Intervention de George Pau-Langevin

Réunion du mercredi 17 mai 2023 à 14h00
Commission d'enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la constitution

George Pau-Langevin, adjointe à la Défenseure des droits, ancienne ministre des outre-mer, ancienne députée :

C'est un plaisir pour moi de me retrouver dans cette maison pour parler des outre-mer. J'ai déjà travaillé sur beaucoup de sujets, mais celui-là me tient tout à fait à cœur. Vous m'avez proposé d'intervenir sur la période où j'étais ministre des outre-mer et sur la période actuelle où nous avons travaillé sur les services publics dans les outre-mer.

Nous avons fait ce rapport et c'est la raison pour laquelle je suis accompagnée par Mme Chadli, qui a tenu la plume, et par Mme Saint-Martin, qui est la conseillère parlementaire de l'institution.

Avoir été ministre des outre-mer est pour moi un grand souvenir, puisqu'essayer de se rendre utile et de peser sur le cours des événements dans un domaine qui vous tient à cœur est non seulement un grand honneur, mais aussi une grande satisfaction. Ce que j'ai constaté à cette période, c'est que ça va très vite. Quand on est ministre pendant deux ans et demi, on a le temps de lancer quelques projets et études ; quelques-uns aboutissent, mais c'est quand même extrêmement rapide.

Lorsque je suis arrivée avec mon équipe, nous avons pris la succession de Victorin Lurel que vous avez déjà interrogé. Il est vrai que Victorin avait fait de la lutte contre la vie chère un peu sa priorité. Il faut dire qu'en 2009, peu de temps avant, des émeutes extrêmement virulentes avaient éclaté en Guadeloupe et en Martinique sur cette question, même si la question de la vie chère est un problème très ancien et récurrent dans les outre-mer. À la suite de cette crise de 2009, qui était dirigée explicitement contre la vie chère – contre la profitation –, Victorin Lurel a fait voter assez vite une loi du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer pour arriver à réguler les mécanismes économiques dans les outre-mer, et notamment la constitution des prix. C'est ainsi qu'il a pris des mesures assez vigoureuses sur les accords exclusifs d'importation, sur les concentrations dans le commerce de détail, sur l'obligation, dans les activités que l'on entendait réguler, de transmettre des comptes et la comptabilité analytique, etc.

L'idée de s'immiscer dans la constitution des prix dans les outre-mer est quelque chose qui a beaucoup ému les grands opérateurs et les grandes structures, notamment celles qui s'occupaient de commerces et des carburants, de sorte que, quand nous sommes arrivés, le climat était extrêmement tendu entre les opérateurs  notamment les pétroliers , les milieux économiques et les ministères.

Notre axe a été de mettre en œuvre la loi Lurel et de reproduire les mesures qu'elle avait organisées, tout en pacifiant un peu les relations avec les acteurs économiques et les responsables économiques, tels que les pétroliers. Je me souviens de séances assez épiques, notamment avec les responsables de stations-service. Nous ne pouvions pas définir le prix à la pompe, mais les prix de gros. Nous nous sommes rendu compte, pour les stations-service, que des services étaient rémunérés, et que, à chaque renouvellement de contrat, quelque chose était perçu par les responsables des stations. Au final, notre travail de mise à jour ne contentait pas tout le monde, ce qui a généré des menaces sur l'emploi pour les employés dédiés aux stations-service.

Nous avons essayé de trouver des réponses aux questions posées, en prenant en considération l'intérêt des consommateurs et en respectant évidemment les opérateurs économiques, dont nous avons besoin pour travailler. Nous avons donc mis en œuvre ce fameux bouclier qualité-prix (BQP), proposé par Victorin Lurel. Cette mesure était un peu originale, puisque ce n'est mais vraiment de l'économie administrée, car elle consiste à choisir un certain nombre d'articles essentiels de la vie courante et à obtenir, par une négociation avec les acteurs économiques, des prix relativement bas et contrôlés. Pour cela, il fallait que les préfets s'investissent, tant sur les carburants que sur ces boucliers qualité-prix. Je dois dire que tout le monde a joué le jeu. Il me semble, sans être présomptueuse, qu'à la suite de la mise en place de ces mesures, le prix des carburants a été encadré et les marges dans les supermarchés ont été aussi stabilisées.

