Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Réunion du mercredi 30 novembre 2022 à 17h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • CEA
  • EDF
  • areva
  • nucléaire
  • recherche
  • ressources
  • réacteur

La réunion

Source

commission d'enquête VISANT à éTABLIR LES RAISONS DE LA PERTE DE SOUVERAINETé ET D'INDéPENDANCE ÉNERGÉTIQUE DE LA FRANCE

Mercredi 30 novembre 2022

La séance est ouverte à 17 heures 15.

(Présidence de M. Raphaël Schellenberger, président de la commission)

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous accueillons M. Pascal Colombani, membre de l'académie des technologies, qui a assuré la direction du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) de 1999 à 2002.

Vous avez, monsieur Colombani, marqué de votre empreinte cet organisme de recherche. Vous avez diversifié ses activités en intégrant les technologies nouvelles dont plusieurs s'avèrent nécessaires au cœur de métier du CEA – numérique, pile à combustible, énergies alternatives, nucléaire du futur. Vous avez participé à une mutation industrielle importante : la fusion de CEA-industrie, de Framatome et de la Cogema qui a donné naissance à Areva. Durant votre mandat, vous vous êtes également préoccupé de coopération internationale, avec le lancement d'Iter (International Thermonuclear Experimental Reactor), et de coopération européenne, en assistant peut-être à une banalisation des recherches dans le domaine nucléaire au sein des programmes-cadres européens de recherche et de développement technologique. Enfin, en matière de sûreté et de sécurité, vous avez connu les évolutions consécutives à la création en 2001 de l'Institut de recherche sur la sécurité nucléaire (IRSN), issu de la fusion de deux structures relevant pour l'une du CEA et pour l'autre du ministère de la santé.

Avant de vous laisser la parole, je vous invite à satisfaire à l'obligation faite par l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Pascal Colombani prête serment)

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

Permettez-moi de me présenter en quelques mots : je suis physicien nucléaire ; après avoir commencé ma carrière au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), j'ai rejoint la société Schlumberger pour laquelle j'ai travaillé aux États-Unis, en Europe et au Japon. Nommé par Claude Allègre, j'ai été directeur de la technologie au ministère de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie de 1998 à 1999. Puis j'ai exercé les fonctions d'administrateur général du CEA jusqu'en 2002 et de président de conseil de surveillance d'Areva jusqu'à la mi-2003. Ensuite, j'ai été administrateur de plusieurs sociétés dans le domaine de l'énergie – EDF, British Energy, Alstom, Technip, Rhodia, EnergySolutions, Valeo dont j'ai présidé le conseil d'administration de 2009 à 2016.

Je propose de balayer le questionnaire que vous m'avez adressé. S'agissant du contexte énergétique en France et en Europe lorsque j'ai pris mes fonctions au CEA, il n'était pas particulièrement tendu ; le prix des énergies fossiles était relativement raisonnable. La Commission européenne avait publié un livre vert qui soulignait les trois éléments clés de la politique énergétique de l'Union européenne : la sécurité de l'approvisionnement, l'environnement et le changement climatique, le coût de l'énergie. Pendant longtemps, la sécurité de l'approvisionnement n'était pas une priorité au niveau européen et elle était assurée par le charbon, le gaz – la politique allemande est allée dans ce sens – et, dans une moindre mesure, le nucléaire, lequel était constamment battu en brèche auprès de la Commission par des ONG mais aussi par le gouvernement allemand. Les énergies renouvelables, dont la place était marginale, ont progressivement vu leur coût baisser jusqu'à les rendre compétitives.

Le gouvernement de l'époque, issu de la majorité plurielle, ne m'a jamais paru inquiet pour l'approvisionnement énergétique de la France – en tout cas, je n'ai jamais été interrogé sur le sujet. La France possédait un atout maître avec 80 % de son électricité d'origine nucléaire et le prix des énergies fossiles était supportable. C'est alors que sont malheureusement intervenus des choix – ou des compromis – politiques qui ont largement démotivé les équipes dont je m'apprêtais à prendre la direction. Les accords entre les différentes composantes du Gouvernement ont amené à des décisions telles que l'arrêt et le démantèlement de Superphénix, qui n'avait de sens que dans un certain contexte politique. Il s'agissait alors, pour la composante écologiste ainsi que pour les ONG, d'un premier pas vers un démantèlement complet et progressif de la filière nucléaire. En fermant Superphénix, on remettait aussi en cause les projets de réacteurs de nouvelle génération, capables de limiter le volume de combustibles usés et celui des déchets, et susceptibles, d'une certaine façon, de poser la question du retraitement.

Cette décision prenait à rebours une opinion publique qui était plutôt favorable au nucléaire – entre 50 et 60 % – sans se poser trop de questions. Surtout, elle a signifié implicitement l'arrêt de tous les projets industriels. Depuis la mise en service du dernier réacteur, celui de Civaux, en 1997, plus rien n'a été construit et l'absence de construction nouvelle allait durablement affecter la résilience de la production d'électricité d'origine nucléaire. Les équipes, en particulier celles d'EDF, se sont dissoutes, et on en mesure aujourd'hui les conséquences.

S'agissant du CEA, j'étais fier d'être administrateur général d'un organisme créé après la guerre par le général de Gaulle pour donner à la France la maîtrise de l'atome et de ses applications civiles et militaires. Il ne faut jamais oublier que le CEA est responsable de la fabrication des matières et des armes nucléaires.

Le CEA était doté d'un statut particulier, proche de celui d'un établissement public industriel et commercial, qui lui assurait une indépendance dont aucun autre organisme de recherche ne disposait, y compris pour la gestion des ressources humaines.

