Intervention de Étienne de Poncins

Réunion du mercredi 9 novembre 2022 à 10h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Étienne de Poncins, ambassadeur de France en Ukraine :

Monsieur Belhamiti, le doublement de l'enveloppe est bienvenu. Ces 200 millions d'euros s'ajouteront à l'aide européenne. L'enveloppe permettra de répondre aux demandes très pointues adressées par les Ukrainiens à notre industrie de défense. Ils bénéficieront d'une sorte de droit de tirage, ce qui est très apprécié, comme en témoigne la signature rapide du premier mémorandum pour le versement de 100 millions d'euros. Les Ukrainiens en feront usage très vite. C'est un bon instrument, pragmatique, rapide et qui permet de combler les manques.

Je ne connais pas encore le résultat des élections aux États-Unis, mais si j'en crois mes collègues américains présents en Ukraine, le consensus bipartisan en faveur de l'aide à ce pays est suffisamment large pour qu'il n'y ait pas grand-chose à craindre d'un renforcement des ultras, qu'ils se trouvent chez les conservateurs ou chez les démocrates – car l'opposition pourrait venir des deux côtés du spectre politique. De toute façon, en matière de poltique étrangère, la responsabilité revient directement au président Biden. Plusieurs missions ont été envoyées à Kiev au cours des derniers jours pour rassurer les Ukrainiens. Dans la mesure où les Américains produisent la plus grande partie de l'effort, notamment dans le domaine militaire, il ne serait pas possible de les remplacer, même si les Européens combinaient leurs forces. On peut le regretter, mais c'est ainsi.

Madame Martinez, on compte 100 000 réfugiés ukrainiens en France, ce qui est relativement modeste par rapport au nombre accueilli dans les autres pays de l'Union européenne : 1 million en Allemagne et 2 millions en Pologne. Il s'agit majoritairement de femmes et d'enfants, puisque les hommes en âge de porter les armes n'ont pas le droit de quitter l'Ukraine. Au total, 18 000 enfants ont été scolarisés. Les retours sont très positifs quant à l'intégration et à la qualité de l'accueil réservé aux réfugiés : les Ukrainiens apprécient notre générosité. Les collectivités locales, en particulier, ont produit un effort remarquable.

Y a-t-il un mouvement de retour vers l'Ukraine ? Oui et non : certaines personnes retournent voir leur famille puis repartent en fonction de l'évolution de la situation militaire. Des ruptures familiales peuvent se produire du fait de la séparation, même s'il est difficile, à ce stade, de les quantifier. Les femmes trouvent du travail très facilement : si la guerre durait trop longtemps, elles pourraient finir par s'enraciner.

Monsieur Lachaud, il ne me revient pas de faire des commentaires sur la suppression du corps diplomatique.

En ce qui concerne le renseignement, je ne suis pas non plus le mieux placé pour en parler. Il reviendra aux historiens d'examiner ce qui s'est passé. Comme le disait justement Mme Parly, le paradoxe est que nous disposions tous des mêmes informations : nous savions que 130 000 hommes se trouvaient dans une position agressive, encerclant l'Ukraine. La question était de savoir s'ils passeraient ou pas à l'attaque. C'est sur ce point que les analyses ont divergé. Les Américains pensaient que oui ; certains, dont nous-mêmes, considéraient que c'était peu probable. Le président Zelensky lui-même, jusqu'au dernier jour, disait que le problème allait se régler, que les Russes bluffaient. Le 18 février encore, soit six jours avant l'attaque, le maire de Marioupol était dans mon bureau pour parler de programmes de développement. Sa ville, située à 20 kilomètres de la zone de contact, devait être la première victime d'une offensive russe – ce qui a d'ailleurs été le cas. Ce jour-là, je lui ai demandé s'il avait peur, s'il pensait que les Russes allaient attaquer ; il m'a répondu qu'il était sûr que c'était du bluff.

Il est difficile de juger si l'on pouvait faire mieux en matière de renseignement. En revanche, ce que nous avions dit – je l'avais même écrit –, c'est que si le président Poutine prenait la décision irrationnelle consistant à essayer de prendre Kiev en trois jours avec 30 000 hommes, il échouerait. J'en étais convaincu car je connaissais bien Kiev. La ville compte 5 millions d'habitants et est très étendue : sauf absence totale de volonté de résistance de la population, l'entreprise était vouée à l'échec. Or mon équipe et moi-même étions intimement persuadés que les Ukrainiens résisteraient.

Dans les classements des systèmes d'armement, souvent fondés sur la quantité et confectionnés par les Anglo-Saxons, notre pays figure assez bas. En termes purement quantitatifs, cette approche est partielle car elle ne prend pas en compte ce qui est immatériel, ainsi que notre contribution à l'effort de l'Union européenne.

