Intervention de Sébastien Abis

Réunion du mercredi 7 décembre 2022 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Sébastien Abis, chercheur associé à l'IRIS :

En Ukraine, des champs agricoles ont été détruits. Des agriculteurs ne peuvent plus travailler ou ont fui le territoire. Le manque de carburant ou de semences n'a pas permis de préparer les nouvelles cultures. Il y a eu des bombardements, des chars ont traversé des champs, des mines ont été placées un peu partout. Comme souvent en cas de conflit, tout le potentiel agricole du pays s'effondre.

La dimension logistique est essentielle : c'est ce qui fonde les performances économiques et une bonne partie de la sécurité collective. C'est vrai pour l'énergie comme sur le plan agricole et alimentaire : quand l'ensemble des modes de transport sont contrariés, quand les équipements de stockage et de transformation, les terminaux portuaires et les bateaux sont dégradés, c'est la sécurité alimentaire du pays qui est en jeu – la population ukrainienne étant la première victime de la situation. Autre conséquence, la production agricole est difficilement exportable sur les marchés nationaux ou internationaux, d'autant que la qualité de la nourriture proposée se détériore. Nous avons tous en tête les pérégrinations du cargo Razoni dans la mer Noire puis en Méditerranée : il n'est jamais arrivé à sa destination parce que sa cargaison de maïs, qui était au fond des cales depuis plusieurs mois, s'était abîmée. La matière première agricole étant vivante, elle se dégrade pendant le transport. La logistique passe aussi par les traitements sanitaires et le soin apporté aux produits pour qu'ils gardent leur qualité. Les acheteurs prennent leur décision en fonction du prix, des caractéristiques des céréales et de la rapidité de livraison, mais aussi de la qualité du produit. Aucune société ne veut prendre de risque sur le plan alimentaire ; ce n'est pas propre à l'Europe. L'Égypte, par exemple, qui est le premier acheteur mondial de blé, a envoyé des inspecteurs sanitaires pour contrôler la qualité des grains en provenance d'Ukraine. L'une des forces de l'Europe et de la France, c'est précisément d'apporter une garantie sanitaire sur les produits agricoles et alimentaires.

La souveraineté, en géopolitique, c'est connaître ses dépendances, les réduire, les gérer, les maîtriser, et en même temps cultiver ses performances avec constance et cohérence. Cela revient à mettre en place des interdépendances choisies. Pour ce qui est de la production alimentaire, les dépendances de la France portent en grande partie sur les engrais et sur l'énergie, ainsi que sur les données numériques. La protection des câbles sous-marins permet ainsi aux agriculteurs de suivre leurs cultures parcelle par parcelle, de les traiter avec précision et d'anticiper toutes sortes de problèmes. Le monde agricole est le secteur économique qui pourvoit le plus de données. Quand nous consommons, nous produisons énormément de données agricoles – d'ailleurs, les géants du numérique américains ou chinois ont mis le turbo depuis cinq ans sur ces questions et les publicités pour le métavers expliquent qu'il permet d'engendrer le jumeau numérique d'une exploitation agricole.

Permet-on aux agriculteurs de produire comme ils seraient capables de le faire ? On a plutôt tendance, depuis vingt à trente ans, à leur demander à la fois de nous nourrir, de renforcer la viabilité de la planète à moyen terme et de produire des aliments plus sains et durables, sans forcément les rémunérer pour ces deux derniers services.

La problématique de la souveraineté alimentaire est étroitement liée au discours tenu sur ce secteur d'activité. On n'a jamais parlé d'agriculture à ma génération : l'an 2000 marquait pour nous le passage au tertiaire ; l'industrie et l'agriculture n'étaient pas des secteurs d'avenir. Il faut donc rendre le secteur attractif, pour qu'on puisse vivre bien du métier, surtout si l'on est un protagoniste du développement durable et que l'on doit répondre à des normes et des règlements plus stricts qu'ailleurs. Cela requiert un minimum de protection – d'où la question de l'introduction de « clauses miroirs » ou l'interdiction, toute récente, des produits issus de la déforestation. Cela signifie aussi que le consommateur européen doit accepter de payer les produits alimentaires à leur valeur réelle. Ces dernières années, les prix des produits européens ont été maintenus à un niveau artificiellement bas alors que leur qualité ne cessait de s'améliorer et la sécurité alimentaire de se renforcer. Il est de notre responsabilité de faire comprendre que la production en grande quantité d'une alimentation de qualité et diversifiée, même en période de confinement, a une valeur et qu'on doit accepter d'en payer le prix, surtout si elle va de pair avec sa décarbonation. Il faut que nous mettions en adéquation nos valeurs avec le prix de ces productions stratégiques.

