Intervention de Sébastien Abis

Réunion du mercredi 7 décembre 2022 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Sébastien Abis, chercheur associé à l'IRIS :

La question alimentaire est un très ancien sujet de géopolitique. L'alimentation repose sur le temps long ; elle est aussi un sujet d'actualité universelle et intemporelle. La planète vient de franchir la barre des huit milliards d'habitants, soit deux milliards de plus en vingt ans et deux fois plus qu'il y a cinquante ans. Tous ont besoin de nourriture pour vivre. Cette réalité est tellement évidente qu'on en oublie parfois à quel point elle est stratégique. L'alimentation a toujours été au cœur des enjeux de sécurité d'un pays, de son influence internationale ainsi que de ses stratégies de conquête et d'opposition à d'autres pays. La grande puissance démocratique athénienne souffrait d'une insécurité alimentaire chronique, puisqu'elle ne produisait pour ainsi dire rien à proximité pour nourrir ses trois millions d'habitants. Pour permettre aux citoyens de débattre, il fallait s'approvisionner en blé dans la région du Pont-Euxin, nom antique de la mer Noire.

Il n'y a pas de sécurité alimentaire sans agriculture. Elle reste une activité essentielle, n'en déplaise à ceux qui ont pensé que ce siècle serait celui de l'immatériel et des services. Et il n'y a pas d'agriculture sans agriculteurs. Ce secteur demeure le premier employeur de la planète, avec un milliard et demi de personnes qui en vivent. On peut vouloir réduire la part de l'agriculture dans les activités humaines, mais cela présente un risque en matière d'emploi et de sécurité alimentaire.

Enfin, l'agriculture repose certes sur un certain nombre d'éléments qui relèvent de la géographie, de l'organisation, de la formation et de la recherche. Mais elle ne peut pas être garantie sans la paix et la confiance collective. C'est avant tout cette confiance qui permet aux acteurs de s'inscrire dans la durée pour développer l'agriculture – il s'agit de produire du vivant, et on ne peut pas augmenter les cadences comme dans l'industrie. L'Europe a la chance d'être en paix depuis soixante-dix ans, ce qui lui a permis de redevenir une grande puissance agricole.

J'en viens au contexte de la crise de 2022. Avant même le conflit ukrainien, le marché agricole alimentaire était structurellement tendu. L'offre et la demande étaient extrêmement limitées ces dernières années. Nous produisons assez de nourriture, mais dans un nombre limité de pays. En outre, les inégalités socio-économiques et des facteurs logistiques, géographiques et géopolitiques fracturent le paysage alimentaire mondial. Depuis deux ans, la pandémie de covid a eu un impact immense sur les systèmes agricoles, avec un renchérissement des produits alimentaires dans la plupart des pays – l'inflation alimentaire moyenne était de l'ordre de 30 % en 2021. Tous les pays n'ont pas bénéficié du « quoi qu'il en coûte » alimentaire. En février 2022, à la veille de l'invasion russe, l'indice moyen des prix alimentaires calculé depuis 1990 par l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) a atteint son pic. Le conflit surgit donc dans un contexte de très forte tension sur les prix, à leur plus haut sommet historique. En outre, cette guerre oppose deux superpuissances agricoles, tant pour la production que pour l'exportation.

Depuis vingt ans, la Russie a misé sur trois domaines pour retrouver des forces économiques et reprendre sa place sur la scène internationale : l'énergie, les armes et les céréales. En 2016, la Russie est redevenue le premier exportateur mondial de blé – elle l'avait toujours été par le passé, hormis la parenthèse soviétique. Elle est le troisième producteur mondial de blé, après la Chine et l'Inde. Depuis le début de ce siècle, elle a exporté 414 millions de tonnes de blé, dont 45 % lors des cinq dernières campagnes de commercialisation, depuis 2017.