Ce problème relatif au prix des carburants est revenu à l'ordre du jour cette année dans l'Hexagone, avec une augmentation importante. J'ai noté avec satisfaction que dans les outre-mer, grâce au système déjà en place, il n'y a pas eu trop d'agitation sur ce sujet. Je considère que la démarche a été positive.

Dans le contexte de la vie chère, se pose aussi la question du logement. Quand nous sommes arrivés, de la même manière, il y avait une crise touchant la production de logements et notamment de logements sociaux. On avait touché au système de la défiscalisation et les sociétés d'habitations à loyer modéré (HLM) ne s'y retrouvaient pas encore très bien. Nous avons multiplié les discussions pour pouvoir relancer la construction de logements, notamment sociaux, en faisant en sorte que les sociétés de HLM soient adossées à Caisse des dépôts Habitat, notamment en Guyane. Il y a eu quelques réactions, mais cela a permis de les solidifier, et personne aujourd'hui ne semble remettre cela en cause, notamment au regard du savoir-faire de la Caisse des dépôts.

Pour autant, nous sommes encore loin du compte en matière de logement. Il reste des sujets difficiles à résoudre. Par exemple à Mayotte, on a donné des fonds à la société de HLM pour qu'elle puisse construire chaque année un certain nombre d'écoles. Mais, à Mayotte, il faut commencer par gérer le cadastre, la propriété du foncier. Ensuite, il faut mettre en place une forme d'ingénierie, alors que les élus locaux n'ont pas les services nécessaires. Par ailleurs, les rectorats n'avaient plus le savoir-faire pour construire des écoles. Il a donc fallu qu'on redonne la responsabilité au préfet pour qu'il trouve des fonctionnaires compétents, à même d'encadrer la construction de logements.

Vous savez que les billets d'avion constituaient déjà un sujet, mais moins complexe qu'aujourd'hui, du fait que le prix de ces billets a bondi. Une famille de quatre personnes qui souhaite se rendre en outre-mer doit débourser 6 000 euros. Les tarifs sont exorbitants. Nous avons beaucoup travaillé avec les compagnies aériennes à l'époque, notamment Corsair et Air Caraïbes, qui nous expliquaient leurs difficultés en relation avec les outre-mer et les Antilles.

Surtout, nous avons soutenu les déplacements liés à des motifs particuliers, comme les formations, le travail, les motifs familiaux tels que les décès. Le soutien a concerné l'Agence de l'outre-mer pour la mobilité (Ladom), un opérateur de qualité, malgré son image, associée au Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer (Bumidom), auprès de certains Ultramarins.

Les relations avec Bruxelles sont un autre élément important dans le travail de ce ministère. La prétention de Bruxelles de considérer les aides au logement comme des aides régionales et de ne pas les classer dans les services d'intérêt général nous a incités à nous battre, tout comme sur la question de l'octroi de mer. Cet impôt peut susciter des avis contrastés, certains estimant qu'il renchérit la vie puisqu'il pèse sur les produits importés. Bruxelles n'aime pas cet impôt, qui entre dans la famille des aides d'État. Pour leur part, les collectivités locales l'estiment indispensable parce que ça leur permet de pallier l'insuffisance des revenus qu'elles peuvent tirer de l'impôt local, compte tenu de la pauvreté d'une grande partie de la population. Il a fallu lutter à Bruxelles pour prolonger l'octroi de mer. Il me semble que le sujet est toujours à l'ordre du jour. Les autorisations sont délivrées pour une durée limitée.

Aujourd'hui, il faudrait trouver un autre système pour éviter de renchérir le coût de la vie, ce qui suppose de trouver un équilibre avec la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ou de réfléchir à d'autres pistes de ressources pour les collectivités qui ne soient pas l'octroi de mer.

Depuis mes fonctions auprès de la Défenseure des droits, je ne constate pas énormément de saisines sur les outre-mer. Pour rappel, le Défenseur des droits a été créé en 2011, permettant de rassembler les structures relatives au Médiateur de la République, dont la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde), la commission qui gère la déontologie des forces de sécurité et le Défenseur des enfants. Ce rassemblement, qui s'est opéré après la révision constitutionnelle initiée par Nicolas Sarkozy, a donné naissance au Défenseur des droits.