L'Europe s'est dotée d'un pacte vert et s'arme d'une boussole stratégique. On se remet à parler d'autonomie stratégique, de souveraineté, de production et d'innovation sur notre sol. Le monde agricole, qui a pourtant un grand rôle à jouer en la matière, n'est pas assez intégré dans le narratif géopolitique européen, alors que la politique agricole commune fut le moteur de la construction européenne et reste l'un des piliers de notre sécurité collective et de notre travail en commun – d'ailleurs, nous n'avons pas délocalisé ce secteur d'activité. À l'échelle de la planète, on observe que nombre de pays procèdent à un réarmement non seulement militaire et informationnel, mais aussi agricole et alimentaire. Sur les marchés agricoles, les dynamiques des prix dépendent de moins en moins de facteurs agricoles et de plus en plus des annonces politiques, des rapports de force géopolitiques, des accidents climatiques, des mesures de précaution commerciale ou de protectionnisme. On observe une « désagricolisation » des marchés agricoles. Le dernier samedi d'octobre, lorsque le corridor maritime de la mer Noire a été fermé à la suite de ce qui s'était passé à Sébastopol, on a enregistré un écart de 20 euros sur le prix de la tonne entre le matin et le soir : c'est énorme ! Multipliez par 60 000 et vous aurez une idée de la différence de facturation de la cargaison d'un navire Panamax. Du coup, on fait des stocks au cas où. En matière de logistique alimentaire, on est passé de l'approche just-in-time à l'approche just-in-case. Certains pays « arsenalisent » les flux alimentaires et agricoles mondiaux. C'est la fin du toyotisme alimentaire. La Chine possède aujourd'hui les deux tiers des stocks mondiaux de céréales parce qu'elle veut pouvoir nourrir ses habitants pendant un an – et le reste du monde doit se contenter de deux mois de consommation. La Russie russifie les marchés et politise les flux agricoles et céréaliers mondiaux. Pourtant, nous ne prenons pas assez en considération dans nos analyses la dimension agricole des relations internationales et des grands enjeux géopolitiques contemporains. Il convient d'établir un pont entre géopolitique et agriculture.

Les corridors que l'Europe a mis en place avec l'Ukraine fonctionnent. Ils permettent à l'Ukraine d'exporter des grains par la Roumanie et par la Baltique – ce qui ne va pas sans poser des problèmes de concurrence et de distorsion des prix. Depuis que le commerce agricole avec l'Ukraine a été complètement libéralisé, le poulet ukrainien « galope » vers les marchés européens, alors qu'en France, la filière était déjà en souffrance, notamment pour des raisons sanitaires et réglementaires. La grippe aviaire coûtera à nouveau 1 milliard à l'État français cette année. Il y a un enjeu de cohérence globale entre réglementation, innovation, santé, marché et impératif de solidarité envers l'Ukraine. L'entrée de l'Ukraine dans l'Union européenne pourrait potentiellement renforcer la puissance agricole et alimentaire de l'Europe, à condition de penser l'Europe comme une puissance globale pouvant s'appuyer sur ce secteur pour faire valoir sa différence stratégique sur la scène internationale. Il ne faudrait pas qu'on répète ce qu'on a dit par le passé à certains pays de l'Est et aux pays de l'Europe de l'Ouest, à savoir que l'Europe n'avait plus de rendez-vous agricole et alimentaire avec le reste du monde. Tout dépendra donc de ce qu'on proposera à l'Ukraine, qui ne compte pas se fermer au marché mondial.

L'énergie et l'alimentation ont partie liée avec l'eau. Il y a toujours eu des guerres de l'eau. On observe aujourd'hui des violences hydriques entre usagers. Ce que certains en France appellent des « bassines » sont des réserves d'eau qui assurent la production agricole et nous permettent d'être en sécurité alimentaire. C'est encore une fois le problème du stockage qui se pose. Partout dans le monde il existe des conflits d'usagers et certains pays manquent chroniquement d'eau, ce qui a des répercussions alimentaires. En Iran, c'est une véritable bombe hydrique qui est sur le point d'éclater : le manque d'eau provoque un peu partout des conflits d'usagers. On n'en parle jamais. Au Moyen-Orient, plus généralement, le manque d'eau, de terres et de nourriture fait de la sécurité alimentaire un enjeu géopolitique majeur.

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