La planète blé dépend aujourd'hui d'une dizaine de pays producteurs exportateurs, dont la Russie et l'Ukraine. Depuis vingt ans, ces deux pays ont produit et exporté davantage : la planète trouve le blé supplémentaire qu'elle consomme dans la région de la mer Noire.

Le 24 février, alors que deux géants producteurs et exportateurs de nourriture entraient en conflit ouvert, dans un contexte en outre de prix très élevés et de fragilité structurelle des couvertures alimentaires de nombreux pays du monde, les marchés ont donc surréagi.

L'Ukraine, géant agricole, représente 30 millions d'hectares agricoles – contre 26 millions pour la France. En 2021, elle a réalisé 5 % du commerce mondial agricole et alimentaire. Elle compte sur la scène géoéconomique agricole car elle nourrit le monde : les récoltes recouvrent 110 millions de tonnes de céréales et oléoprotéagineux, dont 80 millions pour l'export.

Le pays réalise 95 % de ses exportations par la mer Noire. Quatrième exportateur mondial de maïs, sa céréale dominante, il a exporté presque autant que le Brésil et l'Argentine ces dernières années, notamment vers l'Union européenne, puisque le maïs ukrainien est exempt d'organismes génétiquement modifiés (OGM).

L'Ukraine représente aussi 50 % des exportations mondiales de tourteau de tournesol, pour nourrir le bétail, ou d'huile de tournesol, principalement utilisé par les ménages de la plupart des pays en développement car elle est la moins chère pour la cuisson.

S'agissant du blé, 20 % de la production ukrainienne est réalisée dans les oblasts de l'Est.

Ainsi, les agriculteurs rivalisent pour savoir si le jaune du drapeau ukrainien symbolise le blé, le maïs ou les fleurs de tournesol.

À partir de 2014, la Russie a répondu par un embargo alimentaire aux sanctions européennes après l'invasion de la Crimée. Il s'agissait de priver les exportateurs des pays occidentaux du marché russe. L'Europe, dont la France, a ainsi perdu un marché et gagné un énorme concurrent, non pour les céréales, mais pour toutes les filières animales, horticoles ou fromagères. Sur le sujet agricole et alimentaire, la Russie a toujours su retourner la situation.

Entre 1995 et 2001, l'Ukraine et la Russie apportaient 15 millions de tonnes de blé sur le marché mondial. Sur les cinq dernières années, elles ont fourni 270 millions de tonnes. Alors qu'elles ne comptaient pas sur ce marché il y a vingt ans, elles sont aujourd'hui indispensables.

La Russie connaît très bien ces chiffres. Je rappelle que le ministre de l'agriculture, Dimitri Patrouchev, n'est autre que le fils de Nikolaï Patrouchev, l'un des plus proches conseillers de Vladimir Poutine.

Les Ukrainiens gardent une hypersensibilité aux questions agricoles alimentaires : au-delà de l'Holodomor, qui a traumatisé le pays il y a quatre-vingt-dix ans et qui est encore largement présent dans les consciences, ce secteur représente 10 à 20 % du PIB selon les régions ; 20 % de l'emploi national ; et 30 à 50 % des exportations totales du pays.

Lorsque, au début du conflit, les forces navales russes ont asphyxié le pays par un blocus en mer Noire et l'ont empêché d'utiliser son principal axe d'exportation de céréales ou d'huile, l'Ukraine a donc été immédiatement fragilisée, et le monde entier a vu le prix de ses produits flamber encore plus.

J'insiste sur la maritimisation de la sécurité alimentaire mondiale parce qu'une partie des flux alimentaires mondiaux sont protégés par des forces navales, y compris en Europe et en France – ils transitent par la mer dans 80 % des transactions mondiales. L'Ukraine est une illustration de cette dépendance maritime.

Troisième point : la dimension internationale du conflit et l'effet cascade. Les marchés ont surréagi et la nervosité était grande alors que le corridor maritime en mer Noire était bloqué puis débloqué par un accord sous l'égide de l'ONU, avec la mobilisation de la diplomatie turque. Depuis le 24 février, cet accord est le seul qui engage les parties prenantes russe et ukrainienne, ce qui symbolise bien l'importance des sujets alimentaires. De plus, la Turquie est le premier acheteur de blé de la Russie.

