Intervention de Pascal Colombani

Réunion du mercredi 30 novembre 2022 à 17h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies :

Permettez-moi de me présenter en quelques mots : je suis physicien nucléaire ; après avoir commencé ma carrière au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), j'ai rejoint la société Schlumberger pour laquelle j'ai travaillé aux États-Unis, en Europe et au Japon. Nommé par Claude Allègre, j'ai été directeur de la technologie au ministère de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie de 1998 à 1999. Puis j'ai exercé les fonctions d'administrateur général du CEA jusqu'en 2002 et de président de conseil de surveillance d'Areva jusqu'à la mi-2003. Ensuite, j'ai été administrateur de plusieurs sociétés dans le domaine de l'énergie – EDF, British Energy, Alstom, Technip, Rhodia, EnergySolutions, Valeo dont j'ai présidé le conseil d'administration de 2009 à 2016.

Je propose de balayer le questionnaire que vous m'avez adressé. S'agissant du contexte énergétique en France et en Europe lorsque j'ai pris mes fonctions au CEA, il n'était pas particulièrement tendu ; le prix des énergies fossiles était relativement raisonnable. La Commission européenne avait publié un livre vert qui soulignait les trois éléments clés de la politique énergétique de l'Union européenne : la sécurité de l'approvisionnement, l'environnement et le changement climatique, le coût de l'énergie. Pendant longtemps, la sécurité de l'approvisionnement n'était pas une priorité au niveau européen et elle était assurée par le charbon, le gaz – la politique allemande est allée dans ce sens – et, dans une moindre mesure, le nucléaire, lequel était constamment battu en brèche auprès de la Commission par des ONG mais aussi par le gouvernement allemand. Les énergies renouvelables, dont la place était marginale, ont progressivement vu leur coût baisser jusqu'à les rendre compétitives.

Le gouvernement de l'époque, issu de la majorité plurielle, ne m'a jamais paru inquiet pour l'approvisionnement énergétique de la France – en tout cas, je n'ai jamais été interrogé sur le sujet. La France possédait un atout maître avec 80 % de son électricité d'origine nucléaire et le prix des énergies fossiles était supportable. C'est alors que sont malheureusement intervenus des choix – ou des compromis – politiques qui ont largement démotivé les équipes dont je m'apprêtais à prendre la direction. Les accords entre les différentes composantes du Gouvernement ont amené à des décisions telles que l'arrêt et le démantèlement de Superphénix, qui n'avait de sens que dans un certain contexte politique. Il s'agissait alors, pour la composante écologiste ainsi que pour les ONG, d'un premier pas vers un démantèlement complet et progressif de la filière nucléaire. En fermant Superphénix, on remettait aussi en cause les projets de réacteurs de nouvelle génération, capables de limiter le volume de combustibles usés et celui des déchets, et susceptibles, d'une certaine façon, de poser la question du retraitement.

Cette décision prenait à rebours une opinion publique qui était plutôt favorable au nucléaire – entre 50 et 60 % – sans se poser trop de questions. Surtout, elle a signifié implicitement l'arrêt de tous les projets industriels. Depuis la mise en service du dernier réacteur, celui de Civaux, en 1997, plus rien n'a été construit et l'absence de construction nouvelle allait durablement affecter la résilience de la production d'électricité d'origine nucléaire. Les équipes, en particulier celles d'EDF, se sont dissoutes, et on en mesure aujourd'hui les conséquences.

S'agissant du CEA, j'étais fier d'être administrateur général d'un organisme créé après la guerre par le général de Gaulle pour donner à la France la maîtrise de l'atome et de ses applications civiles et militaires. Il ne faut jamais oublier que le CEA est responsable de la fabrication des matières et des armes nucléaires.

Le CEA était doté d'un statut particulier, proche de celui d'un établissement public industriel et commercial, qui lui assurait une indépendance dont aucun autre organisme de recherche ne disposait, y compris pour la gestion des ressources humaines.

Le CEA comptait 15 000 personnes et son budget était de 2,7 milliards d'euros, en prenant en compte les activités militaires. On dénombrait alors quarante-trois installations nucléaires dont vingt-sept étaient classées secrètes ; nombre d'entre elles nécessitaient des travaux d'assainissement et de démantèlement. Le financement des projets civils s'élevait, de mémoire, à 1,5 milliard d'euros, dont 40 % provenaient de ressources extérieures.

