Intervention de Amiral Pierre Vandier

Réunion du mercredi 27 juillet 2022 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la marine :

Permettez-moi de vous dire mon plaisir et mon honneur d'intervenir devant la commission de la Défense nationale et des forces armées. Je souhaite une très belle législature à cette commission largement renouvelée.

Il y a beaucoup à faire dans le monde tel qu'il se dessine devant nous et vous êtes à un moment vraiment historique. Je tâcherai de vous démontrer la nécessité de faire de grandes choses, et de les faire rapidement.

Au cours des derniers mois, nous avons vu changer le monde de façon radicale par rapport aux trois dernières décennies. Les feux de l'actualité donnent à l'horizon militaire une coloration très continentale, ce qui est bien normal. Le drame que vivent les Ukrainiens depuis le 24 février inquiète. Il rappelle les heures sombres vécues par nos concitoyens lors des dernières guerres mondiales. Il signe le retour de la guerre en Europe. Toutefois, il me semble essentiel, dans les temps chahutés que nous connaissons, de bien adapter la focale de nos objectifs à l'ampleur de ce qui est en train de se produire.

Les problèmes que nous rencontrons sont globaux. Notre commerce est mondial. Notre énergie devra durablement être importée depuis l'extérieur du continent, ce qui constitue un fait nouveau. Notre prospérité dépend de facteurs économiques mondiaux. Par conséquent, notre sécurité est mondiale. Les espaces maritimes, les espaces spatiaux et le cyber ne connaissent pas de frontières. Ce sont des espaces communs.

Les problèmes que nous rencontrons sont profonds et durables. Il ne s'agit plus de crises, comme nous en avons connu dans les trente dernières années, mais de ruptures profondes, d'ordre géopolitique, militaire et environnemental, dans un contexte de délitement accéléré de l'ordre international. Nul besoin de dresser la liste des traités qui se sont effondrés depuis 2015 : en mer, la marine le mesure chaque jour, avec la fragilisation du respect du droit de la mer et de la liberté de navigation.

La marine est aux premières loges de ces ruptures. Le défi consiste à apporter une réponse adaptée à ces enjeux. Les bases jetées par la précédente LPM sont bonnes. Les efforts passés portent d'ores et déjà leurs fruits, et continueront à en porter. Il faut maintenir le cap et s'adapter, notamment à la vitesse désormais effrénée à laquelle notre monde change. Il faut réussir à retrouver un temps d'avance et anticiper, alors même que nos processus ont été mis au ralenti pendant des décennies.

Nos moyens sont comptés. Notre temps l'est aussi. L'outil militaire, particulièrement l'outil naval, se forge dans la durée. Il faut vingt ans pour former un commandant de sous-marin, et autant de temps pour construire son bateau. C'est la génération de nos parents qui a dessiné et construit le Charles de Gaulle. C'est à la nôtre qu'il revient de construire les outils militaires qui défendront la génération de nos enfants et petits-enfants dans les quarante prochaines années. Il s'agit d'une lourde responsabilité. Au soir de l'engagement, outre la bravoure des combattants, ce sont les choix du temps long qui font la différence et permettent d'affronter l'imprévisible. C'est ce qu'on a en stock au soir de la guerre qui permet de la gagner.

Dans un tel contexte, nous n'avons pas beaucoup de coups à jouer sur l'échiquier. La situation nous impose par conséquent que chaque coup soit gagnant. Tel est l'angle sous lequel je vous présenterai les grands enjeux de la marine.

La première responsabilité du quotidien confiée à la marine est de protéger les Français, en métropole et dans les outre-mer. Une partie de cette mission ne se voit pas : il s'agit de la dissuasion nucléaire, qui, depuis 1972, repose sur la posture de permanence à la mer. Nous avons en permanence au moins un SNLE à la mer, relevé tous les soixante-dix jours par un autre. Plus de 500 patrouilles ont ainsi été accomplies depuis cinquante ans, sans discontinuité, grâce à l'engagement de toute la marine, puisque cette mission ne repose pas uniquement sur les « bateaux noirs », mais aussi sur le dispositif qui permet d'entraîner leurs équipages et de les diluer dans l'océan.

