Intervention de Laurence Marion

Réunion du mercredi 12 avril 2023 à 11h10
Commission de la défense nationale et des forces armées

Laurence Marion, directrice des affaires juridiques au ministère des armées :

Je suis particulièrement heureuse de m'exprimer devant votre commission pour la première fois à l'occasion de l'examen du projet de LPM, qui représente toujours un moment important dans une législature.

Comme vous m'y avez invitée, je ne procéderai pas à une présentation exhaustive des quelque trente articles qui constituent la partie normative, et dépassent parfois la dimension strictement militaire, pour embrasser des sujets relevant plus largement de la sécurité nationale, comme dans le cas des questions cyber, que vous avez évoquées lors des auditions du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et du directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi).

Le volet relatif à l'économie de guerre est très structurant. Le chantier a été lancé avec la direction générale de l'armement (DGA) par ma prédécesseure il y a plus d'un an. Il s'agissait de raisonner à partir de scénarios concrets, d'éprouver notre dispositif normatif dans l'objectif de souligner d'éventuelles insuffisances au regard des défis posés, afin de le parfaire et de le compléter dans le cadre de ce rendez-vous législatif.

Nous avons conduit cet exercice à l'aune du conflit en Ukraine, notamment de la nécessité pour le Gouvernement de répondre à un besoin d'approvisionnement des forces armées, de manière à compenser les livraisons d'armes et de munitions à l'Ukraine – je pense en particulier aux camions équipés d'un système d'artillerie (Caesar). L'enjeu est d'anticiper les conséquences d'un engagement majeur et de répondre à des difficultés d'approvisionnement en matériaux et composants sensibles qui pourraient se poser dans un futur plus ou moins proche.

L'idée générale de ces dispositions est d'insister sur la nécessaire réactivité de notre nation face à une menace de plus en plus imprévisible. Le rapport de la récente mission d'information sur la résilience nationale l'a très justement signalé : la mobilisation de la société civile constitue un levier essentiel pour adopter une réaction proportionnée – en matière de qualité et de projection dans le temps – face à des crises et à des risques de conflit susceptibles de se durcir de façon substantielle. Il ne suffira plus de projeter quelques milliers d'hommes extrêmement bien entraînés : il faudra « endogénéiser » les contraintes liées à des conflits pouvant surgir à l'extérieur ou même sur le territoire national.

Cet enjeu était l'objet de notre réflexion sur l'économie de guerre. Nous avons travaillé dans une logique de gradation et de proportionnalité, en établissant des critères juridiques soigneusement pesés et articulés les uns par rapport aux autres.

Les dispositifs destinés à mobiliser les forces vives de la nation étaient très étoffés, mais ils s'étaient progressivement sédimentés. Qui plus est, ils étaient dépourvus de cohérence globale car ils n'avaient jamais fait l'objet d'une approche systémique. C'est donc l'exercice juridique auquel nous nous sommes livrés. Nous avons identifié les lacunes dans la législation, en les examinant, notamment, à l'aune du conflit ukrainien ; elles ne sont pas très importantes. Surtout, il a fallu simplifier et mettre en cohérence le système des réquisitions et celui du rappel des réserves.

Parmi les lacunes que nous proposons de combler, la revue nationale stratégique de 2022 a fait apparaître la nécessité de prévoir la possibilité d'imposer la constitution de stocks stratégiques, éventuellement mutualisés entre les entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD), pour permettre d'augmenter les cadences de production et d'accélérer les livraisons de matériels, sans que la chaîne d'approvisionnement ne connaisse de rupture. Au nombre des enseignements déjà tirés de la guerre en Ukraine, figurent en effet les difficultés rencontrées par la BITD pour nous aider à reconstituer les stocks de matériels ou de munitions.

Tel est l'objet de l'article 24 du projet de loi. La notion de « stocks stratégiques », qui s'apparentent à un fonds de roulement, ne sont pas une nouveauté dans notre législation. Le code de la santé publique, par exemple, impose à tout titulaire d'une autorisation de mise sur le marché (AMM) de constituer des stocks de sécurité de médicaments, destinés à couvrir le marché français. Les opérateurs pétroliers, quant à eux, ont l'obligation de contribuer à la constitution de stocks stratégiques de carburants.

L'obligation sera ciblée sur les entreprises titulaires d'une autorisation de fabrication et de commerce de matériels de guerre, d'armes et de munitions, sur le fondement de l'article L. 2332-1 du code de la défense. Elle ne pourra être imposée que par un arrêté ministériel, indépendamment de tout contrat en cours, et pourra peser sur l'ensemble des entreprises du secteur. De plus, la valeur maximale des stocks qui pourront être prescrits sera plafonnée par voie réglementaire. Leur volume devra être proportionné et prendre en compte la situation particulière de chaque entreprise.

