Intervention de Général Philippe Adam

Réunion du mercredi 14 décembre 2022 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Philippe Adam, commandant de l'espace :

Je suis particulièrement honoré d'intervenir devant vous. L'essentiel a été dit par le président, il ne me reste donc qu'à développer tous les points qui viennent d'être résumés. Je suivrai à peu près le plan qui vient d'être décrit, pour arriver aux enjeux qui nous attendent avec la LPM qui est toujours en discussion et en cours de finalisation, en partant de la situation que nous constatons dans le spatial, qui confirme celle qui a présidé à la création du CDE et à la publication de la Stratégie spatiale de défense, en m'inscrivant dans la perspective liée au conflit en Ukraine. Vous l'avez parfaitement dit, le conflit en Ukraine ne fait que confirmer ce qui avait déjà été complètement analysé et nous conforte dans notre trajectoire. Toutefois, concrètement, il reste encore énormément de choses à faire.

L'espace est présent dans nos vies au quotidien, même sans que nous le sachions. Il est un exercice intellectuel intéressant, celui d'imaginer ce que serait notre vie, pratiquement, si tous les services spatiaux disparaissaient. Cela changerait bien des choses. Ce sont des exercices que conduit d'ailleurs le SGDSN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) pour montrer la sensibilité de l'affaire. Dès lors que vous regardez la météo, que vous écoutez les nouvelles, que vous communiquez, que vous vous déplacez, vous utilisez forcément les services spatiaux.

Il s'agit d'un secteur économique considérable. L'un des enjeux stratégiques est que le développement dans l'espace et l'ensemble des services qui en découlent rendent ce secteur économique particulièrement sensible. Ce dernier génère un nombre d'emplois extrêmement élevé, quelque 250 000 emplois directs et indirects, un chiffre d'affaires considérable, de l'ordre de 1 000 milliards d'euros, sachant que, selon une étude récente de l'Union européenne, un million d'emplois également dépend des systèmes de navigation satellitaire.

Ce qui est vrai dans nos vies quotidiennes en tant que citoyens et utilisateurs est vrai aussi pour les services utilisés par les militaires. Nous avons les mêmes besoins et la même utilité des services spatiaux dans les opérations militaires. La nécessité est complètement transposable. Nous utilisons bien évidemment la météo, qui reste importante pour tout, mais généralement les services utilisés par les militaires sont subdivisés en trois catégories : l'aide à la décision, pour laquelle nous cherchons à obtenir des renseignements sur ce qui se passe sur la terre à partir de l'espace ; les services de communication, prise dans un sens relativement large, vocale et numérique ; enfin, les systèmes de navigation, de positionnement et de référence-temps (PNT) indispensables au fonctionnement et à la synchronisation des systèmes d'armes complexes que nous employons.

Le rôle de l'espace est essentiel pour connecter ensemble des effecteurs ou des centres de décision très éloignés les uns des autres. Il permet de s'affranchir de nombreuses contraintes, de s'affranchir des distances, du relief, des frontières et facteurs du même ordre. Cette composante est donc intéressante lorsque l'on veut être réactif, se projeter rapidement et loin, et frapper vite et fort.

L'espace est indispensable dès que l'on pense à des domaines d'action pauvres en infrastructures parce qu'ils sont inaccessibles. Le Sahel vient tout de suite à l'esprit mais, potentiellement, dans un futur plus ou moins proche, nous pouvons nous attendre à ce que les pôles deviennent des espaces de conflictualité. Le satellite nous sera alors bien utile pour connecter des forces que nous serions amenés à déployer dans ces régions.