La partie qui se voit, c'est la protection de nos côtes et de nos espaces maritimes, qui, chaque jour un peu plus, sont menacés par une compétition sans merci. Cet espace immense, de 11 millions de kilomètres carrés, soit vingt fois la superficie de la France, est à 90 % situé dans l'océan Indien et dans l'océan Pacifique. Il est peuplé de 2,7 millions de Français d'outre-mer qui, comme ceux de métropole, aspirent à être protégés des effets de la compétition mondiale.

Cet espace doit absolument être surveillé, car tout ce qui n'est pas surveillé est pillé, et tout ce qui est pillé finit par être contesté. Ceux d'entre vous qui viennent d'outre-mer le savent. Je vous conseille la lecture du remarquable article publié dans Le Monde le 10 juillet dernier, intitulé « Razzia chinoise sur le calamar en mer d'Arabie ». Édifiant, il devrait convaincre les sceptiques : l'océan est littéralement en train d'être vidé de ses ressources halieutiques. Le même constat vaut pour les fonds marins, zone immense, très convoitée et mal connue, où passent 97 % des échanges numériques par des câbles sous-marins.

Cette contestation se manifeste également par des trafics, notamment d'armes et de stupéfiants, qui ont explosé ces dernières années. La marine est en première ligne. La dernière opération date du 3 juillet, et est le fait du bâtiment de soutien et d'assistance outre-mer (BSAOM) Dumont d'Urville qui a intercepté en mer des Antilles un voilier transportant 430 kilogrammes de cocaïne. En 2021, près de 45 tonnes de stupéfiants ont été saisies, soit cinq fois plus qu'en 2020 – non pas que nous soyons devenus meilleurs, mais il y en a bien plus, partout. Cela représente 2 milliards d'euros qui ne financeront pas les flux criminels et terroristes, et autant de substances qui ne termineront pas sur notre territoire.

L'espace maritime est fondamentalement concerné par les questions environnementales, qui prennent de plus en plus d'ampleur. La capacité alimentaire des océans sera profondément altérée par le réchauffement climatique, alors que le poisson est la nourriture de base d'un tiers de la population mondiale. Le dessin des côtes, compte tenu de la montée des eaux, sera profondément modifié. Sur Terre, 680 millions de personnes vivent à moins de dix mètres d'altitude ; une grande partie d'entre elles devra se déplacer dans le prochain demi-siècle. Par ailleurs, le réchauffement climatique provoque l'accroissement de la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes, qui exigent des moyens d'entraide croissants entre pays côtiers.

La marine est engagée sur ce front environnemental. Pour prévoir, il faut connaître, donc observer. Tous nos bateaux à la mer collectent des données, chaque jour. Nos navires océanographiques – le Beautemps-Beaupré, le La Pérouse, le Borda et le Laplace –, qui seront remplacés dans le cadre de la LPM en vigueur, effectuent chaque année l'équivalent de 700 jours de levées hydrographiques et des campagnes océanographiques sur tous les océans. Nous avons également lancé un partenariat avec l'université Paris IV-Sorbonne pour industrialiser la mesure de la microbiodiversité dans les océans. Si nous connaissons les espèces, nous ne savons pas mesurer leur densité. Or, la densité du plancton permet de localiser les ressources halieutiques.

Lors de catastrophes naturelles, la marine porte régulièrement assistance aux populations. Tel a été le cas à plusieurs reprises aux Antilles, après des épisodes cycloniques violents, et en janvier dernier aux Tonga, où les patrouilleurs Arago, depuis Tahiti, et La Glorieuse, depuis Nouméa, ainsi qu'un Falcon 200, sont intervenus en soutien de cette population.

Notre présence sert aussi à protéger nos approches et à assurer la sécurité du trafic. Ce rôle est dévolu à nos cinquante-huit sémaphores, qui assurent une veille permanente le long de nos côtes. Le dispositif d'action de l'État en mer repose sur des bâtiments affrétés en métropole, des bâtiments de soutien déployés outre-mer, des détachements d'hélicoptères et des aéronefs de surveillance, qui sauvent en moyenne plus de 200 personnes par an en haute mer, là où les autres ne peuvent pas intervenir.

Je vous invite maintenant à regarder les défis à venir dans leur globalité, avec la bonne focale. Le conflit en Ukraine montre le caractère global des crises. Ses effets sont ressentis bien au-delà des terres meurtries du Donbass. Si les destructions se concentrent sur l'Ukraine, le blocus naval russe a des effets sur la sécurité alimentaire de millions d'êtres humains sur plusieurs continents.