Par ailleurs, l'article 24 prévoit la possibilité pour l'État d'imposer à toute entreprise titulaire d'un marché de défense et de sécurité (MDS), ainsi qu'à ses sous-traitants, d'exécuter de façon prioritaire les obligations qui en découlent par rapport à tout autre engagement contractuel la liant à un tiers. La puissance publique pourra également fixer de manière unilatérale un délai de livraison réduit par rapport aux stipulations contractuelles qui la lient à l'entreprise concernée.

Le travail de mise en cohérence et de simplification passe en particulier par une réécriture du régime des réquisitions figurant dans le code de la défense. C'est l'objet de l'article 23.

Pour mémoire, il existe trois principaux types de réquisitions dans notre droit, sans compter les mécanismes particuliers en matière de santé ou de transport.

Les deux premiers types sont les héritiers directs – et très datés – des dispositions des lois du 3 juillet 1877 et du 11 juillet 1938. Il s'agit d'abord des réquisitions militaires prévues par le code de la défense, destinées à satisfaire le besoin des armées. Par ailleurs, les réquisitions civiles du code de la défense peuvent être prescrites pour répondre aux besoins généraux de la nation et permettent de réquisitionner des personnes, des biens ou des services. Le droit de réquisition est ouvert dans trois cas précis : en cas de mobilisation générale ou partielle, en cas de menace portant sur une fraction du territoire ou de la population ou sur un secteur de la vie nationale, et pour assurer les activités essentielles à la vie de la nation, selon l'interprétation donnée par le Conseil d'État.

Le troisième type est d'un usage beaucoup plus fréquent. Les réquisitions préfectorales visent à la sauvegarde de l'ordre public. Elles sont organisées à l'échelle du département. L'ordre est pris sur le fondement du code général des collectivités territoriales (CGCT).

En pratique, les réquisitions du code de la défense – militaires et civiles – sont rarement utilisées, notamment en raison de l'obsolescence et de la complexité des textes. Ainsi, certains cas d'ouverture sont peu précis et peu adaptés aux besoins de la défense nationale. À titre d'exemple, pour l'armée de terre et la gendarmerie nationale, les réquisitions ne sont possibles qu'en cas de mobilisation ou si les circonstances l'exigent – ce qui est un peu court pour assurer un usage juridiquement consolidé de ces dispositifs –, alors qu'elles sont applicables en tout temps et en tout lieu pour la marine nationale et l'armée de l'air, sans que cette différence de traitement soit objectivée par une quelconque différence de situation. Quant aux réquisitions pour les besoins généraux de la nation, elles sont subordonnées à l'existence d'une menace dont la nature et l'intensité ne sont pas précisément définies.

Le passage en revue des dispositions normatives aboutit à la conclusion suivante : il n'est pas possible de recourir à une réquisition visant à répondre à une situation d'urgence susceptible d'affecter les forces armées sans qu'une menace pour la vie de la nation ne soit caractérisée. Les deux types de dispositifs présentent donc assez peu d'intérêt. En tout état de cause, ils répondent mal à l'évolution du contexte stratégique et à l'anticipation de la menace telle qu'elle est décrite dans le rapport annexé.

Non seulement les cas d'ouverture sont peu pertinents, mais les modalités d'exercice des réquisitions prévues par le code de la défense apparaissent particulièrement complexes, étant précisé qu'elles sont régies par une centaine d'articles législatifs très datés et par plus de 180 articles réglementaires venant les compléter. Le régime des réquisitions préfectorales, pour sa part, repose sur un seul article du CGCT, ce qui le rend plus maniable et permet un usage plus souple et adapté aux besoins.

Enfin, le régime d'indemnisation des réquisitions, qui constitue un volet important du dispositif, est lui-même particulièrement inadapté, voire désuet, et d'une complexité qui ne permet pas de le mettre en œuvre d'une manière satisfaisante dans le contexte actuel.

Le projet de LPM procède donc à une rénovation complète des réquisitions relevant du code de la défense. La dichotomie entre réquisitions militaires et civiles, qui structurait la rédaction des articles du code, est abandonnée au profit d'une distinction fondée sur la nature et l'intensité de la menace et des besoins.