Pour compléter le panorama, nous constatons que non seulement l'espace est déjà essentiel, mais qu'il devient de plus en plus encombré. La multiplication des services et l'explosion des opérateurs dans l'espace sont des données relativement nouvelles. Le nombre de satellites déployés, d'opérateurs spatiaux et de services qui s'appuie sur le segment spatial explose à l'heure actuelle. Les chiffres utilisés habituellement pour mesurer cette expansion sont ceux des lancements. Nous observons que leur nombre est en progression constante, relativement linéaire, puisque de 148 en 2021, ils sont passés à 168 en 2022. Plus intéressant est le nombre de satellites déployés, dont la progression n'est plus linéaire, mais exponentielle : si 1 800 satellites ont été lancés l'année dernière, en 2022, alors que l'année n'est pas encore tout à fait achevée, leur nombre atteint déjà 2 200. Ces chiffres dénotent une activité extrêmement importante, qui génère une compétition et des problèmes d'encombrement physiques. Les orbites sont de plus en plus encombrées et on parle beaucoup des débris, conséquences négatives de cette activité dans l'espace.

Derrière ces activités, qui étaient initialement relativement innocentes, se dissimulent des faits assez différents mais qui deviennent problématiques. Certains comportements notamment ne semblent pas totalement amicaux. C'est un sujet qui avait été relevé par Mme Parly il y a trois ou quatre ans. En raison de cette extension de l'usage de l'espace, les risques sont multipliés et des acteurs de plus en plus nombreux sont à observer et à surveiller. Sans qu'il y ait d'intention particulière, le seul risque d'encombrement est préoccupant. Nous devons nous assurer que nos moyens, qu'ils soient civils ou militaires, dans la mesure où ils sont essentiels, ne sont pas menacés par l'accroissement de ce trafic, et surveiller l'apparition de menaces et de comportements inamicaux dont j'ai déjà parlé.

Ces comportements qui affectent l'espace ne se manifestent pas uniquement dans l'espace. Nous l'avons déjà dit à propos de l'Ukraine, il faut bien évidemment surveiller les aspects cyber. Il avait été prévu que le général Bonnemaison du COMCYBER et moi-même interviendrions conjointement. Pour des raisons pratiques, nous ne sommes malheureusement pas parvenus à nous rendre disponibles en même temps, mais je rappelle régulièrement que l'utilisation de l'espace est extrêmement dépendante des réseaux numériques, terrestres ou non. Ces réseaux demandent une grosse interconnexion et des connexions pleine terre, pas uniquement en France ; il faut être connecté en de nombreux endroits dans le monde. Ces interconnexions introduisent forcément des vulnérabilités dans la chaîne complète des services rendus.

Des menaces sont aussi liées au renseignement. Nos compétiteurs vont chercher à se renseigner sur ce que nous faisons dans l'espace, à détecter nos vulnérabilités et à utiliser notre activité pour faire du renseignement à nos dépens. Nous voyons apparaître des capacités de brouillage un peu partout, notamment contre les segments de sol. Nous voyons apparaître des capacités de destruction ; il est souvent question de missiles antisatellites (Asat), mais il existe d'autres façons de neutraliser les capacités spatiales, notamment avec des lasers ou des armes à énergie dirigée. Enfin, nous voyons apparaître ce que l'on appelle des menaces co-orbitales, c'est-à-dire des satellites manœuvrants, potentiellement destinés à nuire à d'autres satellites. Nous manœuvrons aussi pour rendre des services pacifiques, mais ces satellites manœuvrant sont potentiellement problématiques et nous observons actuellement une forte activité de la Russie et de la Chine dans ce domaine.

Un des risques qui n'est pas directement lié à tout cela mais à la dynamique d'ensemble, que ce soit pour les usages civils ou militaires, est celui de décrochage, celui de ne pas parvenir à tirer parti de cette explosion de services, de cette accessibilité de la technologie en laissant nos adversaires de demain en tirer profit avant nous.