Le CEA comptait 15 000 personnes et son budget était de 2,7 milliards d'euros, en prenant en compte les activités militaires. On dénombrait alors quarante-trois installations nucléaires dont vingt-sept étaient classées secrètes ; nombre d'entre elles nécessitaient des travaux d'assainissement et de démantèlement. Le financement des projets civils s'élevait, de mémoire, à 1,5 milliard d'euros, dont 40 % provenaient de ressources extérieures.

Quand j'ai pris mes fonctions, peu après l'arrêt de Superphénix, l'organisme, en particulier les directions chargées de l'énergie nucléaire, ressentait fortement le manque de soutien politique ; le moral était bas, les objectifs flous et les interrogations nombreuses. Venant de Schlumberger qui avait la réputation d'être une société dans laquelle le contentement de soi n'avait pas sa place, j'y ai remédié. Pour réorganiser la recherche civile, j'ai nommé le directeur des applications militaires, le regretté Jacques Bouchard, qui a accompli cette tâche de main de maître. Grâce à la préservation de compétences d'ingénierie, l'objectif était non plus de maintenir l'option nucléaire ouverte – un slogan défaitiste à mes yeux – mais de lancer de nouveaux projets ambitieux, de soutenir les projets industriels en appliquant les méthodes modernes, comme les méthodes de simulation, ainsi que de développer des techniques en matière d'assainissement et de démantèlement des installations obsolètes.

Lorsqu'on dirige le CEA, on ne peut pas faire abstraction des activités de défense, ne serait-ce qu'à cause des mouvements de personnel entre les directions. Nous n'avons pas hésité à faire appel largement aux personnels de la direction des applications militaires (DAM) pour relancer l'activité nucléaire civile. La DAM était alors en bon état, en comparaison du domaine civil; elle avait mis au point des méthodes modernes, après l'arrêt des essais, qui assuraient la pérennité de la dissuasion.

Nous avons investi dans des domaines d'excellence qui étaient issus de l'activité militaire tels que les micro, les bio et les nanotechnologies. Nous avons déployé des moyens en faveur du développement d'autres énergies, en particulier le solaire, parce que lié au nucléaire, qui pouvait être pertinent pour les applications du nucléaire, et l'hydrogène. Nous avons lancé l'Institut national de l'énergie solaire à Annecy. Sur l'hydrogène, nous avons fait ce que nous avons pu. Nous avons, avec d'autres, lancé des initiatives dont nous commençons à voir les résultats.

Nous avons réorganisé les participations industrielles du CEA. Sur la proposition de Philippe Pontet, PDG de CEA-industrie, et de moi-même, à laquelle Anne Lauvergeon s'est jointe, a été créée une holding industrielle qui est devenue le numéro un mondial du service aux exploitants nucléaires. Cette opération a également permis la création d'un fonds auquel le CEA tenait beaucoup, fonds dédié à l'assainissement des installations nucléaires obsolètes, assis sur la participation du CEA dans Areva et alimenté par les dividendes versés par Areva. D'abord réservé aux installations civiles, il a été étendu par mon successeur aux installations militaires obsolètes. Malheureusement, avec la déconfiture d'Areva, les dividendes se sont taris et mes successeurs ont été contraints de céder des participations. Le fonds était géré par un comité ad hoc indépendant du CEA.

Cette stratégie a été, pour l'essentiel, poursuivie par mes successeurs, Alain Bugat, Bernard Bigot et Daniel Verwaerde. Ces derniers ont officialisé l'extension des activités du CEA aux énergies alternatives – comme l'indique le nom maladroit qui est désormais le sien ; j'aurais préféré « commissariat aux énergies d'avenir ».

Je regrette la modification des statuts, qui a ôté au CEA l'originalité qui le caractérisait depuis sa création. Certaines décisions récentes me semblent critiquables, en particulier l'arrêt des recherches sur le projet Astrid – Advanced sodium technological reactor for industrial demonstration –, initiative internationale destinée à concevoir la quatrième génération de réacteurs en étendant à d'autres types de caloporteurs les idées à l'origine de Superphénix. Cette décision, prise en 2018 ou 2019, est une erreur, ne serait-ce que pour le maintien des compétences. Nous avons besoin de projets de recherche susceptibles d'attirer les ressources humaines et de les former, au bénéfice éventuellement d'autres acteurs du nucléaire tels qu'EDF.

Vous m'avez interrogé sur la souveraineté et l'indépendance énergétiques. Je définirais la souveraineté comme le fait pour un État de ne voir son existence soumise à aucun autre État ou puissance, qu'elle soit technologique ou financière, la souveraineté énergétique n'en constituant qu'un démembrement particulier. La France n'est plus un État souverain dès lors que sa dette est gigantesque et son déficit commercial abyssal. Mais existe-t-il encore des États souverains ? C'est une bonne question à laquelle je ne peux pas répondre.

On peut s'interroger sur la puissance. Je l'ai fait lorsque je suis arrivé au CEA. Le CEA a donné à la France, en garantissant sa capacité de protection nucléaire – condition nécessaire mais peut-être pas suffisante –, la puissance militaire et un siège au Conseil de sécurité des Nations unies. Le CEA a aussi aidé à assurer la production d'énergie électrique – autre forme de puissance. Mais qu'est-ce que la puissance d'un État aujourd'hui ? La puissance ne tient-elle pas aussi aux capacités dans le domaine des technologies de l'information, des sciences du vivant ou des biotechnologies ? Les États-Unis disposent d'une puissance technologique extraordinaire avec laquelle nous ne pouvons pas rivaliser. Le but de CEA Tech était de rassembler nos activités dans les nouvelles technologies.