Ses missions consistent notamment à apporter des réponses aux particuliers dans le cadre de leurs relations avec les administrations. Il s'agit par exemple de difficultés liées aux cartes grises, aux titres de séjour, à l'interdiction de l'installation de caravanes par des collectivités, etc. Le souhait est de prendre en compte l'intérêt du particulier face à quelque chose qui est plus important que lui. C'est sous cet axe que nous avons voulu voir ce qui se passait dans les outre-mer et si l'égalité était réellement au rendez-vous.

Vous savez que l'égalité est une quête permanente depuis que les colonies sont rattachées à la France, mais nous avons eu l'égalité politique avec la départementalisation en 1946, suivie par l'égalité sociale. L'égalité réelle a fait l'objet d'une loi récente. Cette égalité constitue vraiment la quête des Ultramarins.

Notre sujet était de savoir si, dans l'accès aux services publics, les usagers ultramarins avaient la même égalité que les usagers des autres départements. Selon nous, on y tend, mais sans y être encore. Nous avons établi le bilan des principaux axes des services publics en nous appuyant sur les grandes phases de la vie. Il s'agit de vivre dans des conditions décentes, dans un environnement sain, de grandir et apprendre, de se déplacer et travailler, de se soigner, de faire valoir ses droits et de vieillir. À chaque fois, on se dit qu'il y a un principe d'égalité et que la réalité n'est pas totalement au rendez-vous.

Se pose évidemment la question de l'eau potable, qui est quand même un bien essentiel à la vie. Après des années d'efforts, le travail se poursuit. L'accès à l'eau potable a été l'un des premiers sujets qu'il a fallu régler avec les préfets quand je suis arrivée en avril 2004, notamment en Guadeloupe, parce que le prestataire menaçait de couper l'eau puisqu'il n'était pas payé comme il le souhaitait. Un marché avait été lancé, mais il était resté infructueux. Par conséquent, nous avons passé plusieurs mois avec la préfète à essayer de trouver des solutions.

Aujourd'hui, une nouvelle structure est en place. Son président nous a expliqué qu'il avait beaucoup de mal à rassembler les fonds pour payer le personnel. Il fait face à des problèmes importants d'organisation.

Ensuite, il a fallu une loi. Quand j'étais là-bas, c'était une compétence locale, donc nous pouvions essayer d'intervenir et d'inciter les gens à faire des choses. La loi du 29 avril 2021 rénovant la gouvernance des services publics d'eau potable et d'assainissement en Guadeloupe a suivi l'objectif de recentraliser un peu la gestion de ce dossier important.

La structure existe, mais il faut qu'elle puisse lancer les nouveaux travaux, malgré les problèmes de passif, qui restent toujours compliqués. Nous nous demandons s'il ne serait pas plus simple que l'on décide de régler, peut-être même par pertes et profits, la question du passif. Sinon, les gens risquent de s'épuiser sans que l'on puisse aboutir réellement.

Nous avons noté aussi, parmi les choses compliquées, les successions non liquidées qui font que de nombreux immeubles sont quasiment à l'abandon. Je sais que Serge Letchimy a fait adopter une loi du 27 décembre 2018 visant à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement en outre-mer permettant d'aborder ces questions, mais manifestement, c'est insuffisant parce qu'on a encore beaucoup de centres-villes abandonnés. Ces biens à l'abandon pèsent sur le budget des ménages et c'est un élément assez lourd de la vie chère, sans même parler de la beauté et de la vie dans les centres-villes.

Comme nous bénéficions d'une forme de liberté en tant qu'autorité administrative indépendante, nous nous sommes permis de souligner un certain nombre de difficultés qui nous semblent graves. S'agissant de l'école, nous avons compris que les enfants ont quasiment 20 % de jours d'école en moins. Il ne s'agit pas de dire qui est responsable, cette situation est liée aux intempéries, aux cyclones, aux sargasses, aux mouvements sociaux. De fait, l'école reste fermée. C'est quand même un sujet préoccupant parce que si l'on souhaite que les enfants de ces îles accèdent à l'égalité avec leurs camarades de l'Hexagone, ils doivent impérativement assister au même nombre de jours de classe. Un effort mérite d'être fait pour arriver à régler les difficultés rencontrées et faire en sorte que les enfants puissent véritablement avoir le même niveau d'enseignement que les autres.