La stratégie spatiale de défense (SSD) a été publiée il y a trois ans, en même temps qu'était créé le CDE. Celui-ci est la manifestation très visible de cette nouvelle volonté d'agir dans l'espace et de contrer les risques et les menaces dont je viens de vous parler. Mais la SSD inclut bien d'autres aspects que nous sommes chargés de mettre en place, pas seuls, en conjonction avec les autres. Il nous a fallu créer une doctrine pour des opérations spatiales qui a été diffusée l'an dernier. Nous devons affirmer notre ambition pour éviter tout risque de décrochage en créant et développant des moyens de commandement et en renouvelant nos équipements d'observation de la Terre, d'écoute, de télécommunications et de navigation. Il convient également d'intégrer au sein des armées une véritable expertise spatiale en formant notre personnel, mais aussi d'analyser ce que font nos compétiteurs.

Tout cela est étudié au CDE et a été lancé avec une belle énergie par mon prédécesseur, le général Friedling. Il m'appartient de relever le flambeau et de faire atterrir le résultat des travaux à un jalon intermédiaire, en 2025. Ce ne sera pas la fin de l'aventure pour le CDE, mais il s'agit d'un jalon important car il concrétise les programmes lancés ces dernières années.

Ce jalon marquera, pour moi, la fin de la montée en puissance du CDE. Nous sommes toujours en phase de montée en puissance : notre objectif est de passer d'un effectif de 320 à 470. C'est une restructuration de taille modeste, mais extrêmement importante dans sa fonctionnalité. Incluant le déménagement des unités installées aujourd'hui à Lyon et à Creil, elle se traduit par une augmentation des effectifs, des formations, une nouvelle organisation et une nouvelle façon de conduire des opérations qu'il faudra intégrer dans les opérations militaires en général. Je porte donc un œil particulier sur cette montée en puissance, sur les capacités qui l'accompagneront, notamment concernant l'action dans l'espace, intégrée au sein des opérations militaires au sens large. Cela nécessite une acculturation, car il y a un aspect multi-milieux et multi-champs dont vous avez peut-être entendu parler, que nous devons apprivoiser. Nous n'avons pas beaucoup de temps pour le faire. Nous devons donc montrer que notre maîtrise du milieu spatial se traduit par des actions concrètes, efficaces et utiles.

Ainsi, mon prédécesseur a créé le premier exercice spatial en Europe, qui s'appelle Aster X. Vous en avez sans doute entendu parler : il se déroule tous les printemps à Toulouse. La troisième édition se tiendra en 2023. Les deux premières éditions ont remporté un franc succès. Nous avons quatre participants étrangers à nos côtés ainsi que des opérateurs civils. Une centaine d'observateurs y assistent, qui grossiront les rangs des participants dans quelque temps car il faut que nous gérions au préalable la montée en puissance.

Nous travaillons beaucoup également avec nos partenaires industriels, qui disposent de compétences et d'une expertise utiles à nos travaux.

En matière de programme d'infrastructures, la construction des bâtiments du CDE et du Centre d'Excellence OTAN à Toulouse commencera l'année prochaine et s'achèvera en 2025.

Dans le cadre de notre feuille de route, nous travaillons à développer nos coopérations. La surveillance spatiale est un défi en soi et, comme nos partenaires internationaux, nous cherchons à développer des échanges afin de renforcer notre résilience. Ces coopérations établies avec nos partenaires stratégiques visent à opérer d'une manière conjointe grâce notamment aux commandements de l'espace étrangers qui fleurissent partout dans le monde, sans oublier les coopérations avec les organisations internationales, dont l'Union européenne, l'OTAN et les Nations unies. Dans ce dernier cadre, la France promeut l'exploitation pacifique et le libre accès à l'espace au travers du développement de normes de bon comportement.

Il est intéressant de constater que tous les pays en Europe, et plus généralement les pays occidentaux, développent des commandements de l'espace. Tous ont été créés, grosso modo, il y a trois ans et nous en sommes tous à peu près au même point de la réflexion. Nous ne sommes pas en retard, nous serions plutôt en avance, ce qui est assez intéressant, car nous servons de référence à de nombreux autres pays. C'est une satisfaction, mais cela constitue une pression et un challenge supplémentaires.