Quant à la souveraineté énergétique, non seulement la France a peu accès à des sources d'énergie sur son sol – or les énergies fossiles continueront à jouer un rôle important pour plusieurs décennies – mais, pour diverses raisons, nous avons mis en danger la partie la plus crédible de notre indépendance énergétique, le nucléaire, en cédant à des jeux politiques internes et à certaines pressions internationales. De plus, nous avons volontairement renoncé à exploiter ou même à recenser nos ressources, par exemple en gaz de schiste. L'accent mis récemment sur les énergies renouvelables ne suffira évidemment pas avant longtemps à remédier à cet état de fait.

Notre souveraineté énergétique étant nulle, qu'en est-il de l'indépendance énergétique, définie comme la capacité d'un pays à satisfaire de manière autonome des besoins énergétiques, donc à maximiser la production locale d'énergie nécessaire à la population et aux activités industrielles ? Il est très rare que l'indépendance énergétique soit totale mais certains pays peuvent s'en approcher : les États-Unis, notamment depuis qu'ils exploitent leurs ressources en pétrole et en gaz de schiste ; la Russie ; la Norvège grâce à ses ressources hydrauliques et à l'accent mis sur les énergies renouvelables ; et peut-être l'Australie. Il serait intéressant de comprendre comment ces pays sont devenus indépendants, à défaut d'être souverains.

Le taux d'indépendance énergétique, qui mesure le rapport entre la production nationale d'énergie primaire – charbon, pétrole, gaz, nucléaire (mais non l'uranium, ce qui est discutable), hydraulique et renouvelable – et la consommation atteint en France 54 %, ce qui est un niveau satisfaisant. Toutefois, si l'on incluait dans l'énergie primaire l'uranium, plutôt que la chaleur issue de la réaction nucléaire, ce taux tomberait à 12 %.

Si l'on exclut un scénario de décroissance économique, et en tenant compte de nos ressources propres en combustibles fossiles et en énergie hydraulique, on constate que seule l'énergie nucléaire et les énergies renouvelables peuvent nous garantir une production d'énergie suffisante pour atteindre un certain niveau d'indépendance énergétique. L'accès au combustible nucléaire demeure un point faible, toutefois sans commune mesure avec notre dépendance au pétrole et au gaz, ce qui justifie de retenir l'énergie nucléaire et non l'uranium pour mesurer le taux d'indépendance énergétique.

S'agissant de la résilience de notre production d'énergie nucléaire, le rapport récent de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de Réseau de transport d'électricité (RTE) a souligné l'absence de capacité de production nationale excédentaire susceptible de remédier, par exemple, à des chocs systémiques – comme celui que nous connaissons actuellement. Cette incapacité à dégager une production excédentaire se constate autant pour le nucléaire que pour les énergies fossiles et renouvelables.

Pour ce qui est des concepts de souveraineté et d'indépendance énergétique, j'ai eu le sentiment, pendant mon mandat, qu'ils n'occupaient pas la première place dans les décisions politiques, ni en France ni en Europe. En Grande-Bretagne, la prise de conscience est venue un peu plus tard. Lorsque j'étais administrateur de British Energy, c'était un véritable sujet de préoccupation pour le gouvernement britannique, qui s'est lancé dans une politique de diversification mêlant le nucléaire aux renouvelables et au gaz.

À l'époque, le coût du pétrole et du gaz importés demeurait supportable, et le nucléaire assurait la production d'électricité. Les responsables politiques se contentaient, pour la majorité d'entre eux, de cet état de fait, tout en se posant de nombreuses questions quant à l'avenir de la filière nucléaire. Le Gouvernement me paraissait divisé. Après les concessions faites aux Verts au début de la législature, la majorité de l'exécutif était restée attachée au nucléaire mais peu de responsables envisageaient d'investir dans de nouveaux projets, qui étaient pourtant nécessaires. Le renouveau de la filière nucléaire, en particulier en Asie, date de ce moment-là, mais elle est restée ignorée ou occultée.

Le manque de conviction politique a affaibli la position concurrentielle d'EDF et d'Areva par rapport aux Russes, aux Japonais, aux Coréens et aux Américains, sur des marchés qui s'ouvraient. Il a gêné notre expansion industrielle. Un client potentiel se pose des questions s'il ne vous voit pas soutenu par un gouvernement qui constitue votre actionnaire principal – ce qui était le cas d'EDF, du CEA ou d'Areva. C'est d'ailleurs une des raisons de l'échec d'Areva, après mon mandat, aux Émirats arabes unis, ainsi que de la prééminence de Rosatom, qui est le premier fournisseur industriel, en particulier dans les pays émergents – du moins occupait-il cette position de leadership jusqu'à la guerre en Ukraine. J'ai pu mesurer récemment la présence extrêmement prégnante de Rosatom lorsque j'ai été envoyé spécial du Président de la République, de 2015 à 2019, pour un partenariat nucléaire avec l'Afrique du Sud, celle-ci ayant finalement décidé de ne pas se lancer dans l'aventure.