Sur le plan naval, le dispositif russe est aussi déployé en Méditerranée, dans l'océan Atlantique et dans l'océan Pacifique. Le potentiel militaire naval russe est quasiment intact, à l'exception du Moskva. La force sous-marine russe n'a quasiment pas été utilisée depuis le début du conflit.

Le conflit en Ukraine est d'abord terrestre, mais il a révélé l'effet direct de la compétition pour les flux sur nos économies. Le blocus imposé à l'Ukraine a contraint à une reconfiguration majeure des flux d'exportation de ce pays et fait peser à terme une grave hypothèque sur son avenir, récemment illustrée par les discussions autour de l'exportation du blé ukrainien.

La dépendance européenne aux flux maritimes est aussi considérable pour les biens de consommation et, depuis peu, pour l'énergie. La mer n'est pas vide, de très nombreux bateaux de plus de quarante mètres participent à un trafic qui bouge en permanence. Chaque jour, quinze super porte-conteneurs, transportant 20 000 « boîtes » chacun, franchissent le canal de Suez en direction des ports européens. Débarqués, ces 300 000 containers représentent une file de camions ininterrompue de Brest à Berlin ! La voilà, notre dépendance. Ce que vous avez sur vos bureaux, dans votre frigidaire, vos costumes, tout cela transite en partie par le canal de Suez, qui voit passer chaque jour l'équivalent d'un Rungis annuel.

La marine et les marines alliées sont les acteurs de la sécurisation de ces flux. Tel est notamment le cas dans le détroit d'Ormuz, depuis que nous avons déployé la mission AGÉNOR en 2019, à la suite de vives tensions entre Américains et Iraniens, ces derniers menaçant le trafic commercial dans la zone. Le Surcouf, qui y participait, vient de rentrer de patrouille. Coordonnés par un état-major aux Émirats arabes unis, les Européens se relèvent pour assurer cette mission.

La route qui nous sépare des gisements de gaz du Golfe n'est pas simple. Les navires doivent franchir trois points resserrés, dont la maîtrise à moyen terme n'est pas garantie : le détroit d'Ormuz, sécurisé par la mission AGÉNOR ; le détroit de Bab-el-Mandeb, sur lequel donne Djibouti et où une base chinoise prend un essor assez inquiétant ; le canal de Suez, qui, dans l'histoire, n'a pas toujours été simple à utiliser et à la sortie duquel se trouve aujourd'hui la base russe de Tartous qui déploie une activité militaire loin d'être négligeable. Il suffit d'une montée en tension pour que les choses se compliquent et que ces flux soient rapidement menacés.

Nul ne peut nier les effets de ces ruptures sur le quotidien des Français, sur leur niveau de vie, sur la continuité de nos approvisionnements et sur notre économie, aujourd'hui et demain plus encore. Nous le constaterons probablement cet hiver lorsque nous devrons rationner l'énergie.

Pour la marine, obéir au mot d'ordre du chef d'état-major des armées (CEMA), « gagner la guerre avant la guerre », c'est surveiller, comme nous le faisons depuis des mois, les flottes de surface et sous-marines russe et chinoise, en assurant le maintien de notre liberté de manœuvre et de la liberté de navigation. C'est aussi dynamiser, comme nous le faisons depuis deux ans, notre entraînement, pour le rendre plus réaliste, plus démonstratif et plus crédible, ce qui a aussi permis d'entraîner nos alliés européens, car la crédibilité de notre entraînement est un facteur de leur adhésion. Ils sont venus avec nous dans plusieurs missions, en Méditerranée, dans le Golfe arabo-persique et dans le golfe de Guinée.

C'est enfin atteindre le niveau d'agilité voulue par le CEMA dans l'emploi des forces. C'est ainsi qu'en quarante-huit heures, nous avons fait basculer la mission du GAN, qui était engagé en soutien de l'Irak, pour participer à la réassurance aérienne du flanc oriental de l'OTAN. Des patrouilles aériennes de combat ( Combat Air Patrol, CAP) sont parties du porte-avions pour voler au-dessus de la Roumanie, de la Croatie et de la Bosnie, où des tensions émergeaient, en appui de nos alliés, notamment un GAN américain. Pendant toute cette période, nous étions au contact permanent de la flotte russe.