Sur le volet équipement, un effort financier extrêmement important a déjà été consenti dans la LPM actuelle, qui se monte à plus de 5 milliards d'euros. Il vise en particulier à renouveler les capacités existantes dans les trois domaines que j'ai évoqués, .

Les satellites restent entre dix et quinze ans en l'air. Il faut donc les remplacer, les moderniser et accroître leurs performances à un rythme rapide à l'échelle des grands programmes du ministère. Nous avons aussi à développer des capacités de maîtrise de l'espace, que ce soit en termes de détection, de compréhension de la situation spatiale, d'action dans l'espace, mais également en termes de conduite des opérations dans l'espace, qui devront être complètement synchronisées et intégrées dans les opérations militaires.

Comme je l'évoquais, l'établissement de la situation spatiale est un axe privilégié des coopérations internationales. Le reste peut donner lieu à des discussions ; sur cet aspect, il n'y en a pas. Cela étant, nous cherchons bien évidemment à coopérer dans d'autres domaines comme les télécommunications par satellites (SATCOM). En fait, nous pouvons coopérer dans quasiment tous les domaines. Nous constatons que les difficultés techniques diverses et les crises sur lesquelles je ne reviens pas, ont retardé certains projets. C'est assez classique dans la vie des programmes, mais il faut parvenir à tenir le cap. L'important est que tous les programmes lancés aboutissent selon un calendrier maîtrisé. C'est déjà un enjeu aujourd'hui, et cela le sera également dans la future LPM.

Un petit éclairage sur l'attaque de l'Ukraine, car que s'est-il passé en Ukraine ?

Il est intéressant de noter que nos homologues Américains ont affirmé assez rapidement que le conflit en Ukraine était le premier conflit spatial que nous connaissions. Il est vrai, que l'invasion de l'Ukraine a commencé par une attaque des Russes sur les moyens spatiaux ukrainiens. Cela démontre que les Russes ont constaté non seulement qu'ils devaient tirer parti de l'espace, mais aussi qu'en diminuant la capacité de l'adversaire à utiliser l'espace, ils obtiendraient un avantage opérationnel.

Il convient donc de protéger les moyens que l'on utilise, mais aussi d'essayer de contrer les moyens d'agression adverses. C'est tout l'objet du volet « action dans l'espace » de la SSD. Cette démarche initiée en 2019 s'avère d'autant plus pertinente que nous accusons un retard d'une dizaine d'années en matière d'action co-orbitale avec le compétiteur russe. En effet, leur fameux Luch Olymp vole depuis 2014 alors que nous disposerons d'un premier démonstrateur fin 2024. Nous devons rattraper notre retard et prendre de l'expérience dans ce domaine.

Il est à noter également que quelques mois avant l'invasion de l'Ukraine, les Russes avaient procédé à un tir d'essai de destruction d'un satellite par un missile tiré du sol – le fameux tir DA-ASAT[1] de novembre 2021. Cela constitue une démonstration de capacité intéressante. Les pays ayant cette capacité ne sont pas nombreux. Quatre tirs de ce type seulement ont été effectués depuis le début des années 2000, par la Russie, l'Inde, la Chine et les États-Unis. Si cette démonstration de capacité est intéressante, il est intéressant de noter également que ce n'est pas ce que les Russes ont utilisé au moment de l'invasion de l'Ukraine. Ils ont préféré une attaque cyber dont les conséquences ont été autres : outre l'atteinte aux SATCOM gouvernementales ukrainiennes, ils ont stoppé de nombreuses d'exploitations de champs éoliens, en Allemagne notamment, et détruit plus de 3 000 terminaux au sol, qu'il a fallu remplacer.