D'abord, le texte traite des réquisitions visant à faire face à une menace actuelle ou prévisible pesant sur les activités essentielles à la vie de la nation. Il pourra s'agir, par exemple – et pour reprendre certains termes figurant déjà dans le code de la défense –, de la protection de la population et de l'intégrité du territoire, ou encore de la permanence des institutions. Nous incluons dans le dispositif un cas nouveau, faisant écho au contexte stratégique actuel : les menaces justifiant la mise en œuvre d'engagements internationaux de l'Etat en matière de défense.

Eu égard aux prérogatives constitutionnelles du Président de la République, garant de l'indépendance nationale, de la continuité de l'État et du fonctionnement régulier des pouvoirs publics, c'est à lui qu'il appartiendra d'ordonner de telles réquisitions par un décret délibéré en conseil des ministres. Il pourra le faire même si la réalisation de la menace n'est pas immédiatement constatée, ce qui représente l'une des nouveautés des dispositions proposées. Ainsi, la menace pourra être seulement prévisible, ce qui permettra une préparation plus précoce de la nation face à la montée de périls susceptibles de l'affecter. Les retours d'expérience de la covid-19 et de la guerre en Ukraine montrent la pertinence d'une disposition de ce type.

Ensuite, nous proposons de créer un autre type de réquisitions, dont le Premier ministre décidera par décret, dans l'objectif spécifique de faire face à des situations d'urgence ou si la sauvegarde des intérêts de la défense nationale le justifie. Ces mesures sont largement inspirées des réquisitions spatiales et préfectorales. Il s'agit de confier au chef du Gouvernement, conformément à ses attributions de responsable de la défense nationale, définies à l'article 21 de la Constitution, le soin de prendre les mesures urgentes qui s'imposent, à défaut de tout autre moyen disponible en temps utile, pour permettre à l'État de conduire des opérations nécessaires à la défense en employant des moyens dont il ne peut se munir dans des délais compatibles avec la conduite de l'opération. On donne souvent comme exemple la récupération d'un aéronef militaire qui s'est écrasé en mer, nécessitant la réquisition d'un opérateur civil. Grâce à ce nouvel outil, une telle opération sera possible.

L'activation de ces deux types de réquisitions ne fait pas obstacle au déclenchement du rappel ou du maintien en activité des personnes soumises à l'obligation de disponibilité, au titre de la réserve opérationnelle et militaire, en cas de circonstances particulières ou exceptionnelles. Les conditions de déploiement de ce mécanisme ont été mises en cohérence avec les nouveaux dispositifs.

J'en viens à la réserve opérationnelle, question qui je le sais tient à cœur de votre commission.

La réserve opérationnelle militaire est composée de deux viviers distincts : d'une part, les personnes ayant souscrit volontairement un contrat d'engagement, et, d'autre part, les anciens militaires astreints à une obligation de disponibilité pendant cinq ans après avoir quitté leurs fonctions – c'est ce que l'on appelle la réserve opérationnelle de deuxième niveau.

L'article 14 comporte plusieurs mesures visant à faciliter la convocation des réservistes par l'autorité militaire.

Le seuil permettant de les mobiliser sans accord préalable de leur employeur est ainsi porté à dix jours – contre cinq ou huit actuellement, selon le nombre d'employés de l'entreprise concernée.

Nous proposons également de permettre la convocation des anciens militaires pendant dix jours, non plus seulement pour vérifier leurs aptitudes médicales, mais pour maintenir leurs compétences – ce qui se fait déjà, du reste. Cette disposition est un facteur d'attractivité. Elle facilite également le suivi des réservistes.

De plus, nous entendons maintenir en activité ou rappeler l'ensemble des réservistes opérationnels d'une manière graduée et cohérente avec les différents dispositifs, notamment de réquisition, en fonction de la gravité et de l'urgence de la situation, sans que soit forcément atteint le seuil de mise en garde ou de mobilisation, qui représente un recours de dernière urgence face à une situation extrêmement dégradée. À cet égard, nous avons cherché à définir des critères cohérents avec ceux des réquisitions, modifiés à l'article 23, mais aussi de tenir compte du degré d'engagement et de volontarisme pour considérer la disponibilité des réservistes. En effet, il serait paradoxal de mobiliser des dispositions de réquisition de façon plus précoce que des réservistes ayant souscrit un contrat d'engagement et dont nous avons l'accord préalable. Nous avons donc opéré un travail de mise en cohérence d'ensemble.

L'élargissement de la possibilité d'affecter des réservistes hors des armées, dans l'intérêt de la défense, constitue un autre point important du projet.