Tout cela demande un engagement quotidien des moyens de la marine. Pour ce faire, celle-ci doit être en mer, ce qui signifie que son niveau d'activité doit être maintenu. Il s'agit, pour nous, d'un enjeu majeur, et pour le CEMA d'une priorité.

En bon marin, je vous invite maintenant à jeter un coup d'œil au radar pour regarder au-delà de l'horizon. La future LPM devra traiter de grands enjeux, au premier rang desquels la perspective d'une confrontation globale, qu'il faut désormais regarder avec lucidité.

La mer est globale. On peut y transiter de façon continue et sans entrave, de Mourmansk à Brest, de Shanghai à Nouméa, d'Izmir à Toulon, en quelques jours. Cette fluidité s'accentuera dans les années à venir. On pense avec raison que la Chine est loin, mais l'ouverture de la route maritime du Nord, en Arctique, va réduire cette distance de 30 %. Le réchauffement climatique, qui en libérera l'accès, permettra à la Chine de s'affranchir du contrôle des détroits.

Pour aller de Chine en Atlantique, il faut soit franchir les nombreux détroits précédemment cités, soit emprunter la route maritime du Nord. À l'heure actuelle, les Chinois construisent une flotte de cinq brise-glace pour s'offrir la possibilité de basculer leurs forces du Pacifique vers l'Atlantique, avec l'amitié des Russes. Mon homologue norvégien, que j'ai rencontré en Norvège au mois de mars, ne m'a pas parlé de la flotte russe du Nord, basée juste à côté, à Mourmansk, mais de l'arrivée prochaine de la marine chinoise dans l'océan Atlantique. Bientôt, il ne sera pas nécessaire d'aller en mer de Chine pour trouver des forces militaires chinoises.

J'ai passé les deux dernières années à expliquer un peu partout que nous assistons à un mouvement de réarmement naval sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. En 2030, le tonnage de la marine chinoise sera 2,5 fois supérieur à celui de la marine américaine qui, en dépit de ses efforts, restera stable, voire continuera à se réduire, tandis que la flotte chinoise croît de façon géométrique. En Méditerranée aussi, certaines marines affichent des croissances de leurs tonnages à trois chiffres de 2008 à 2030. Il aura fallu que les Turcs achètent aux Russes des missiles S-400 pour que les Américains renoncent à leur donner les F-35 qui devaient équiper leurs deux porte-avions !

La question qui se pose, et que vous devez vous poser dans cette commission, est la suivante : pourquoi tout ce monde réarme-t-il ? Pourquoi consacrer tant d'argent et d'énergie à l'équipement des marines, alors même que certains des pays concernés, notamment la Chine et la Turquie, sont d'abord des puissances continentales ?

Quelles que soient les intentions des uns et des autres, cette évolution est très rapide. Lancée à la fin des années 2000, tandis que le monde continuait à étrenner les dividendes de la paix, elle signe un changement brutal du rapport de force, qui était en notre faveur depuis des décennies.

La mer est un lieu où, chaque jour, les puissances adverses sont au contact les unes des autres. Elles peuvent se regarder les yeux dans les yeux, sans bruits de bottes, sans franchir aucune frontière, sans signaux faibles, sans indice précurseur. En mer, les Russes sont régulièrement à moins de 2 000 mètres de nos navires ; leurs systèmes d'armes sont actifs, comme ils nous le font régulièrement savoir en illuminant nos bâtiments avec leurs radars de conduite de tir. Il faut avoir à l'esprit que, pour un navire de combat, la différence entre basse et haute intensité ne tient qu'aux ordres reçus. Dès qu'il quitte sa base, un navire de guerre est apte à toutes les missions pour lesquelles il est qualifié par son commandement organique. Les munitions sont à bord, le stock de combat est à bord, les marins sont entraînés et qualifiés : il n'y a plus qu'à donner un ordre, ce qui est une question de minutes et de transmissions.

Ce réarmement massif et ces comportements désinhibés font de la mer un lieu de démonstration de force aujourd'hui, et en feront un lieu d'affrontement demain. J'en suis convaincu. Je l'ai dit aux élèves de l'École navale dès ma prise de fonctions. Ainsi s'expliquent mes efforts pour faire de la marine nationale une marine de combat.