J'en viens à la chaîne de décision publique en matière de politique énergétique. Nous avons pris un certain nombre de décisions sur l'organisation de la filière nucléaire et le contenu des projets de recherche : la signature d'un contrat d'objectifs entre l'État et le CEA, dont les syndicats se sont félicités et qui a marqué une avancée même s'il était loin d'être parfait ; la restructuration des participations industrielles du CEA au sein d'Areva ; la création du fonds de démantèlement des installations obsolètes ; diverses décisions du comité de l'énergie atomique sur plusieurs projets ; la création de la joint-venture entre Framatome et Siemens – Framatome ANP –, que l'on a ensuite intégrée au sein d'Areva. Le Gouvernement a pris peu d'initiatives mais a approuvé assez facilement un certain nombre de propositions de la filière. La direction générale de l'énergie et des matières premières (DGEMP), le cabinet du Premier ministre et celui du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie ont joué un rôle essentiel de soutien à l'industrie nucléaire. Ils avaient une bonne compréhension des enjeux nationaux et internationaux. Si l'on fait abstraction de l'hostilité permanente du cabinet du ministre de l'environnement, on peut dire que la chaîne de décision publique répondait bien lorsqu'on la sollicitait.

Quelques grands projets nucléaires ont ainsi été menés pendant mon mandat : lancement du réacteur du futur, dit de génération 4 ; maintien de l'expertise sur les réacteurs à caloporteur sodium par la réactivation du petit Phénix ; soutien à l'industrie, en particulier au réacteur pressurisé européen (EPR) ; lancement du réacteur d'essais Jules-Horowitz – qui n'est toujours pas en service, alors qu'il devait l'être en 2010 ; recherche et développement pour améliorer la performance des combustibles ; poursuite des programmes du CEA relatifs au traitement des combustibles usés et des déchets dans le cadre de la loi de 1991 ; lancement d'Iter et du synchrotron Soleil. Je peux également citer, à l'actif de la direction des applications militaires, la conception du premier faisceau laser mégajoule, l'installation de pôles d'excellence sur les lasers et les moyens de calcul de haute performance pour des applications civiles, et le lancement d'un réacteur d'essais pour les applications de propulsion navale, actuellement en fonctionnement.

Les ressources en matières premières, notamment en uranium, sont une condition de notre indépendance énergétique. Or, parmi les gisements français d'uranium, ceux qui ont été exploités sont fermés, les autres n'ont pas été exploités. Areva assumait la responsabilité principale de la disponibilité des minerais. Les pays producteurs – principalement, l'Australie et le Canada – présentaient, à nos yeux, un risque géopolitique très faible en comparaison de celui existant dans les États qui nous fournissaient en ressources fossiles, même si d'autres producteurs, comme le Mali ou l'Ouzbékistan, étaient moins stables.

Les ressources prouvées en uranium étaient estimées à environ 6 millions de tonnes, ce qui représentait, pour une consommation annuelle mondiale de près de 50 000 tonnes, une centaine d'années de fonctionnement. Les ressources spéculées, qui reposaient sur des relevés géologiques, correspondaient à 10 millions de tonnes supplémentaires. À cela, il fallait ajouter des sources secondaires d'approvisionnement, à savoir l'uranium hautement enrichi provenant du démantèlement d'armes nucléaires, en particulier aux États-Unis et en Russie. Lorsqu'on veut s'assurer de la sécurité d'approvisionnement, il convient également de prendre en considération le traitement et le recyclage des combustibles, qui permet d'économiser des ressources minières. Par ailleurs, il faut tenir compte de l'amélioration de la performance des combustibles, sur laquelle on travaille de façon continue. Enfin, le passage à des réacteurs à neutrons rapides peut être envisagé. La sécurité d'approvisionnement était considérée à l'époque sous contrôle, et on peut encore la percevoir ainsi aujourd'hui, sous réserve d'une vérification des données relatives aux ressources minières que j'ai évoquées.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pendant votre mandat, y a-t-il eu des projets de construction de réacteurs nucléaires civils en France ?

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

Aucun. J'ai lancé la construction de deux réacteurs de recherche – le réacteur Jules-Horowitz et le réacteur d'essais pour la propulsion navale.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Malgré l'arrêt de Superphénix, qui est une décision politique très forte, vous dites qu'il y a eu peu de relations conflictuelles, au niveau politique, entre le CEA et les cabinets ministériels. Pouvez-vous préciser cet aspect des choses, qui peut paraître contradictoire ?

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

J'entretenais d'excellentes relations avec Isabelle Kocher, qui suivait notre activité au sein du cabinet du Premier ministre, ainsi qu'avec Dominique Maillard, alors directeur de la DGEMP, auxquels il faut ajouter Patrice Caine et Matthieu Pigasse, au cabinet de Laurent Fabius. Il en allait autrement avec le cabinet de la ministre de l'environnement, Dominique Voynet, puis celui d'Yves Cochet. J'ai mis en œuvre une décision qui avait été négociée par mon prédécesseur : la séparation de l'IRSN et du CEA. Les relations étaient mauvaises entre les deux organismes, comme avec le cabinet de la ministre de l'environnement. Cela étant, j'avais beaucoup d'échanges avec Lionel Jospin et son cabinet. Le Premier ministre était un homme informé, mais le nucléaire ne me paraissait plus être l'une de ses priorités : il le considérait simplement, pour reprendre le mot de Laurent Fabius, comme un « atout ». Il ne m'a jamais dit qu'il fallait le développer.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Avez-vous perçu les effets du lobbying antinucléaire ?

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

Il a été relayé par le ministère de l'environnement. Cela dit, un certain nombre d'organisations non gouvernementales, au premier rang desquelles Greenpeace, ont gêné le déploiement de plusieurs projets, en particulier celui de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) à Bure. On a assisté au sabotage de la décision publique et des études menées par les comités qui ont eu à se prononcer. La propagande menée auprès des acteurs impliqués dans le projet révélait une arrogance fondée sur de l'ignorance.