Quand j'ai pris mes fonctions, peu après l'arrêt de Superphénix, l'organisme, en particulier les directions chargées de l'énergie nucléaire, ressentait fortement le manque de soutien politique ; le moral était bas, les objectifs flous et les interrogations nombreuses. Venant de Schlumberger qui avait la réputation d'être une société dans laquelle le contentement de soi n'avait pas sa place, j'y ai remédié. Pour réorganiser la recherche civile, j'ai nommé le directeur des applications militaires, le regretté Jacques Bouchard, qui a accompli cette tâche de main de maître. Grâce à la préservation de compétences d'ingénierie, l'objectif était non plus de maintenir l'option nucléaire ouverte – un slogan défaitiste à mes yeux – mais de lancer de nouveaux projets ambitieux, de soutenir les projets industriels en appliquant les méthodes modernes, comme les méthodes de simulation, ainsi que de développer des techniques en matière d'assainissement et de démantèlement des installations obsolètes.

Lorsqu'on dirige le CEA, on ne peut pas faire abstraction des activités de défense, ne serait-ce qu'à cause des mouvements de personnel entre les directions. Nous n'avons pas hésité à faire appel largement aux personnels de la direction des applications militaires (DAM) pour relancer l'activité nucléaire civile. La DAM était alors en bon état, en comparaison du domaine civil; elle avait mis au point des méthodes modernes, après l'arrêt des essais, qui assuraient la pérennité de la dissuasion.

Nous avons investi dans des domaines d'excellence qui étaient issus de l'activité militaire tels que les micro, les bio et les nanotechnologies. Nous avons déployé des moyens en faveur du développement d'autres énergies, en particulier le solaire, parce que lié au nucléaire, qui pouvait être pertinent pour les applications du nucléaire, et l'hydrogène. Nous avons lancé l'Institut national de l'énergie solaire à Annecy. Sur l'hydrogène, nous avons fait ce que nous avons pu. Nous avons, avec d'autres, lancé des initiatives dont nous commençons à voir les résultats.

Nous avons réorganisé les participations industrielles du CEA. Sur la proposition de Philippe Pontet, PDG de CEA-industrie, et de moi-même, à laquelle Anne Lauvergeon s'est jointe, a été créée une holding industrielle qui est devenue le numéro un mondial du service aux exploitants nucléaires. Cette opération a également permis la création d'un fonds auquel le CEA tenait beaucoup, fonds dédié à l'assainissement des installations nucléaires obsolètes, assis sur la participation du CEA dans Areva et alimenté par les dividendes versés par Areva. D'abord réservé aux installations civiles, il a été étendu par mon successeur aux installations militaires obsolètes. Malheureusement, avec la déconfiture d'Areva, les dividendes se sont taris et mes successeurs ont été contraints de céder des participations. Le fonds était géré par un comité ad hoc indépendant du CEA.

Cette stratégie a été, pour l'essentiel, poursuivie par mes successeurs, Alain Bugat, Bernard Bigot et Daniel Verwaerde. Ces derniers ont officialisé l'extension des activités du CEA aux énergies alternatives – comme l'indique le nom maladroit qui est désormais le sien ; j'aurais préféré « commissariat aux énergies d'avenir ».

Je regrette la modification des statuts, qui a ôté au CEA l'originalité qui le caractérisait depuis sa création. Certaines décisions récentes me semblent critiquables, en particulier l'arrêt des recherches sur le projet Astrid – Advanced sodium technological reactor for industrial demonstration –, initiative internationale destinée à concevoir la quatrième génération de réacteurs en étendant à d'autres types de caloporteurs les idées à l'origine de Superphénix. Cette décision, prise en 2018 ou 2019, est une erreur, ne serait-ce que pour le maintien des compétences. Nous avons besoin de projets de recherche susceptibles d'attirer les ressources humaines et de les former, au bénéfice éventuellement d'autres acteurs du nucléaire tels qu'EDF.

Vous m'avez interrogé sur la souveraineté et l'indépendance énergétiques. Je définirais la souveraineté comme le fait pour un État de ne voir son existence soumise à aucun autre État ou puissance, qu'elle soit technologique ou financière, la souveraineté énergétique n'en constituant qu'un démembrement particulier. La France n'est plus un État souverain dès lors que sa dette est gigantesque et son déficit commercial abyssal. Mais existe-t-il encore des États souverains ? C'est une bonne question à laquelle je ne peux pas répondre.

On peut s'interroger sur la puissance. Je l'ai fait lorsque je suis arrivé au CEA. Le CEA a donné à la France, en garantissant sa capacité de protection nucléaire – condition nécessaire mais peut-être pas suffisante –, la puissance militaire et un siège au Conseil de sécurité des Nations unies. Le CEA a aussi aidé à assurer la production d'énergie électrique – autre forme de puissance. Mais qu'est-ce que la puissance d'un État aujourd'hui ? La puissance ne tient-elle pas aussi aux capacités dans le domaine des technologies de l'information, des sciences du vivant ou des biotechnologies ? Les États-Unis disposent d'une puissance technologique extraordinaire avec laquelle nous ne pouvons pas rivaliser. Le but de CEA Tech était de rassembler nos activités dans les nouvelles technologies.