Dans ce contexte, il faut être en mesure de garantir notre liberté d'action et de défendre notre souveraineté ainsi que nos intérêts, dans un monde marqué par l'accélération du désordre. À court terme, ma première exigence est d'être capable de combattre avec les moyens dont nous disposons et d'en tirer les meilleurs bénéfices.

Le premier axe d'effort est interne. Il s'agit du durcissement de l'entraînement, auquel nous procédons depuis deux ans, en menant des exercices plus exigeants et plus complexes. L'exercice Polaris 21 est le premier qui a consisté à opérer, pendant deux semaines, avec les règles d'entrainement beaucoup plus dures et proches du combat: un bateau détruit quitte l'exercice, et quand il n'y a plus de missiles, on ne tire plus. Les bateaux ont joué avec leur vrai stock de missiles : impossible de « ressusciter » ou de recharger. Nous avons tiré des enseignements incroyables de cet exercice, qui au demeurant a été immédiatement très profitable. Lorsque nous avons dû, quelques mois plus tard, envoyer le GAN au contact des Russes, nous savions ce qu'il fallait faire et ce qu'il ne fallait pas faire.

Il s'agit également de développer la force morale des marins, qui détermine, comme l'a rappelé le Président de la République dans son discours à l'hôtel de Brienne le 13 juillet, leur courage et leur ingéniosité, ainsi que leur capacité à tirer le meilleur de leurs systèmes d'armes. Elle est décisive dans les actions de combat, comme celle menée au Sahel il y a deux ans par nos commandos marine, qui sont morts pour sauver nos concitoyens. Elle l'est aussi au quotidien, par exemple dans la bravoure démontrée lors d'opérations de sauvetage. Le 5 juillet 2021, il ne faisait pas beau en Atlantique. Dans des creux de sept mètres, nous avons envoyé un équipage de sept personnes chercher un voilier à 150 nautiques, soit 300 kilomètres, de Brest. Pendant l'opération de treuillage, le câble de l'hélicoptère a cassé. Notre plongeur était dans la mer démontée, de nuit. L'hélicoptère a largué un deuxième canot, où notre plongeur a ramené tout le monde pour attendre l'arrivée d'un autre hélicoptère quatre heures après. Voilà comment s'incarne la force morale de nos marins au quotidien.

Le deuxième axe d'effort est externe. Nous devons aller chercher, dans la coopération avec nos alliés, ce qui nous manque, pour parvenir à la masse critique. Pour ce faire, il faut continuer à développer l'interopérabilité de nos systèmes, d'autant que l'accélération technologique la rend plus complexe. Il faut que les systèmes se parlent et que les armes soient compatibles. Nous devons préparer la capacité à combattre ensemble. Contre la marine chinoise, nous gagnerons si nous nous battons ensemble, en coalition. Les exemples offerts par l'Histoire sont clairs : depuis 1870, la France n'a jamais combattu seule un adversaire de rang supérieur ou égal. Foch a d'ailleurs déclaré : « J'ai beaucoup moins d'admiration pour Napoléon depuis que j'ai dirigé une coalition ».

Le temps capacitaire impose une vision à long terme. Les cinq dernières années ont permis d'avancer : grâce à la constance des budgets et à la continuité de la volonté politique, l'indispensable réparation a commencé. Mais la remontée est longue, si bien que, malgré tout ce qui a été fait – et dont je suis profondément reconnaissant –, la marine va continuer de voir sa taille diminuer pendant les deux prochaines années. Depuis 1945, la marine n'a jamais été aussi petite qu'aujourd'hui.

Néanmoins, l'année 2022 a été riche de belles réussites, et elle a montré la qualité de notre industrie, de notre direction générale de l'armement (DGA) et de nos armées. Le Suffren, qui vient d'être admis au service actif en présence du ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Il est l'outil de combat par excellence face à un ennemi symétrique. Il possède deux capacités différentielles essentielles que n'avaient pas les sous-marins précédents : il peut frapper loin et discrètement, avec des missiles de croisière – c'est une première en France – et conduire une opération spéciale en plongée, grâce au hangar de pont qui peut héberger des commandos ou des drones. Ce bateau a un panel d'actions bien plus important que ses prédécesseurs.

