de l'année.

L'Ukraine a aussi besoin d'un soutien d'urgence, pour aider sa population à passer l'hiver. C'est l'objet de la conférence internationale que le président de la République organise le 13 décembre prochain à Paris. Elle regroupera quarante-six pays et vingt-six organisations internationales et régionales, selon les estimations. Notre objectif est de mobiliser la communauté internationale afin d'apporter un soutien concret et immédiat face à l'urgence de l'hiver, en fournissant à l'Ukraine de quoi maintenir en fonction ses infrastructures essentielles dans les secteurs prioritaires : l'énergie, l'alimentation, l'eau, la santé et les transports. Nous établirons également un mécanisme de coordination de l'aide d'urgence, afin de nous assurer que les capacités des bailleurs puissent s'ajuster, en temps réel, aux besoins exprimés par l'Ukraine et le peuple ukrainien.

Je veux évoquer également l'Arménie. Vous le savez, la France est en première ligne des efforts consentis pour soutenir ce pays et mettre fin aux tensions. L'action du président de la République au sommet de Prague, le 6 octobre, a été décisive pour obtenir le déploiement d'une mission d'observation de l'Union européenne à la frontière entre les deux pays, mais intégralement située sur le territoire arménien. Cette mission est opérationnelle depuis le 20 octobre dernier et, bien que des incidents subsistent, elle a contribué à faire diminuer l'intensité des tensions sur le terrain. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons que la présence de l'Union européenne se maintienne au-delà de son terme actuel fixé au 19 décembre, jusqu'à ce que sa présence ne soit plus nécessaire. Nous nous assurerons que cette mission puisse compter sur une présence française en adéquation avec l'importance que nous accordons au règlement du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan.

Mais malgré les tensions, il existe une fenêtre d'opportunité pour régler les problèmes qui n'ont jamais pu trouver de solution depuis la chute de l'Union soviétique. Des réunions se sont tenues entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan à Bruxelles et à Washington, respectivement sur la délimitation de la frontière et sur le projet de traité de paix. N'en négligeons pas l'importance. Il nous faut continuer de dialoguer avec l'Arménie et avec l'Azerbaïdjan, afin d'encourager les parties à aller de l'avant et à saisir la chance de la paix. C'est le message que le président de la République a adressé au président Aliev comme au premier ministre Pachinian. Nous sommes pleinement engagés pour le retour de la paix.

Nous agissons à tous les niveaux pour prévenir l'apparition de nouvelles fractures risquant d'entraîner une fragmentation accrue de la communauté internationale. L'heure n'est pas aux logiques de blocs mais à la construction d'alliances autour d'actions concrètes. Nous devons rechercher des coalitions au cas par cas, sur des projets permettant d'œuvrer ensemble à la préservation des biens publics mondiaux – la sécurité alimentaire, le climat –, mais aussi de nos intérêts et de notre sécurité face à ceux qui sont tentés de faire prévaloir la force sur le droit. Nous nous y sommes employés au sommet du G20, en Indonésie, puis à Djerba, lors du sommet de la francophonie, ces enceintes étant particulièrement propices à ce genre d'explications et d'actions.

La France est particulièrement engagée sur le front de l'insécurité alimentaire, qui progresse dans les pays du Sud du seul fait de la guerre russe en Ukraine. Nous avons pris un certain nombre d'initiatives, reprises au niveau européen et à l'international. L'initiative FARM (mission pour la résilience alimentaire et agricole) vise ainsi à stabiliser les marchés agricoles en assurant une meilleure transparence et en luttant contre les spéculations, à soutenir l'Ukraine et les pays les plus vulnérables en leur permettant des achats à prix raisonnables et à rendre la production agricole plus durable.

L'initiative « Opération de sauvetage des récoltes » a été lancée avec nos partenaires de l'Union africaine, de l'Union européenne, de l'Organisation des Nations Unies (ONU), de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), afin de répondre aux besoins d'engrais dans les pays vulnérables pour leur permettre d'assurer les récoltes de l'année prochaine. Nous avons mobilisé 7,5 millions d'euros pour que le Programme alimentaire mondial puisse acheminer les engrais. Nous avons facilité le transport d'engrais russes, sur lesquels les dispositifs de sanction ont été levés, depuis les Pays-Bas vers le Malawi, et nous finançons le transport d'une deuxième cargaison de l'Estonie vers le Tchad. En outre, nous soutenons financièrement l'initiative ukrainienne de dons de céréales, Grain from Ukraine, à des pays africains et du Moyen-Orient, les premiers pays concernés étant le Soudan et le Yémen. Enfin, nous soutenons les « corridors de solidarité » ouverts par l'Union européenne sur le continent, qui permettent d'acheminer les céréales par voie terrestre, fluviale ou ferroviaire. À ce jour, ils ont permis de sortir d'Ukraine davantage de céréales que par la mer noire, dans le cadre de la Black Sea Grain Initiative.