Quant à la souveraineté énergétique, non seulement la France a peu accès à des sources d'énergie sur son sol – or les énergies fossiles continueront à jouer un rôle important pour plusieurs décennies – mais, pour diverses raisons, nous avons mis en danger la partie la plus crédible de notre indépendance énergétique, le nucléaire, en cédant à des jeux politiques internes et à certaines pressions internationales. De plus, nous avons volontairement renoncé à exploiter ou même à recenser nos ressources, par exemple en gaz de schiste. L'accent mis récemment sur les énergies renouvelables ne suffira évidemment pas avant longtemps à remédier à cet état de fait.

Notre souveraineté énergétique étant nulle, qu'en est-il de l'indépendance énergétique, définie comme la capacité d'un pays à satisfaire de manière autonome des besoins énergétiques, donc à maximiser la production locale d'énergie nécessaire à la population et aux activités industrielles ? Il est très rare que l'indépendance énergétique soit totale mais certains pays peuvent s'en approcher : les États-Unis, notamment depuis qu'ils exploitent leurs ressources en pétrole et en gaz de schiste ; la Russie ; la Norvège grâce à ses ressources hydrauliques et à l'accent mis sur les énergies renouvelables ; et peut-être l'Australie. Il serait intéressant de comprendre comment ces pays sont devenus indépendants, à défaut d'être souverains.

Le taux d'indépendance énergétique, qui mesure le rapport entre la production nationale d'énergie primaire – charbon, pétrole, gaz, nucléaire (mais non l'uranium, ce qui est discutable), hydraulique et renouvelable – et la consommation atteint en France 54 %, ce qui est un niveau satisfaisant. Toutefois, si l'on incluait dans l'énergie primaire l'uranium, plutôt que la chaleur issue de la réaction nucléaire, ce taux tomberait à 12 %.

Si l'on exclut un scénario de décroissance économique, et en tenant compte de nos ressources propres en combustibles fossiles et en énergie hydraulique, on constate que seule l'énergie nucléaire et les énergies renouvelables peuvent nous garantir une production d'énergie suffisante pour atteindre un certain niveau d'indépendance énergétique. L'accès au combustible nucléaire demeure un point faible, toutefois sans commune mesure avec notre dépendance au pétrole et au gaz, ce qui justifie de retenir l'énergie nucléaire et non l'uranium pour mesurer le taux d'indépendance énergétique.

S'agissant de la résilience de notre production d'énergie nucléaire, le rapport récent de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de Réseau de transport d'électricité (RTE) a souligné l'absence de capacité de production nationale excédentaire susceptible de remédier, par exemple, à des chocs systémiques – comme celui que nous connaissons actuellement. Cette incapacité à dégager une production excédentaire se constate autant pour le nucléaire que pour les énergies fossiles et renouvelables.

Pour ce qui est des concepts de souveraineté et d'indépendance énergétique, j'ai eu le sentiment, pendant mon mandat, qu'ils n'occupaient pas la première place dans les décisions politiques, ni en France ni en Europe. En Grande-Bretagne, la prise de conscience est venue un peu plus tard. Lorsque j'étais administrateur de British Energy, c'était un véritable sujet de préoccupation pour le gouvernement britannique, qui s'est lancé dans une politique de diversification mêlant le nucléaire aux renouvelables et au gaz.

À l'époque, le coût du pétrole et du gaz importés demeurait supportable, et le nucléaire assurait la production d'électricité. Les responsables politiques se contentaient, pour la majorité d'entre eux, de cet état de fait, tout en se posant de nombreuses questions quant à l'avenir de la filière nucléaire. Le Gouvernement me paraissait divisé. Après les concessions faites aux Verts au début de la législature, la majorité de l'exécutif était restée attachée au nucléaire mais peu de responsables envisageaient d'investir dans de nouveaux projets, qui étaient pourtant nécessaires. Le renouveau de la filière nucléaire, en particulier en Asie, date de ce moment-là, mais elle est restée ignorée ou occultée.