Par ailleurs, nous traitons la question de l'attractivité de la réserve au niveau législatif. Nous le faisons avec une certaine modestie, la clé du succès résidant avant tout dans l'engagement de nos concitoyens, dans notre capacité à faire de cet engagement un devoir qui soit garant d'une attractivité et dans notre aptitude à traiter cet engagement très fort avec tous les égards qui conviennent.

Nous avons veillé à lever quelques verrous, afin d'élargir le vivier et le recrutement des réservistes.

Ainsi, nous adaptons les critères d'aptitude physique : ils devront tenir compte principalement de l'affectation envisagée du réserviste.

Nous créons des possibilités d'avancement pour les réservistes spécialistes et prévoyons pour eux un véritable parcours.

Il s'agit aussi de permettre à des militaires d'active en congé parental, en congé pour convenance personnelle ou en disponibilité d'effectuer des périodes de réserve pendant ce temps de non-activité.

Enfin, nous relevons de manière significative la limite d'âge au-delà de laquelle il n'est plus possible de servir dans la réserve. Elle sera ainsi portée à 70 ans pour toutes les catégories de réservistes – jusqu'à présent, elles étaient différenciées de manière complexe – et à 72 ans pour les réservistes spécialistes. Le ministre a voulu définir un critère simple permettant de faciliter un engagement prolongé lorsqu'il est souhaité de part et d'autre.

Le projet de loi contient plusieurs mesures au titre du renseignement et de la contre-ingérence. Elles viennent compléter l'arsenal législatif, déjà très étoffé, qui résultait des lois du 24 juillet 2015 et du 30 juillet 2021, dans un contexte marqué par la lutte contre la menace terroriste.

Je me contenterai d'évoquer une mesure importante, qui répond aux préoccupations exprimées par certains membres de votre commission, à savoir le contrôle des départs à l'étranger d'anciens militaires. La presse a évoqué des démarches de recrutement, entreprises par certains de nos compétiteurs étrangers, ciblant d'anciens militaires.

Les articles 411-2 à 411-11 du code pénal – figurant dans le titre Ier du livre IV, qui définit les atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation – prévoient déjà des infractions visant en particulier les faits de trahison ou d'espionnage au profit d'une puissance étrangère, ainsi que de compromission. L'article 411-5 réprime ainsi le fait d'entretenir des intelligences avec une entité étrangère et l'article 411-7 celui de recueillir ou de rassembler des informations et des supports en vue de leur livraison à une entité étrangère. On trouve également à l'article 411-8 une autre infraction, satellite de la livraison d'informations stratégiques, consistant à exercer une activité ayant pour but l'obtention ou la livraison d'informations stratégiques.

Bien que déjà très étoffé, le corpus pénal nous est apparu insuffisant pour répondre à la situation à laquelle nous sommes confrontés – les armées britannique et américaine rencontrent d'ailleurs des problèmes similaires. Pour être saisis par un jugé pénal, ces délits et crimes supposent d'avoir été commis. Nous arrivons donc trop tard. Par ailleurs, nous rencontrons des difficultés pour incriminer les auteurs et caractériser l'infraction : il n'est pas aisé de rassembler des preuves, en particulier en territoire étranger.

Le dispositif que nous proposons s'inscrit dans une logique de prévention et de pédagogie envers les personnels militaires et les anciens militaires. De ce point de vue, il doit être distingué dans son objet des articles du code pénal que j'ai évoqués : il cherche à prévenir la commission de faits que le code pénal réprime actuellement. L'article 20 a pour objectif d'éviter une situation à risque grâce à la création d'une sorte d'« infraction écran » ou d'« infraction obstacle », dont les éléments constitutifs sont par définition différents de ceux qui constituent les infractions contre lesquelles nous entendons prémunir les personnes concernées.

L'article L. 4122-12 du code de la défense, que nous souhaitons créer, définit une infraction qui sera constituée par le non-respect d'une formalité ayant pour objet de prévenir la commission des infractions de trahison et d'espionnage. Les militaires et anciens militaires ayant occupé des fonctions sensibles, que nous nous attacherons à définir, devront informer le ministre de la défense lorsqu'ils envisagent d'exercer une activité pour le compte d'une entité étrangère – État ou entreprise – dans le domaine de la défense ou de la sécurité, et ce, pendant les dix ans qui suivent la fin de l'exercice de ces missions. Le ministre pourra s'opposer à l'exercice de cette activité s'il considère qu'il est de nature à entraîner la divulgation de savoir-faire opérationnels susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. Cet article offre un complément dissuasif, mais aussi pédagogique et proportionné, au cadre pénal réprimant les faits de trahison, lequel reste inchangé.

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