Nous avons également reçu cette année la sixième frégate multimissions (FREMM), la Normandie, qui a été admise au service actif. En novembre 2021, le patrouilleur Auguste Benebig – du nom d'un compagnon de la Libération –, qui est destiné à servir outre-mer, a été mis à l'eau. Il est parti pour ses essais cette semaine et il arrivera en Nouvelle-Calédonie début 2023. Enfin, le Jacques Chevallier, le premier bâtiment ravitailleur de forces (BRF), a été mis à l'eau le 29 avril 2022 et il commencera ses essais en novembre.

Comment gagner le match qui s'annonce ? Tout d'abord, il faut maintenir le cap et tenir la ligne : les choix structurants et ceux des grandes capacités de la marine sont les bons. Il faut être persévérant et savoir attendre. Il reste des capacités que nous devons impérativement lancer pour garantir la cohérence de nos contrats opérationnels – ce sera votre travail : les bâtiments de guerre des mines, qui pourraient présenter un intérêt en mer Noire ; les patrouilleurs océaniques, qui vont remplacer nos A69 ; le successeur de l'Atlantique 2 (ATL 2), qui est en discussion ; le futur porte-avions, qui devra succéder au Charles de Gaulle en 2037 ; ou encore les SNLE 3G, dont les premières pièces seront usinées cet automne.

En l'état de la menace, il faut épaissir et accélérer. Épaissir, d'abord, là où il est intelligent et possible de le faire. La priorité, pour toutes les armées, c'est de faire un effort sur les munitions. Les stocks doivent être adaptés à un contexte international plus exigeant et plus incertain. Accélérer, ensuite, par l'innovation. Nos plateformes doivent évoluer au rythme de la technologie, et pas seulement tous les vingt ans, comme c'est le cas actuellement, avec des rénovations à mi vie. Pour la marine, l'économie de guerre, c'est la capacité de l'industrie à booster la performance des systèmes d'armes actuels et à répondre à des besoins opérationnels nouveaux dans un temps court : les drones ; le traitement de masse des données, avec les jumeaux numériques embarqués ; le maintien en condition opérationnelle (MCO) prédictif ; les armes à énergie dirigée. Pour détruire un drone, je préfère utiliser un laser de puissance à 50 000 euros que tirer un Aster 15 à 1 million. C'est cela, le principe de réalité.

Enfin, la solution vient aussi de nos marins. La marine recrute et forme chaque année 4 000 marins. Il est vital pour l'avenir, et c'est une rude bataille, de créer un état d'esprit et de former à des métiers en cohérence avec la technicité très élevée de nos systèmes. Un marin qui rentre dans la marine avec un bac professionnel en électricité peut devenir, en quelques années, un opérateur de réacteur nucléaire. On ne voit pas souvent ce genre de parcours dans la société civile. Dans un contexte économique très demandeur de nos talents, il faut aussi fidéliser les compétences rares que nous générons. C'est un enjeu crucial pour nous, dans une logique de compétition avec le secteur privé.

Je vois régulièrement cette jeunesse dans nos écoles, que je visite plusieurs fois par an. Ces 4 000 jeunes nouveaux marins sont pleins d'allant et ils savent pourquoi ils viennent chez nous. Je suis vraiment admiratif de leur énergie et j'ai œuvré personnellement pour que 80 des 3 000 jeunes en préparation militaire marine défilent cette année sur les Champs-Élysées, en plus de l'école des mousses. Le ferment de la conscience nationale, évoqué par le Président de la République, se trouve là : c'est ce que nous pouvons offrir à notre jeunesse. Soyez assurés de notre engagement pour développer nos dispositifs et participer ainsi, au-delà de notre recrutement, à l'ambition nationale pour la jeunesse.

Pour reprendre les mots du Président de la République, « la guerre resurgissant à nos portes, à nos frontières, a tout changé. Et elle va nous impliquer de changer encore davantage. ». Cela demande un esprit combatif, d'avoir une ambition lucide et réaliste, d'avoir du courage et de la persévérance, de savoir inventer et imaginer. Il ne faut jamais désespérer de notre talent, dirait Marc Bloch. Lorsqu'on dit d'une chose qu'elle est impossible, qu'il y a des objections insurmontables, alors il est temps, disait l'amiral Fisher, First Sea Lord de la marine britannique pendant la Première Guerre mondiale, de se battre comme un diable.

Les temps qui sont devant nous vont être durs. Notre responsabilité vis-à-vis des générations futures est historique. Il est donc temps de se battre comme des diables.

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