L'arrêt de Superphénix a durement affecté le moral des chercheurs du CEA et probablement aussi d'EDF. Superphénix était un réacteur de puissance branché sur le réseau mais, d'une certaine façon, c'était encore un projet de recherche, que le CEA considérait comme son bébé, plus qu'EDF dont la présidence fut alors confiée à François Roussely. Cette décision a également eu des effets délétères à l'étranger. Nos partenaires japonais n'ont pas compris pourquoi nous opérions ce choix alors que, à leurs yeux, nous étions les leaders : ils avaient conscience que nous avions été les premiers à brancher un réacteur au sodium sur le réseau et que Superphénix marquait le début d'une nouvelle ère. Il est vrai que les États-Unis se posaient aussi des questions sur les réacteurs au sodium mais la Russie, de son côté, n'a jamais cessé de les exploiter. Le résultat est que la France ne développe plus de projets de réacteurs à neutrons rapides, alors qu'il en existe partout ailleurs – en Chine, par exemple.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Une réflexion a-t-elle été engagée, à un moment donné, sur la marge de production nécessaire pour assurer la sûreté du système électrique et se prémunir contre le risque de défaillance généralisé ?

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

Je vous invite à interroger l'ASN et RTE, qui ont effectué des études à ce sujet. Je vous suggère d'entendre André-Claude Lacoste, qui est la figure tutélaire de l'ASN, qu'il a créée.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez refusé la proposition qui vous avait été faite d'animer le comité de pilotage du débat national sur la transition énergétique, qui annonçait la loi du même nom, votée en 2015 ?

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

Ce comité, constitué par la ministre Delphine Batho, comprenait certaines personnes avec lesquelles j'estimais ne pas pouvoir travailler. Il n'en est d'ailleurs rien ressorti.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Les gouvernements ne vous ont pas parlé de souveraineté et d'indépendance énergétique, avez-vous dit, mais vos collègues, vos homologues chez EDF ou dans d'autres sphères industrielles ou étatiques ont-ils mis ce sujet sur la table ? Avez-vous fait des propositions ou exprimé des inquiétudes à ce sujet ?

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

Les gouvernements qui se sont succédé de 1997 à la crise financière ont bénéficié d'une période d'expansion relative. Certes, on trouvait que le prix du pétrole atteignait parfois un niveau un peu élevé, on commençait à se préoccuper du changement climatique et on voulait se détacher du charbon le plus rapidement possible, mais on était avant tout soucieux de maintenir notre production, en particulier nucléaire, et de préserver sa fiabilité. On importait du gaz et du pétrole pour les usages énergétiques autres que la production d'électricité. Je n'ai jamais eu le sentiment, lorsque j'étais administrateur général du CEA, d'avoir beaucoup de pression à ce sujet. Cela étant, dans nos services, nous y réfléchissions et nous élaborions des projections correspondant à tel ou tel scénario, par exemple un embargo sur le pétrole et le gaz, mais nous n'étions pas les seuls. EDF, la DGEMP, l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), pour ne citer qu'eux, établissaient aussi des prévisions. Toutefois, c'étaient plus des exercices académiques qu'autre chose. À cet égard, les choses ont complètement changé.

Le rapport Pellat-Charpin-Dessus de 2000 avait comparé le coût du kilowattheure (kWh) selon qu'il était d'origine nucléaire ou qu'il provenait d'autres sources de production, et avait conclu, sur cette base, à la pertinence du nucléaire. Cela étant, ses auteurs n'avaient pas prévu la baisse du coût des renouvelables. Mais personne ne l'avait anticipée. En 2002-2003, le prix du kilowattheure d'origine éolienne ou solaire était beaucoup plus élevé que celui issu du charbon ou du nucléaire. Cela a beaucoup changé. L'évolution est apparue clairement entre 2012 et 2014, et elle n'est pas arrivée à son terme : on va connaître des progrès très importants dans le domaine solaire, en particulier en termes d'efficacité énergétique.

Si l'on refaisait le même exercice aujourd'hui, les conclusions seraient probablement sensiblement différentes.

N'oublions pas non plus le gaz, qui dégage nettement moins de gaz à effet de serre que le charbon. Des progrès extraordinaires ont été réalisés depuis les années 1980 : les turbines à gaz permettent désormais des rendements supérieurs pour des coûts inférieurs à ceux que l'on constatait il y a encore vingt ans.

On parle du coût par kilowattheure, mais ce chiffre ne veut pas dire grand-chose car les différentes sources d'énergie ont en réalité des structures de retour sur investissement complètement différentes. Pour un réacteur nucléaire, les investissements initiaux sont gigantesques, mais les dépenses se limitent ensuite au coût du combustible, qui est relativement prévisible, et à l'optimisation du fonctionnement du réacteur tous les dix ans. Pour une turbine à gaz, la somme d'argent à mettre sur la table est beaucoup plus faible, mais l'opérateur est alors soumis aux fluctuations du prix du gaz, relativement imprévisibles. La structure du retour sur investissement des énergies solaire et éolienne est également complètement différente.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je comprends qu'au-delà de la sphère gouvernementale, l'ensemble des filières industrielles n'étaient pas franchement accoutumées à la notion de souveraineté énergétique, un thème qui n'était pas dans l'air du temps économique.

Vous avez parlé de la déconfiture d'Areva. Nous avons lu certaines informations dans la presse et, encore hier, M. Bréchet évoquait des conflits interpersonnels. Pourriez-vous nous donner des éléments plus précis ? Ce qui est arrivé à cette holding était-il déjà en germe au moment de sa conception ?