Nous avons signalé aussi les problèmes de restauration scolaire. C'est un sujet que j'ai aussi beaucoup traité quand j'étais ministre, et il apparaît toujours insatisfaisant. Bien entendu, les cantines scolaires sont disponibles dans de nombreux endroits, mais pas partout. C'est le cas en Guyane, où les enfants viennent d'assez loin et font la journée continue. S'ils n'ont pas mangé le matin, ils sont rapidement fatigués. Sans collation, ces derniers ne peuvent pas suivre la classe correctement. À Mayotte, le déjeuner à la cantine représente le seul repas correct de l'enfant. Il doit donc pouvoir en bénéficier.

Il faudrait que tout le monde se mette autour de la table, c'est-à-dire l'éducation nationale, les collectivités locales et les caisses d'allocations familiales (CAF). Aujourd'hui, les collectivités locales hésitent à avancer l'argent parce qu'elles ne sont pas certaines que les Caf les rembourseront. Les caf disent ne pas avoir le budget en début d'année et ne peuvent pas s'engager. D'autres questions se posent. Qui paiera le repas des enfants dont les parents ne sont pas inscrits à la Sécurité sociale parce qu'ils sont étrangers ou clandestins ?

Je pense qu'un pays développé devrait quand même prendre à bras-le-corps ce sujet et arriver à le résoudre. Nous avons affirmé que tout enfant doit pouvoir avoir un repas chaud à l'école tous les jours. En outre-mer, c'est quelque chose qui n'est pas encore correctement fait. J'ajoute aussi que les CAF doivent accepter que la qualité des opérateurs en Guyane ne soit pas celle de Chevilly-Larue ou de Lyon.

Je souhaite également aborder le problème de la pénurie en matière médicale. Beaucoup de jeunes partent faire leurs études en métropole et ne reviennent pas quand ils deviennent médecins. Il y a peut-être quelque chose à faire pour faciliter les retours. Il faut dire aussi que le climat est assez dur dans les hôpitaux, du fait d'un syndicalisme dynamique. Nous n'avons pas à prendre position sur la légitimité des revendications, mais nous avons quand même le sentiment que dans cette partie à trois entre l'État, les collectivités, les organisations syndicales, le consommateur est souvent celui qui se retrouve lésé. Nous avons vu des scènes un peu problématiques, où les personnes doivent quasiment demander l'autorisation de consulter leur médecin à l'hôpital. Cette situation n'est pas satisfaisante.

Parmi les points sur lesquels je voulais insister, je mentionne celui de l'accès à la justice. Nous avons entendu un peu tout le monde. Nous avons vu que, parfois, les magistrats n'étaient pas totalement à l'aise. Comme beaucoup de hauts fonctionnaires, ils viennent de l'Hexagone pour une durée limitée. Ils jugent des locaux, avec des avocats locaux, et le dialogue est souvent un peu rude. Par conséquent, nous nous sommes demandé s'il ne fallait pas mieux former les magistrats pour qu'ils connaissent mieux l'histoire, la géographie et la culture de leur lieu d'affectation, afin de ne pas statuer sur des personnes qu'ils comprennent mal. Il faudrait aussi faciliter le retour dans les îles des quelques magistrats du cru, qui pourraient peut-être aider leurs collègues.

S'agissant de la vieillesse, les caisses générales de Sécurité sociale sont manifestement sous l'eau. En Guadeloupe, c'était déjà le cas, mais un effort a été consenti, après l'intervention du Défenseur des droits il y a deux ans. En Martinique, on nous a dit que les retards relatifs à la liquidation de la pension pouvaient atteindre deux ans. La personne qui n'a plus de revenus, du fait que sa retraite n'est pas liquidée, pourrait demander le revenu de solidarité active (RSA), mais la démarche suppose de produire une attestation disant qu'elle ne perçoit pas sa pension. Mais la délivrance de cette attestation nécessite d'examiner le dossier, ce qui prend du temps. Au final, des gens restent sans revenus pendant des mois ou des années, dépendantes de la solidarité familiale. Quand nous sommes venus, la Sécurité sociale avait pris la décision de renforcer, par des aides, les services locaux. Je crois qu'il faut faire quelque chose pour que la situation puisse s'améliorer.

C'est l'essentiel de mon rapport.

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