Ce tir est une démonstration de puissance dont on peut considérer qu'elle constituait probablement un signalement stratégique mais les Russes, comme nous, n'ont pas forcément intérêt à créer des débris qui rendent l'accès à certaines orbites difficile pour leurs adversaires mais également pour eux. Nous pensons donc que ce n'est probablement pas le moyen d'action qu'ils choisiront de manière privilégiée, d'autant que la destruction physique de satellites dans l'espace n'est pas très efficace opérationnellement dans la mesure où les constellations actuelles sont constituées de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de satellites. Pour supprimer le service, il leur faudrait énormément de missiles. Ce n'est pas très réaliste. Opérationnellement, il existe d'autres façons plus efficaces pour empêcher l'utilisation d'un service spatial que de détruire physiquement les satellites concernés.

Nous avons enregistré plus de 1 500 débris, créés par le tir DA-ASAT russe de novembre dernier, dont les deux tiers, soit près de 1 000 débris, sont probablement retombés dans l'année. Il en reste au moins 500 en l'air, qui y resteront pour une bonne dizaine d'années. Ils sont de taille variable, pas forcément très gros, mais sont tout de même préoccupants car ils peuvent infliger des dégâts significatifs aux objets spatiaux qui croiseraient leur route.

Comme vous l'avez dit, les Ukrainiens ont appelé à l'aide pour rétablir une capacité qui leur était essentielle à la conduite des opérations. Elon Musk a réagi d'une façon qui a surpris tout le monde, il a été extrêmement efficace. C'est aussi dans son intérêt, mais cela a bien fonctionné. Il a déployé ses terminaux et les a donnés aux Ukrainiens qui s'en servent. Ces terminaux ne sont absolument pas prévus pour un usage militaire et présentent des vulnérabilités. Néanmoins, ils ont permis de rétablir le service – avec quelques faiblesses, mais il est rétabli. Les Russes essaient probablement, et même certainement, de le supprimer, mais n'y parviennent pas. Cela leur pose un problème et les Russes expliquent que c'est inacceptable, que c'est l'escalade et qu'il n'est absolument pas normal que des opérateurs civils se mêlent d'un conflit. On sent bien que les menaces russes envers Starlink traduisent également leur difficulté à contrecarrer cet appui spatial aux opérations ukrainiennes. Nous savons qu'ils peuvent brouiller et détecter les émissions du segment sol vers les satellites Starlink. C'est une faiblesse et une contrainte qui pèsent sur les Ukrainiens qui doivent rester prudents dans l'utilisation de ces terminaux s'ils veulent éviter une frappe russe. Mais il n'empêche que les Ukrainiens bénéficient du service, et s'en servent.

C'est une illustration intéressante de la dualité des moyens spatiaux. Dans l'espace, tout est dual, c'est-à-dire qu'un satellite civil peut être utilisé à des fins militaires et inversement. La France utilise déjà cette dualité avec une architecture spatiale qui repose sur des moyens patrimoniaux et des services commerciaux qui viennent les compléter. Les services spatiaux mis à disposition des forces gouvernementales ukrainiennes leur offrent un panel de capacités jusque-là inaccessibles.

C'est très clair s'agissant de la Satcom avec Starlink, mais également pour ce qui est de l'observation terrestre. La crise en Ukraine a fédéré l'ensemble des moyens d'observation disponibles, civils comme militaires. Les Ukrainiens sont très demandeurs. Cela se fait dans le cadre d'échanges bilatéraux. Il est de notoriété publique que les Ukrainiens acquièrent des images à des opérateurs privés dont les satellites d'observation sont de qualité et offrent de belles performances ; cela leur sert de service de renseignement. Cela ne concerne d'ailleurs pas que l'optique, mais aussi du radar, de l'interception radiofréquence, etc.

L'un des axes pour renforcer nos capacités militaires est de tirer profit des services offerts par le monde civil, avec les avantages que cela procure mais également les inconvénients. Si les constellations civiles, qui n'ont pas été conçues pour un usage militaire, présentent quelques faiblesses, elles ont l'avantage d'être là, d'avoir de bonnes performances et, comme ils rendent un service commercial, d'être remplacés sans que nous ayons à débourser quoi que ce soit, ce qui est tout de même intéressant.