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

Voulez-vous la vérité telle que je l'ai perçue ou un festival de langue de bois ?

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

Si l'on avait mis à la tête d'Areva un véritable industriel, comme j'en ai connu et comme j'en fréquente encore tous les jours – je pense à Philippe Varin et à Jacques Aschenbroich –, les choses auraient bien marché. En vous disant cela, je ne me fais pas d'Anne Lauvergeon une amie. De toute façon, elle sait ce que je pense. De manière plus générale, c'est un travers français que de ne pas capitaliser sur les compétences existantes et de mettre à ces places stratégiques des personnes qui seraient sans doute très bonnes ailleurs. Anne Lauvergeon n'est pas seule en cause : c'est une personne entreprenante, intelligente, mais qui n'était malheureusement pas bien entourée. L'état-major d'Areva, c'est-à-dire le comité exécutif, était faible.

La deuxième raison de l'échec d'Areva, c'est que ce groupe, qui a hérité des moyens de Framatome et de Cogema, ne disposait pas de capacités d'ingénierie architecturale comme en avait EDF, par exemple. On aurait pu les organiser, mais on ne l'a pas fait – cela rejoint ma première observation.

Enfin, Areva s'est un peu construit en opposition à EDF, ce qui a eu de très mauvais effets. Parce que nous n'avons pas voulu conjuguer nos efforts pour résoudre nos problèmes internes et nous étendre à l'étranger, nous avons fait des erreurs de débutant. Après mon départ, quand Areva a construit à Olkiluoto le prototype du réacteur nucléaire de nouvelle génération – je ne sais pas ce que M. d'Escatha a pu vous dire à ce sujet –, il n'a pas fait appel à Alstom, son partenaire habituel, mais à Siemens. Alors qu'il avait l'habitude de travailler avec Bouygues ou Vinci, il est allé trouver un bétonneur en Finlande, un pays dont l'expérience nucléaire n'était pas comparable à celle de la France. Quant au contrôle-commande, il n'a pas été confié aux entreprises qui constituent maintenant le groupe Atos, lesquelles avaient pourtant conçu tous nos systèmes antérieurs. En ignorant complètement l'existence d'EDF et en faisant participer Siemens, Mitsubishi et d'autres entreprises étrangères à ce projet, Areva s'est sans doute placé dans les plus mauvaises conditions pour construire un prototype. La même erreur a été commise dans la réponse à l'appel d'offres des Émirats arabes unis, et peut-être même lors de négociations en Chine, car le bruit est venu à mes oreilles que certains de nos clients s'étaient inquiétés de ne pas voir EDF, l'opérateur mondial de référence ayant cinquante-six réacteurs en état de fonctionnement, dans notre proposition.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez dit quelque chose qui résonne avec ce que nous avons entendu hier et lors d'autres auditions : il y aurait eu un décalage, voire une divergence entre EDF et les acteurs de la filière industrielle, d'une part, et le CEA, d'autre part, s'agissant de la quatrième génération de réacteurs nucléaires. En somme, l'arrêt de Superphénix a pu arranger certains dirigeants d'EDF et d'autres entreprises car, au vu des coûts et des délais prévisionnels, ce projet n'aurait pas été immédiatement rentable. Pourriez-vous confirmer et préciser ce point ?

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

J'ai coutume de dire que le nucléaire du futur est le nucléaire d'aujourd'hui, c'est-à-dire l'EPR et les réacteurs comparables de génération III ou III+. En effet, on construit aujourd'hui un réacteur pour quatre-vingts ans – c'est la durée pour laquelle certains réacteurs de 900 mégawatts ou même plus obtiennent des licences aux États-Unis, dans des conditions certes différentes de celles dont nous avons l'habitude. Autrement dit, si nous arrivons à commencer en 2025 la construction des EPR annoncés par le Président de la République, ils seront opérationnels dix ans plus tard et jusqu'à la fin du siècle.

La construction de ces réacteurs rencontrera naturellement des problèmes : elle prendra plus de temps et coûtera beaucoup plus cher que prévu. Aussi, qui supportera le coût des investissements que nécessite la conception de réacteurs de quatrième génération ? Pour ce qui concerne la recherche, ce sera le CEA, comme on l'a vu dans le cadre du projet Astrid. Pour ce qui est de l'exploitation, en revanche, ce sera une autre affaire : il faudra convaincre des entreprises occupées à construire des EPR pour quatre-vingts ans d'investir dans un nouveau type de réacteur sans aucune garantie que ce dernier sera aussi fiable que les réacteurs actuels. On peut comprendre leur hésitation ! Il faudra également construire, à côté de ces nouveaux réacteurs, un certain nombre d'installations qui traiteront les combustibles de façon différente. J'en avais parlé avec Anne Lauvergeon : tous deux trouvions que cela coûterait horriblement cher aux exploitants.

Il y a tout de même un côté positif à cette démarche : c'est le maintien de nos compétences et de notre recherche aux premières places du classement mondial. Du fait de l'arrêt du projet Astrid, nous avons beaucoup perdu dans ce domaine. Il n'est pas trop tard pour nous y remettre, mais à la place du président d'EDF, je serais hésitant, car je considérerais que le réacteur du futur n'est pas mon problème immédiat. À la place de l'administrateur général du CEA, en revanche, ma préoccupation serait de maintenir notre recherche au niveau mondial qu'elle n'a jamais quitté jusqu'ici.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Sans être une grande scientifique, j'ai beaucoup apprécié votre éclairage.

