Intervention de Anne Lauvergeon

Réunion du jeudi 15 décembre 2022 à 15h05
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Anne Lauvergeon, ancienne présidente d'Areva :

Vous m'orientez directement sur le nucléaire, ce dont je vous remercie, mais je souhaiterais dire également quelques mots sur l'industrialisation des énergies renouvelables, qui est un échec de notre pays.

Aujourd'hui, l'électricité représente 24 % de la consommation d'énergie finale française et cette part ne fait qu'augmenter en raison de l'électrification continue de notre vie quotidienne. La dernière grande décision politique en date est de renoncer au moteur thermique des voitures d'ici à 2035 au niveau européen, ce qui supposera de disposer d'électricité en quantité encore plus importante.

La France a eu, dans le domaine du nucléaire, une politique continue pendant un très grand nombre de décennies. Le nucléaire français a commencé dans la lignée du programme Atoms For Peace, lancé par les Américains dans les années 1950, avec une première génération dont la technologie est issue du CEA. En 1973, un certain nombre de personnes dont il faut saluer la mémoire, et au premier chef André Giraud, sont parvenues à la conclusion que la première génération ne serait pas capable de produire des réacteurs de très grande puissance. Pour déployer de tels réacteurs, ils ont fait preuve d'une véritable clairvoyance technologique en décidant, non seulement d'acquérir la technologie américaine de Westinghouse – et de créer la société Framatome (Franco-américaine de constructions atomiques) –, mais également de l'améliorer et de se l'approprier. Dans le même temps, la Grande-Bretagne, beaucoup plus proche des États-Unis, a fait le choix inverse : elle est restée à la première génération et n'a pas développé une grande industrie du nucléaire.

Le premier choc pétrolier, causé par la décision de l'OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) d'augmenter fortement les prix du pétrole, intervient très peu de temps après. La France décide alors, par l'entremise de son Premier ministre, Pierre Messmer, de déployer un grand plan nucléaire pour assurer une forme d'autonomie en matière de production d'électricité. Il est tout à fait remarquable que cette décision ait perduré jusqu'à la fin des années 1990, assurant un déploiement de capacité qui nous a permis de faire face aux besoins français et d'exporter une partie de notre production.

Le nucléaire n'a pas fait l'objet de concertation : il a été imposé, déclenchant en retour une forme de rejet et la naissance du mouvement antinucléaire, même si le consensus dans la population française était relativement bon. La montée du mouvement écologiste politique, avec la constitution de la majorité plurielle, a provoqué un premier accroc avec la fermeture du réacteur Superphénix, en 1997. Ce prototype de grande taille de réacteur à neutrons rapides, qui était très innovant, faisait suite à deux réacteurs, Phénix et Rapsodie. Le ministre de la recherche Hubert Curien avait transformé Superphénix en incinérateur à déchets à vie longue, les actinides. La décision de fermer le réacteur, prise sans débat à l'Assemblée nationale et sans véritable concertation, nous a privés d'un moyen de détruire un certain nombre d'actinides à vie longue. De plus, EDF a dû supporter l'intégralité des surcoûts liés à la fermeture alors que le réacteur était financé à 49 % par des partenaires étrangers.

À la fin des années 1990, nous étions à un tournant très significatif. Plusieurs points devaient être pris en compte. Le premier était relatif au renouvellement des compétences : tous ceux qui avaient été recrutés en grande quantité au moment du démarrage du nucléaire étaient désormais proches de la retraite ou déjà partis en retraite. Le deuxième concernait la fin de la construction du parc nucléaire d'EDF : Framatome et Cogema, à l'exception de quelques exportations, avaient construit toutes leurs usines dans la logique de servir EDF. Le troisième portait sur les usines, qui avaient un certain âge et dont certaines devaient faire face à une réévaluation des risques sismiques dans le sillon rhodanien par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Deux solutions étaient envisageables. La première, de nature financière, consistait à aller au bout de la logique de construction d'une industrie nucléaire destinée à servir d'arsenal à EDF. Il fallait utiliser ces usines le plus longtemps possible et faire beaucoup d'argent avant de les arrêter. La seconde consistait à reconstruire des compétences et des usines ou, dans certains cas, à faire évoluer ces dernières pour pouvoir faire face à un besoin beaucoup plus large.