Madame Bazin-Malgras, plusieurs entreprises françaises continuent à travailler en Ukraine, notamment deux grandes banques qui y sont très implantées : le Crédit Agricole et la BNP.

Cela participe de l'incroyable résilience ukrainienne : l'économie du pays continue à fonctionner. Les Ukrainiens ont moissonné dans l'est du pays, quasiment sous le feu des canons russes. Ils continuent à produire. Dans l'ouest, sur la rive droite du Dniepr, tout fonctionne presque normalement. Jusqu'à présent, il n'y a pas eu de ruptures d'approvisionnement. En avril et en mai, les Russes ont frappé les dépôts pétroliers ; huit jours après, il y avait à nouveau de l'essence. Les Ukrainiens ont également réussi à faire sortir leur blé, soit par la voie maritime – grâce à l'accord relatif aux céréales – soit par la voie ferroviaire.

La chambre de commerce franco-ukrainienne est toujours active. Je rencontre régulièrement ses représentants. Au total, 200 à 300 Français sont revenus, notamment des hommes d'affaires faisant des allers-retours entre les deux pays. C'est parce que la vie économique continue que nous organiserons deux conférences, les 12 et 13 décembre. La première, pilotée par Bercy, sera consacrée au volet économique, à la résilience et la reconstruction. Des entreprises françaises y participeront. La seconde sera plus politique : elle portera sur l'arrivée de l'hiver et la façon de surmonter les frappes visant les infrastructures.

S'agissant de l'Ukraine, la rubrique « Conseils aux voyageurs » du site du ministère déconseille formellement, quel qu'en soit le motif, tout déplacement dans le pays. Cela se comprend, je n'en fais pas le reproche, mais c'est une difficulté pour les entreprises et les hommes d'affaires : les sièges sont très réticents à envoyer leur personnel en Ukraine. J'ai suggéré à mes autorités de modifier l'approche et de rouvrir la possibilité de voyages pour raisons impérieuses. La décision est difficile à prendre car, depuis le 24 février, des missiles peuvent tomber absolument partout. Il n'en demeure pas moins que les restrictions de circulation rendent plus difficiles la reconstruction et le retour à la vie normale dans certaines parties au moins de l'Ukraine.

Madame Poueyto, la guerre hybride, qui passe notamment par les attaques informatiques, est un phénomène de grande ampleur dans ce conflit. C'est une nouveauté, même si nous nous y attendions. De ce point de vue aussi, la capacité de résistance des Ukrainiens est frappante : ils n'ont subi aucune défaite majeure dans ce domaine. Ils ont développé, notamment, une application nommée Diia, dans laquelle sont versés tous les documents administratifs. Nous craignions qu'elle ne soit hackée, mais cela n'a pas été le cas jusqu'à présent. Le pays avait beaucoup d'ingénieurs, d'importantes capacités dans le domaine de l'informatique et des télécommunications ; on en voit le résultat.

Il me faut faire face, notamment sur les réseaux sociaux, à certaines attaques hybrides, dont celle que vous avez mentionnée et qui me concerne. Elle est venue des réseaux prorusses ou antifrançais en Afrique et a fini par être relayée ici. Ce n'est pas très grave : les propos et l'attitude qui m'étaient prêtés étaient si peu vraisemblables que la manipulation n'a pas pris. De telles attaques sont désagréables mais ne m'empêchent pas de poursuivre mon travail au service de la relation franco-ukrainienne.

Madame Pic, la position ukrainienne est claire : l'objectif est de revenir aux frontières de 1991, ce qui inclut la Crimée. Au début du conflit, le président Zelensky réclamait un retrait des forces russes jusqu'aux positions qu'elles occupaient le 23 février. Au fil des mois, son discours s'est durci : il conditionne la fin du conflit à un retour aux frontières de 1991, assorti de compensations financières au titre de la reconstruction et de la réparation pour les crimes de guerre. Le Président de la République a défini notre position : pour nous, c'est aux Ukrainiens de définir les conditions de la victoire, et nous leur apporterons notre soutien le temps qu'il faudra.

Monsieur Larsonneur, les Ukrainiens veulent autant d'équipements que possible. Leurs demandes concernaient d'abord l'artillerie. Ensuite, nous leur avons fourni des véhicules de l'avant blindés ; après, ce fut du matériel de combat antiaérien en quantité, notamment des missiles Crotale. Une demande a été faite concernant des chars Leclerc. Quoi qu'il en soit, l'examen de la demande est en cours. Pour de telles questions, le dialogue a lieu directement entre les deux présidents.

Nous avons engagé la formation de 2 000 soldats. Le processus n'est pas entièrement nouveau : nous avions déjà formé des artilleurs. Il s'inscrira également dans le cadre de la mission européenne, qui a vocation à former 15 000 soldats.

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