Que reste-t-il aujourd'hui de l'excellence française dont vous avez parlé ? Depuis vingt ans, nous avons beaucoup négligé la filière nucléaire. Alors que les générations précédentes avaient fait de la politique énergétique une composante des missions régaliennes de l'État, nous n'avons pas mené dans ce domaine une action très volontariste, estimant que l'énergie était un peu comme l'air qu'on respire, c'est-à-dire qu'elle n'était pas aussi précieuse qu'elle ne l'est réellement. Dans le contexte actuel d'ouverture à la concurrence, d'inflation et d'explosion des prix de l'énergie, nous ne pouvons plus considérer que l'électricité est un bien de consommation comme un autre.

Vous l'avez dit, nous avons besoin de vrais industriels dans ce secteur. Sans doute parvenons-nous toujours à former des chercheurs de haut niveau, mais nous ne devons pas négliger pour autant la formation aux savoir-faire industriels de base dans les domaines de la métallurgie et de la forge, par exemple. C'est d'autant plus important que nous rencontrons des problèmes de soudure sur nos installations. Depuis dix ou vingt ans, nous ne construisons plus dans la filière nucléaire, qui est donc devenue moins attractive pour les jeunes. Que pouvons-nous faire pour innover et relancer la filière ?

Nous avons construit des réacteurs toujours plus gros, toujours plus puissants, dans le cadre de mégaprojets comme Iter qui, pour des raisons déjà évoquées, subit aujourd'hui des revers importants. La course au gigantisme n'a-t-elle pas atteint ses limites ? Le Président de la République a émis la très bonne idée de privilégier des réacteurs plus petits, plus modulables et construits au plus près des besoins. Que pensez-vous de ces SMR (Small Modular Reactors) ? Quelle technique préconisez-vous ? Faut-il opter pour des réacteurs à eau pressurisée de dernière génération ou pour des réacteurs à neutrons rapides ? Cette seconde option correspond à mes yeux à la technologie du futur, et je regrette que nous l'ayons abandonnée en mettant fin au projet Astrid, car de tels réacteurs sont capables de retraiter leurs déchets pour en faire des ressources. Quoi de mieux dans un monde aux ressources limitées, de plus en plus recherchées, où le traitement des déchets nucléaires constitue justement un problème ? Ne faudrait-il pas relancer cette technologie des réacteurs à neutrons rapides ?

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

Nous avons déjà longuement évoqué le sujet du maintien des compétences. Je m'inquiète effectivement de ce que les jeunes se soient détournés des filières nucléaires. Pour autant, nos centres de recherche ne manquent pas de capacités intellectuelles – ils manquent peut-être de motivation. Ils ont besoin de leaders, de personnes qui fixent des objectifs et emportent l'adhésion des troupes.

S'agissant d'Iter, je vous donnerai mon opinion personnelle. À la fin de mon mandat, j'ai effectivement donné mon accord au lancement de ce projet international et à son installation en France. En réalité, j'étais très hésitant, et je ne vous cache pas que le cabinet du Président de la République partageait mon sentiment – il m'a posé beaucoup de questions à ce sujet. Le Haut-commissaire de l'époque, M. René Pellat, malheureusement disparu, était pour sa part absolument enthousiaste, en tant que spécialiste de la fusion. Il n'empêche que la proposition ne me semblait pas très prometteuse : les commanditaires du projet, faisant valoir qu'ils avaient dépensé 5 milliards d'euros pour parvenir à confiner un plasma pendant quelques microsecondes, en demandaient 5 de plus pour essayer de le confiner pendant une milliseconde. En réalité, nous n'avons pas fini de payer ! Vous me répondrez que nous ne sommes pas les seuls à le faire puisque le projet bénéficie d'un financement international. J'avais néanmoins observé que les États-Unis avaient pris une part très faible, qui leur permettait quand même d'avoir accès à tous les résultats. Connaissant l'appétence des Américains pour tout projet potentiellement profitable, il y avait lieu de s'interroger.

Au-delà des aspects scientifiques, le projet revêtait aussi des enjeux géopolitiques et, tout bêtement, locaux. Le conseil général des Bouches-du-Rhône était à l'époque l'un des principaux promoteurs de ce gigantesque projet de béton. Il n'empêche que le centre de recherche installé à Cadarache coûte de plus en plus cher, malgré quelques retombées intéressantes du point de vue scientifique. Les Japonais, qui étaient en concurrence avec nous pour accueillir le projet, s'en sont finalement bien tirés puisqu'ils ont récupéré la modélisation et les études de matériaux – voilà pour eux des retombées tangibles, immédiates. Vous comprenez donc mes réserves s'agissant d'Iter.

Vous m'avez également interrogé sur les petits réacteurs modulaires que sont les SMR. Ils ne sont pas nouveaux puisqu'ils sont utilisés, comme les PWR (Pressurised Water Reactors), dans la propulsion navale. Ils sont intéressants à plusieurs points de vue.

Leur premier atout tient à une question de manufacture. Aujourd'hui, quand on veut installer un réacteur quelque part, on apporte tout ce qui est utile à cet endroit et la construction se fait sur place. La logique est différente pour les SMR, qui sont construits à la chaîne, dans des usines, comme des avions, même si chaque exemplaire a ses particularités. On apporte alors le réacteur presque entièrement fabriqué à l'endroit où il doit être installé, sur du béton que l'on est tout de même obligé de couler sur place. Cela peut permettre des économies d'échelle importantes.