Nous continuons à suivre l'activité russe dans l'espace. Les Russes n'ont pas cessé de manœuvrer dans ce milieu. Nous avons assisté à une activité soutenue en matière de lancements russes en octobre et novembre derniers : ils ont procédé à six lancements en octobre et trois en novembre, pour mettre au total douze satellites en orbite. Ces lancements n'étaient pas forcément tous liés à la crise en Ukraine mais cela traduit les efforts russes pour disposer de moyens spatiaux.

Tout cela nous montre la pertinence de la combinaison des moyens civils et militaires, dont il serait important de tirer profit. En tout cas, l'innovation dans l'espace est aujourd'hui dans le secteur civil. Nous allons la chercher dans toutes les startups qui ont une imagination débordante pour créer des services auxquels nous n'avions jamais pensé mais qui peuvent être extrêmement intéressants pour nous. La technologie devient de plus en plus accessible, tant en matière de lanceurs que de satellites. La miniaturisation générale rend les lancements et les opérations dans l'espace plus simples et plus accessibles à de nouveaux acteurs. Cette évolution, le New Space, a été impulsée par les États-Unis mais s'étend aujourd'hui à l'échelle mondiale.

L'apparition des constellations de communication en orbite basse est constitutif du New Space. La rapidité de leur déploiement constitue un élément disruptif du domaine spatial qui en a surpris plus d'un. Nous devons en tirer parti et réexaminer la situation. Cela m'apparaît plutôt comme une opportunité que comme une contrainte et il nous faut réfléchir différemment en prenant en compte ces nouveaux acteurs.

Un autre sujet émerge, celui des opérations à très haute altitude, qui concernent une tranche inexploitée jusqu'à présent, située entre le sommet de l'atmosphère utile jusqu'à 20 ou 30 kilomètres d'altitude et l'espace, dont la frontière basse s'établit, de façon conventionnelle, à 100 kilomètres. Entre 20 et 100 kilomètres, l'atmosphère bien que peu dense, commence à être exploitée au travers de projets industriels, notamment français, incluant des ballons, des drones, voire des armes hypervéloces qui évoluent dans cette tranche. L'armée de l'air et de l'espace est naturellement impliquée dans les réflexions liées aux opérations à très haute altitude car cet espace est contigu des milieux aérien et spatial.

Nous avons quasiment évoqué tous les sujets qui mériteront d'être traités dans la prochaine LPM. Nous maintiendrons l'ambition à la hauteur des ressources qui seront disponibles mais, à mon sens, il faut renforcer l'axe suivi depuis trois ans. Nous verrons s'il est possible d'accélérer, dans la limite des ressources disponibles, je le répète, car le retour des hypothèses d'engagements majeurs en Europe souligne les besoins des différents acteurs du ministère et, bien évidemment, l'espace n'est pas seul concerné.

En examinant la situation de manière légèrement différente, nous pouvons peut-être ajuster les plans que nous avions en tête, mais il faut accélérer tout ce qui est moyens de maîtrise de l'espace – et donc, nos patrouilleurs spatiaux. Le programme, de capacité de défense active dans l'espace, devrait aboutir à la fin de la décennie. Il est absolument... j'allais dire vital, c'est un peu fort, mais la démonstration de l'importance de l'espace pour les opérations militaires perdrait beaucoup de sa pertinence et de sa crédibilité si nous rations cette étape. La France est l'un des seuls pays à avoir affiché sa volonté de mener une action de ce type dans l'espace. Nous ne l'utiliserons pas forcément mais c'est un bon moyen de se défendre, de se protéger et de faire du signalement stratégique. À mon avis, cette capacité ne peut pas prendre du retard.