La France est également en première ligne s'agissant des efforts internationaux en faveur de l'environnement et de la biodiversité. Elle organisera en mars 2023, avec le Gabon, un sommet sur les forêts. Celui-ci doit permettre de protéger plus efficacement et de mieux valoriser cet inestimable bien commun que sont les forêts tropicales, véritables puits de carbone.

Nous sommes également en pointe de la mobilisation internationale pour le climat. À cet égard, la COP27 de Charm el-Cheikh n'a pas été à la hauteur de nos ambitions. Ainsi, ni l'ambition d'atteindre le pic des émissions mondiales de gaz à effet de serre avant 2025, ni l'objectif de réduction de l'utilisation des énergies fossiles n'ont été retenus dans l'accord final. Celui-ci réaffirme malgré tout l'essentiel, c'est-à-dire la nécessité de fournir des efforts supplémentaires dès la fin 2022, et encore plus l'année prochaine, afin de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré.

Plusieurs décisions importantes ont néanmoins été prises lors de cette COP, dont celle de créer des dispositifs dédiés aux dommages sociaux et économiques dus au changement climatique, comme le mécanisme de financement des pertes et préjudices, créé pour répondre aux attentes légitimes des pays les plus vulnérables, qui ne sont pas responsables des émissions qui les atteignent. La France y prendra toute sa part, tout comme elle contribue d'ores et déjà au fonds d'adaptation, auquel elle a décidé d'accroître sa participation de 10 millions d'euros pour 2022-2023. Notre engagement financier global en faveur du climat s'élève ainsi à 6 milliards d'euros par an entre 2021 et 2025. Nous tenons nos engagements, ce qui n'est pas le cas de tous les pays. Les efforts de tous sont indispensables pour relever les défis liés au financement des efforts de la lutte contre le changement climatique. Ce sera l'objet du sommet sur un nouveau pacte financier entre les pays du Nord et du Sud, qui se tiendra à Paris en juin 2023, en coordination avec les institutions financières internationales.

Permettez-moi de revenir brièvement sur la visite d'État du président de la République aux États-Unis, la première sous l'administration Biden. Ce déplacement a illustré la force de la relation franco-américaine. La déclaration conjointe publiée lors de ce déplacement constitue à cet égard une nouvelle feuille de route et une nouvelle étape dans l'approfondissement de notre partenariat, après celle de Rome en octobre 2021. Parmi les nombreux sujets qui ont été abordés avec le président Biden figurent le soutien constant de la France et des États-Unis à l'Ukraine et la lutte contre l'impunité, ainsi qu'un programme de travail bilatéral sur des sujets multiples comme le spatial, le nucléaire civil ou encore la transition climatique.

Autre sujet évoqué, et non des moindres : l' Inflation Reduction Act (IRA), la politique de subventions de l'administration Biden aux entreprises américaines. Elle vise à localiser aux États-Unis des entreprises permettant d'aborder résolument la transition écologique et de retrouver ainsi de la souveraineté dans tous ces domaines. Même si tel n'est pas l'objectif, elle peut pénaliser fortement l'industrie européenne en créant les conditions d'une concurrence inégale entre nos deux économies Le président de la République a obtenu du président américain qu'il reconnaisse la nécessité, pour les États-Unis et l'Union européenne, de resynchroniser leurs approches, afin d'éviter que la mise en œuvre de l'IRA ne pénalise les entreprises européennes. Il faudra en trouver les mécanismes, qui peuvent consister à prévoir des exemptions pour nos entreprises, comparables à celles obtenues par le Canada et le Mexique, ou bien à éviter la course aux subventions. Le travail qui sera mené entre Européens et Américains pour définir ces réglages ne dispense pas l'Union européenne de prendre ses responsabilités en renforçant le soutien à son industrie, avec le même objectif de nous rendre plus souverains et plus indépendants. Nous devons faire plus et surtout plus vite pour pouvoir rester compétitifs.

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