Les SMR ont aussi un avantage de marché : dans de nombreux pays où il n'est pas nécessaire de construire une grille de maintien très puissante, à savoir dans l'ensemble des pays du Moyen-Orient, dans tout l'ouest des États-Unis, en Amérique du sud et en Russie, un SMR ou quelques réacteurs suffisent pour fournir de l'énergie à un village ou à toute une région. Les Russes sont champions en ce domaine : ayant une certaine expérience de la propulsion navale, ils ont essayé tous les types de SMR possibles. Pour répondre à votre question, nous privilégions plutôt les PWR. Il existe aussi des réacteurs à sels fondus, mais je ne suis pas le plus à même pour vous parler du fonctionnement des réacteurs rapides ; je vous invite donc à interroger les personnes qui suivent ce sujet de plus près.

Les SMR peuvent enfin avoir d'autres applications, telles que la désalinisation de l'eau de mer, dont on parle beaucoup en ce moment, ou le chauffage des réservoirs pétroliers d'huiles lourdes, par exemple.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez déjà répondu presque complètement à ma question, qui portait sur le signal envoyé par l'abandon de Superphénix en matière de compétences. Vous pensez que la filière pourra redevenir attractive, du moins dans sa composante universitaire, mais les entreprises disposent-elles des compétences suffisantes pour construire très rapidement des réacteurs tels que ceux que vous venez de décrire ? Autrement dit, dans un contexte de hausse vertigineuse des besoins en énergie, serions-nous capables de mobiliser des entreprises pour construire des SMR dans un délai raisonnable ?

Vous avez affirmé que le nucléaire du futur était celui que nous connaissions et maîtrisions déjà. Pourrions-nous raisonnablement mener de front la construction de réacteurs de la génération actuelle et des travaux très importants sur la quatrième génération ? Si oui, qui mènerait de tels travaux ? Le CEA a-t-il vocation à être moteur dans ce domaine ?

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

S'agissant de l'organisation, EDF construit les réacteurs actuels, que je qualifie de réacteurs du futur parce qu'ils sont là pour quatre-vingts ans. Jusqu'à l'abandon du projet Astrid, que je regrette beaucoup, le CEA était chargé de la recherche ; il reste actif dans le cadre du projet international Génération IV, où les responsabilités sont réparties entre les différents pays. Si les industriels s'intéressent un jour à la construction de réacteurs rapides, ce sera sur la base de la recherche effectuée par le CEA.

S'agissant maintenant des SMR, je veux mentionner l'existence de la société TechnicAtome, dont j'ai du mal à comprendre la stratégie – ses dirigeants diront qu'ils pâtissent d'un manque de moyens. Cette société a été créée en particulier pour la propulsion navale : elle a donc armé et continue d'armer nos sous-marins et notre porte-avions. Son champ d'activité s'est étendu aux réacteurs de recherche, c'est-à-dire aux petits réacteurs dont la puissance est comprise entre 50 et 300 mégawatts. Elle pourrait aussi œuvrer dans le domaine des SMR, mais on entre là dans la complexité de la gouvernance et des relations actionnariales entre EDF, Framatome, TechnicAtome et Naval Group. Il est très compliqué de savoir qui va faire quoi dans cette affaire ! EDF a son propre projet de petit réacteur ; TechnicAtome devrait en avoir un, mais ne semble pas en avoir ; quant à Framatome, je ne sais pas trop non plus où ils en sont. Le nouveau président d'EDF aura donc des choses à remettre à plat !

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vos propos recoupent ceux que nous avons entendus lors des auditions précédentes. S'agissant de la conception des réacteurs de quatrième génération, M. Yves Bréchet nous suggérait hier de réfléchir au process industriel nécessaire pour accompagner l'émergence d'une telle technologie – il faut penser au cycle du combustible, notamment à son retraitement. Cela rejoint vos interrogations quant à la capacité d'un opérateur à exploiter deux technologies différentes en même temps. Que devrions-nous mettre en place si nous voulions un jour aller dans cette direction ?

Permalien
Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, et membre de l'Académie des technologies

Pour tout ce qui concerne le combustible, Orano a un rôle très important à jouer : il doit donc naturellement être impliqué dans le processus.

S'agissant de la recherche sur les réacteurs rapides de puissance, l'expertise acquise dans le cadre de Superphénix a été plus ou moins perdue : tout est donc à reconstruire. C'était précisément le but du projet Astrid. Il y a quelques années, un membre de mon ancienne équipe au CEA m'avait demandé d'écrire un article expliquant qu'il faudrait vingt réacteurs Astrid en 2040 ; je lui ai répondu que je ne le ferais jamais car il faudrait déjà se réjouir d'en obtenir un seul ! Nous en sommes donc à reconstruire des compétences que l'arrêt du projet Astrid, il y a maintenant trois ou quatre ans, n'a certainement pas contribué à maintenir.

Je ne sais pas ce qu'Yves Bréchet a pu vous dire à ce sujet. Mon point de vue est sans doute plus industriel : en me mettant à la place des dirigeants de Framatome et d'Orano, j'essaie de réfléchir aux investissements qui seraient nécessaires si l'on décidait un jour de commercialiser Astrid – je me demande comment le faire et qui va payer.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

C'est précisément ce que j'ai dit : j'ai rappelé qu'Yves Bréchet avait soulevé ces questions hier, en suggérant la réalisation d'une étude qui crédibiliserait ou disqualifierait cette solution.

Je vous remercie, monsieur Colombani, pour la clarté de vos propos et pour le temps que vous avez consacré à notre commission d'enquête.

La séance s'achève à 18 heures 45.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Antoine Armand, Mme Danielle Brulebois, M. Vincent Descoeur, M. Francis Dubois, Mme Olga Givernet, M. Raphaël Schellenberger.

Excusée. – Mme Valérie Rabault.