Cela a été la grande dispute de 2000-2001. Historiquement, Cogema, chargée du cycle du combustible, et Framatome, spécialisée dans la construction et les services aux réacteurs, étaient des sœurs ennemies, à l'instar de ce qui s'est passé dans d'autres domaines industriels. Alors que j'étais administratrice de Framatome, j'ai compris que cette situation était absurde et qu'il fallait trouver une façon de travailler ensemble. Nommée par l'État français PDG de Cogema, qui était à l'époque la société la plus détestée de France, j'ai été confrontée au fait que Framatome, qui avait commencé à investir dans la connectique, voulait se faire coter en Bourse comme une valeur de la connectique avec une petite diversification dans le nucléaire. Nous avons développé un plan alternatif : faire le grand industriel du nucléaire français en réunissant Cogema, Framatome et CEA Industrie. Ce grand ensemble devait absolument devenir beaucoup plus international, les futures constructions de centrales pour EDF n'étant pas prévues avant vingt-cinq ou trente ans.

Nous étions alors dans une période très particulière, la cohabitation, le Président de la République étant Jacques Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin. L'État a beaucoup hésité, pendant près d'un an, avant d'autoriser la création d'Areva, intervenue en septembre 2001. La ministre de l'environnement, Dominique Voynet, ne s'y est pas opposée. L'État s'est engagé à ouvrir le capital d'Areva dans les trois ans pour financer les développements technologiques et humains dont nous avions besoin, estimés à 3 milliards d'euros. Alors que nous étions dans un contexte de lent déclin, le chiffre d'affaires a recommencé à augmenter à partir de 2004-2005. Nous gagnons notre pari en devenant numéro un aux États-Unis, alors que nous y étions quasi absents, nous nous déployons en Chine et au Japon. Nous devenons une société internationale investissant en France : ainsi, l'usine de Saint-Marcel, relevant jusque-là de l'arsenal EDF, devient une entreprise travaillant pour un certain nombre de pays.

La pratique a cependant été plus compliquée. Dès 2001, à peine en place, j'apprends par voie de conférence de presse d'un ministre qu'Areva doit reprendre le groupe Bull, en difficulté. Nous arriverons à faire que ce projet soit abandonné. Puis, en 2002, on veut nous obliger à reprendre Alstom, qui était en grande détresse financière. Nous résistons également. Le projet d'ouverture de capital, prévu en 2004, est reporté à 2006 au motif qu'on ne pouvait pas à la fois ouvrir le capital d'EDF et celui d'Areva. Le Premier ministre de l'époque, Dominique de Villepin, m'écrit toutefois que l'État fera son devoir d'actionnaire en participant directement au financement d'Areva.

Nous avons donc continué d'investir de manière très significative : nous avons recruté plus de 40 000 collaborateurs, dont plus de 30 000 en France ; nous avons quadruplé l'effort de recherche et développement d'Areva, passant de 230 millions d'euros, soit 3 % du chiffre d'affaires en 2001, à 930 millions d'euros, soit 10 % du chiffre d'affaires en 2010. En outre, nous avons « libéré » les trois réacteurs nucléaires français occupés par Eurodif. Nous avons trouvé la bonne technologie, que nous avons partagée avec un certain nombre d'autres pays dans Urenco, et nous avons pu construire l'usine Georges Besse II, qui assure l'indépendance de la France dans l'enrichissement du combustible. Nous avons fait de même avec Comurhex II, dont l'Autorité de sûreté, et je ne peux pas lui donner tort, souhaitait que nous le revoyions complètement. Cet investissement, très lourd, a été assumé par Areva seule, sans soutien de l'État, alors que Comurhex I avait été financé par le budget français.

Nous sommes ainsi entrés dans un système où l'État était majoritaire mais ne finançait pas. Chaque année, on nous assurait que cela allait venir. Pendant la campagne électorale de 2007, Nicolas Sarkozy a annoncé devant les médias qu'Areva serait privatisée. Toutefois, sous sa présidence, il n'y aura non seulement pas de privatisation mais pas d'ouverture du capital. L'État nous a fait beaucoup de promesses mais ne nous a pas accordé de moyens financiers. Or nos concurrents mondiaux ont bénéficié du soutien de leur État de manière continue, qu'ils soient chinois, russes, américains, japonais ou coréens. Si donc nous avons réussi à devenir le numéro un, à remonter les compétences et un appareil industriel, c'est en nous endettant au fur et à mesure.

En outre, l'État a toujours été constant dans sa volonté de faire de nous une sorte de « Caisse des dépôts industrielle » : lorsqu'il y avait un problème, c'était chic de demander à Areva de le régler. Or nous ne pouvions à la fois gérer nos problèmes et régler ceux d'Alstom.