Le premier effet cascade porte sur le secteur des engrais. De l'énergie, donc du gaz, étant nécessaires pour créer des engrais azotés, la Russie a aussi un pouvoir sur les engrais du monde, comme la Chine, qui a massivement acheté la potasse du Canada en janvier et février 2022. Le phosphate est un autre composant des engrais – le Maroc en est le géant mondial. Sans engrais, le volume de production agricole dans le monde se trouve divisé par deux ou trois.

Un effet de cascade géographique est aussi à l'œuvre, car une partie de l'Afrique, du Maghreb, du Moyen-Orient et de l'Asie du Sud-Est achète ses céréales soit à la Russie soit à l'Ukraine, soit aux deux pays. La production ukrainienne manquante crée de la nervosité, des tensions et un manque d'accès pour certains États. L'incertitude russe amplifie les risques aux yeux de ces pays. La Russie instrumentalise cette arme de dépendance, en expliquant tout haut, notamment sur les réseaux sociaux, que tous les pays qui sanctionneraient ou critiqueraient la Russie, se verraient privés de ses céréales. Parallèlement, l'Ukraine explique que tous les pays doivent lui permettre de libérer ses productions agricoles pour les marchés mondiaux, parce qu'elle nourrit le monde.

Aujourd'hui, la situation est très tendue. Les prix du blé, du maïs, des matières premières agricoles restent plus élevés qu'en février 2022, malgré un reflux, après les grands pics inflationnistes du printemps. Cela n'est pas fini, puisque la récolte ukrainienne a été divisée par deux. Sa production sera donc moins présente dans la campagne de commercialisation 2022 – 2023. Le conflit n'étant pas terminé, le pays ne retrouvera pas son niveau de production antérieur.

Le manque d'engrais dans le monde fragilise également le volume de production dans de nombreux pays, ce qui pourrait entraîner des années de commercialisation difficiles en 2023 et 2024. Ne perdons pas de vue l'effet cascade temporel de l'agriculture : ce que l'on sème aujourd'hui est récolté à l'été 2023 et commercialisé entre l'été 2023 et l'été 2024. Ce qui se joue aujourd'hui en production a donc des conséquences sur les deux prochaines années sur les marchés mondiaux.

L'effet cascade concerne aussi la diplomatie car toute la planète s'est mobilisée sur le sujet agricole alimentaire. Les organismes internationaux, en particulier, ont pris de nombreuses initiatives. Dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne, la France a lancé en premier l'initiative Farm (mission pour la résilience alimentaire et agricole) qui a permis de développer des corridors de solidarité terrestres : par ce biais, un volume plus important de la production ukrainienne a été extrait que par le corridor maritime en mer Noire. Le corridor terrestre est aujourd'hui indispensable, il faut pouvoir le pérenniser.

Dernier point : l'agriculture et l'alimentation, comme tous les sujets géopolitiques, peuvent être utilisées comme arme pour négocier, échanger, contrôler, acheter de la paix sociale, fragiliser ou asservir. L'Europe et la France, ou d'autres pays dans le monde, les utilisent comme des instruments de paix, de coopération et de solidarité. Ce narratif est tout autre, et doit être mis en avant. Nous avons la responsabilité d'exercer une géopolitique positive autour des questions agricoles et alimentaires.

Le club Demeter et le ministère de l'Europe et des affaires étrangères ont organisé un grand forum le 21 octobre 2022 sur cette nouvelle géopolitique de la sécurité alimentaire mondiale. En ouverture, le Président de la République a rappelé le rôle d'équilibre que l'Europe et la France ont à jouer, en axant leur action sur la paix, la solidarité et la coopération, puisque l'alimentation est un sujet universel.

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