Le manque de conviction politique a affaibli la position concurrentielle d'EDF et d'Areva par rapport aux Russes, aux Japonais, aux Coréens et aux Américains, sur des marchés qui s'ouvraient. Il a gêné notre expansion industrielle. Un client potentiel se pose des questions s'il ne vous voit pas soutenu par un gouvernement qui constitue votre actionnaire principal – ce qui était le cas d'EDF, du CEA ou d'Areva. C'est d'ailleurs une des raisons de l'échec d'Areva, après mon mandat, aux Émirats arabes unis, ainsi que de la prééminence de Rosatom, qui est le premier fournisseur industriel, en particulier dans les pays émergents – du moins occupait-il cette position de leadership jusqu'à la guerre en Ukraine. J'ai pu mesurer récemment la présence extrêmement prégnante de Rosatom lorsque j'ai été envoyé spécial du Président de la République, de 2015 à 2019, pour un partenariat nucléaire avec l'Afrique du Sud, celle-ci ayant finalement décidé de ne pas se lancer dans l'aventure.

J'en viens à la chaîne de décision publique en matière de politique énergétique. Nous avons pris un certain nombre de décisions sur l'organisation de la filière nucléaire et le contenu des projets de recherche : la signature d'un contrat d'objectifs entre l'État et le CEA, dont les syndicats se sont félicités et qui a marqué une avancée même s'il était loin d'être parfait ; la restructuration des participations industrielles du CEA au sein d'Areva ; la création du fonds de démantèlement des installations obsolètes ; diverses décisions du comité de l'énergie atomique sur plusieurs projets ; la création de la joint-venture entre Framatome et Siemens – Framatome ANP –, que l'on a ensuite intégrée au sein d'Areva. Le Gouvernement a pris peu d'initiatives mais a approuvé assez facilement un certain nombre de propositions de la filière. La direction générale de l'énergie et des matières premières (DGEMP), le cabinet du Premier ministre et celui du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie ont joué un rôle essentiel de soutien à l'industrie nucléaire. Ils avaient une bonne compréhension des enjeux nationaux et internationaux. Si l'on fait abstraction de l'hostilité permanente du cabinet du ministre de l'environnement, on peut dire que la chaîne de décision publique répondait bien lorsqu'on la sollicitait.

Quelques grands projets nucléaires ont ainsi été menés pendant mon mandat : lancement du réacteur du futur, dit de génération 4 ; maintien de l'expertise sur les réacteurs à caloporteur sodium par la réactivation du petit Phénix ; soutien à l'industrie, en particulier au réacteur pressurisé européen (EPR) ; lancement du réacteur d'essais Jules-Horowitz – qui n'est toujours pas en service, alors qu'il devait l'être en 2010 ; recherche et développement pour améliorer la performance des combustibles ; poursuite des programmes du CEA relatifs au traitement des combustibles usés et des déchets dans le cadre de la loi de 1991 ; lancement d'Iter et du synchrotron Soleil. Je peux également citer, à l'actif de la direction des applications militaires, la conception du premier faisceau laser mégajoule, l'installation de pôles d'excellence sur les lasers et les moyens de calcul de haute performance pour des applications civiles, et le lancement d'un réacteur d'essais pour les applications de propulsion navale, actuellement en fonctionnement.

Les ressources en matières premières, notamment en uranium, sont une condition de notre indépendance énergétique. Or, parmi les gisements français d'uranium, ceux qui ont été exploités sont fermés, les autres n'ont pas été exploités. Areva assumait la responsabilité principale de la disponibilité des minerais. Les pays producteurs – principalement, l'Australie et le Canada – présentaient, à nos yeux, un risque géopolitique très faible en comparaison de celui existant dans les États qui nous fournissaient en ressources fossiles, même si d'autres producteurs, comme le Mali ou l'Ouzbékistan, étaient moins stables.

Les ressources prouvées en uranium étaient estimées à environ 6 millions de tonnes, ce qui représentait, pour une consommation annuelle mondiale de près de 50 000 tonnes, une centaine d'années de fonctionnement. Les ressources spéculées, qui reposaient sur des relevés géologiques, correspondaient à 10 millions de tonnes supplémentaires. À cela, il fallait ajouter des sources secondaires d'approvisionnement, à savoir l'uranium hautement enrichi provenant du démantèlement d'armes nucléaires, en particulier aux États-Unis et en Russie. Lorsqu'on veut s'assurer de la sécurité d'approvisionnement, il convient également de prendre en considération le traitement et le recyclage des combustibles, qui permet d'économiser des ressources minières. Par ailleurs, il faut tenir compte de l'amélioration de la performance des combustibles, sur laquelle on travaille de façon continue. Enfin, le passage à des réacteurs à neutrons rapides peut être envisagé. La sécurité d'approvisionnement était considérée à l'époque sous contrôle, et on peut encore la percevoir ainsi aujourd'hui, sous réserve d'une vérification des données relatives aux ressources minières que j'ai évoquées.

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