Il faut que la montée en puissance du CDE soit achevée dans de bonnes conditions en 2025. Je ne parle pas seulement de la fin de la construction du bâtiment, mais également des ressources humaines, formées et entraînées, dans les nombres dont nous avons besoin pour un fonctionnement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, bien assis sur un réseau numérique qui fonctionne, offrant les performances que nous en attendons, connecté à nos partenaires étrangers, civils et militaires – ce n'est absolument pas anodin – et disposant de moyens d'aide au commandement performants qui permettent au commandant de l'espace que je suis de réaliser les différentes opérations dans de bonnes conditions, mais aussi de jouer mon rôle de conseiller dans les conditions attendues.

De nombreuses opportunités sont à saisir pour l'amélioration des services. Nous avons évoqué la Satcom. Il en va de même pour ce qui est de l'observation de l'espace, s'agissant notamment des moyens optiques. Si nous voulons accélérer les cycles d'observation et de décision, il n'y a aucune raison que nous ne cherchions pas à utiliser tous les capteurs civils qui sont dans l'espace. Cela nous permettra de bénéficier de compléments très utiles à nos propres capacités.

Le lancement est un sujet qui préoccupe tout le monde et que nous suivons de près. Il n'intéresse pas que les militaires, c'est un sujet général pour l'accès à l'espace. Nous sommes très intéressés à conserver une capacité européenne de lancement, bien évidemment. Si nous devons attendre que les Américains, les Japonais ou les Indiens aient un créneau libre pour pouvoir lancer, nous nous heurterons à un sérieux problème ; en tout cas, nous ne répondrons pas à l'ambition de la stratégie spatiale de défense.

Nous devons continuer à avancer sur la protection des systèmes de navigation, positionnement et temps. Nous utilisons aujourd'hui deux constellations, Galileo et GPS. Nous devons continuer à progresser en la matière et à protéger cette capacité absolument essentielle.

La surveillance spatiale mérite d'être rénovée également. Nos radars sont à bout de souffle, il nous faut avancer et surtout couvrir un champ suffisant, avec des performances qui permettent de voir des objets de plus en plus petits et de plus en plus nombreux – c'est la capacité de calcul – et de couvrir plus d'espace. De ce point de vue, les Américains, malgré leurs moyens, sont extrêmement friands de tout ce que nous pouvons leur apporter avec nos moyens qui sont aujourd'hui très limités, mais nous leur apportons des choses qui complémentent très bien ce dont ils disposent par ailleurs. Cela nous permet d'établir des dialogues et de générer des partenariats intéressants.

Le « faire autrement », nous en avons déjà beaucoup parlé, peut également s'appliquer à l'action dans l'espace. Pour l'instant, la capacité opérationnelle de « défense active » prévue à l'horizon 2030 s'entend sur l'arc géostationnaire, soit à 36 000 kilomètres de la terre. Mais nous souhaiterions lancer rapidement une action identique dans les orbites basses, qui n'est pas prévue pour l'instant. Nous appelons cela « action LEO », pour low earth orbit, car, dans l'espace, on aime bien mélanger le français et l'anglais. N'oublions pas non plus l'acquisition rapide d'images en n'importe quel point du globe dont je parlais précédemment avec l'amélioration de la revisite qui pourrait faire l'objet du projet appelé « Chronos ». En matière de SATCOM, il faut également arriver à utiliser intelligemment la constellation Iris2 (infrastructure de résilience et d'interconnexion sécurisée par satellite), lancée par la Commission européenne voilà quelques semaines.

Nous saisirons également les opportunités présentées par France 2030, le FED (Fonds européen de défense) et l'Union européenne d'une façon générale. Elles reposent sur des hypothèses et des travaux que nous ne maîtrisons pas totalement mais qui seront essentiels pour compléter les programmes portés par le ministère. Ces moyens viendront concourir non seulement à renforcer notre autonomie nationale mais également à améliorer nos coopérations avec tous nos partenaires européens.

Je vous remercie de votre attention. Je crains d'avoir été trop long, Monsieur le Président, mais je suis prêt à répondre à vos questions.

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