Autre sujet compliqué avec l'État, la création, en 2009, d'une commission gouvernementale pour tenter de recomposer le nucléaire français à la suite de la perte du contrat avec les Émirats arabes unis – contrat dont les dernières négociations avaient été menées au plus haut niveau de l'État français. Il est clair que, dans un monde concurrentiel, on ne peut pas gagner 100 % des contrats mais donner le sentiment que cet échec était la faute du nucléaire français a été une opération marketing extraordinairement déstabilisante.

In fine, ces multiples tentatives de recomposition de mécanos industriels ont été perturbatrices et chronophages, tant pour le management que pour les collaborateurs et surtout pour les clients d'Areva.

Alors que pendant la période 2001-2011, nous avons versé 3,4 milliards d'euros de dividendes à l'État, celui-ci, en échange, n'a pas financé l'ensemble des projets. La recapitalisation d'Areva était donc de plus en plus nécessaire.

C'est dans ce contexte qu'est intervenu l'accident de Fukushima, qui a rebattu les cartes du nucléaire. Il a provoqué un gel des nouvelles constructions pendant trois ou quatre ans et surtout l'effondrement des prix de l'uranium et de l'enrichissement, et des prix de vente d'un certain nombre de produits d'Areva. Pour faire une comparaison simple mais illustrative, le covid-19 a été pour Air France ce que Fukushima a été pour Areva, c'est-à-dire un événement inattendu qui modifie brutalement les conditions du marché sur le court terme. Mais alors que la décision de l'État de recapitaliser Air France à hauteur de 7 milliards d'euros a pris, en avril 2020, moins de sept semaines, en ce qui concerne Areva, cela a pris six ans : ce n'est qu'en 2017, soit quatorze ans après les engagements pris par l'État à l'égard d'Areva et six ans après Fukushima que l'État recapitalise Areva, en exigeant de couper en deux un modèle qui avait été copié dans le monde entier. Au passage, les grands concurrents mondiaux d'Areva ont été recapitalisés immédiatement, sauf Westinghouse, qui s'est placé en faillite et a été repris, après une intense bataille, par un des plus grands fonds mondiaux. Celui-ci est en train de le redévelopper très vite, comme le démontre le marché qu'ils viennent d'obtenir en Pologne pour la construction d'un nouveau réacteur.

Si, après cinquante ans de politique continue, les choses changent profondément, c'est qu'à partir de la fin des années 2000, le modèle allemand devient l'exemple à suivre. L'idée que les Allemands ont raison dans leur mix énergétique en favorisant le tout renouvelable et que le tout nucléaire est ringard imprègne peu à peu la sphère médiatique, intellectuelle et politique, Fukushima mettant un point d'orgue à ce mouvement. Or les énergies renouvelables sont intermittentes : comme on ne sait pas stocker l'électricité en grande quantité de manière économique, il faut des énergies de base, à savoir du gaz, du charbon ou du nucléaire. Les Allemands ont fait beaucoup de charbon mais celui-ci est de plus en plus difficile à utiliser en raison du changement climatique. Leur solution a donc été de se tourner vers le gaz russe, qui n'était pas cher. Ils ont mené une politique intelligente visant à faire de l'Allemagne le hub gazier russe de l'Europe, en boycottant d'ailleurs tous les projets de pipes qui ne passaient pas par l'Allemagne. La France a adhéré à cela, oubliant les fondamentaux de ce qui avait fait sa politique globale.

J'ajoute que nous n'avons pas été rationnels sur ce sujet : si nous abandonnions l'idée que le nucléaire était stratégique, il nous fallait alors considérer que les renouvelables étaient stratégiques et qu'il était nécessaire de s'intéresser à leur industrialisation. Areva a essayé de développer l'idée que le « sans CO2 » était l'avenir mais il était sans doute trop tôt, au début des années 2000, pour dire qu'il fallait arrêter d'opposer nucléaire et renouvelables et commencer à industrialiser ces dernières. Nous avons fait beaucoup de propositions au gouvernement français. Je me souviens de deux ministres des finances successifs : le premier m'avait expliqué que j'étais extrêmement décevante à défendre des renouvelables, tandis que le second m'avait dit qu'il fallait être sérieux et arrêter ces billevesées. En même temps, les subventions étaient réservées aux énergies renouvelables sans que celles-ci fassent l'objet d'une industrialisation. Je crois que nous avons perdu alors un peu de notre rationalité héritée de Pascal et de Descartes. Pouvons-nous rattraper ce retard ? Je pense que oui parce qu'il faut toujours être optimiste et que tout est toujours à construire.

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