Intervention de Christophe Deloire

Réunion du mardi 4 juillet 2023 à 17h50
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières (RSF) :

On peut se sentir complètement noyé face aux réseaux sociaux. Nous avons affaire à des problèmes multiples et extrêmement complexes. Nous avons tout d'abord affaire à des États despotiques qui ne se contentent pas de contrôler l'information qui circule dans leur pays mais entreprennent de bouleverser l'ordre mondial de l'information. Nous avons ensuite affaire à des sociétés massivement étrangères qui imposent leur vision marchande à l'espace public. S'ajoutent à cela des considérations idéologiques sur la nature de la liberté d'expression. Un espace public doit-il être une jungle ou doit-on considérer les règles de droit international sur la liberté d'expression ? Comme je le disais tout à l'heure, nous ne pouvons pas nous inspirer du droit existant car les intelligences artificielles ne seront pas rendues plus démocratiques en nous reposant sur la logique ancienne de la régulation des médias. Une réponse unique n'équivaut pas au pluralisme dans les médias.

Comment peut-on résoudre un problème aussi complexe ? Si nous cherchons à la résoudre par petits bouts, nous n'obtiendrons pas de réponse systémique satisfaisante au regard de la défense de la démocratique, de la concorde civile et de la liberté d'opinion et d'expression.

Bien entendu, il ne suffit pas de faire confiance aux plateformes, même si ces dernières prétendent lutter contre la désinformation et contre les propos haineux. La Commission européenne a développé un code de pratiques contre la désinformation. L'un des engagements attendus de la part des plateformes, négocié avec elles, était l'engagement n° 22 relatif à la création d'indicateurs de fiabilité à leurs audiences sur la base du volontariat. Sur douze plateformes susceptibles de mettre en œuvre cet engagement, seulement une s'est exécutée partiellement.

Nous ne pouvons pas non plus attendre que des discussions publiques se tiennent entre le pouvoir exécutif et les plateformes pour résoudre des problématiques de fond.

Nous avons lancé une initiative internationale : le partenariat pour l'information et la démocratie. Cinquante pays y ont adhéré à travers leurs ministres des Affaires étrangères. De multiples propositions concrètes de régulation ont été émises dans ce cadre. Pour répondre à des enjeux de changement de paradigme technologique et de mondialisation de l'espace public, il faut articuler ces logiques géopolitiques en constituant une coalition de démocraties qui peuvent développer un espace numérique démocratique relativement homogène, résister aux entreprises totalitaires et articuler le travail de la société civile et de l'intergouvernemental dans une logique de productivité. Je tiens à votre disposition les travaux du forum sur l'information et la démocratie, qui est notamment soutenu par la France. Cette institution tient un sommet annuel pour l'information et la démocratique en marge de l'Assemblée générale des Nations unies.

Reporters sans Frontières a lancé un bus pour le droit à l'information, considérant que ces questions ne peuvent pas être réservées aux seuls journalistes ou spécialistes de la question. Je pense à Clemenceau lorsqu'il disait que la guerre n'était pas qu'une affaire de militaires. Il est important que les citoyens soient associés à la réflexion. Même animé des meilleures intentions du monde, lorsque le Parlement voudra imposer des obligations aux plateformes numériques en complément de celles déjà imposées par le droit européen, d'aucuns se plaindront certainement que l'on veuille ainsi porter atteinte à leur droit de consulter Tiktok ou quelque autre plateforme à leur guise. Il ne s'agit pas non plus d'entrer dans une dogmatique corporatiste, y compris émanant des journalistes. Il était intéressant pour nous de confronter des journalistes à des citoyens non journalistes pour qu'ils puissent réfléchir ensemble à l'avenir de l'information. La logique n'est absolument pas que les uns tiennent un discours « pédagogique » à l'égard des autres – logique qui ne serait pas admise – mais de chercher à progresser ensemble. Nous avons formulé trente propositions, et vous en avez cité deux tout à l'heure. Nous les avons remises à qui de droit et j'espère que ces contributions seront prises en compte dans le cadre des États généraux de l'information.

Le problème est tellement complexe qu'en le segmentant, nous risquons de ne rien résoudre du tout ou seulement des parties insignifiantes. Nous avons affaire à un changement de paradigme technologique de grande ampleur où pour la première fois, l'espace public est mondialisé. À l'image de certaines négociations internationales sur des sujets fortement complexes, nous pouvons avoir besoin de poser des principes qui font l'objet d'un consensus. Plutôt que de penser que nous pourrons répondre à la problématique de la désinformation par des mesures contre cette dernière, nous pouvons chercher à réfléchir de manière positive sur ce qu'est un espace public au vingt-et-unième siècle, sur sa composante nationale et sa composante internationale, et sur les principes communs qui peuvent régir l'organisation de cet espace public. Sommes-nous d'accord pour que les lois de l'espace public soient transparentes ? Si oui, nous devons en tirer les conclusions. De ce point de vue, le DSA ne va pas assez loin puisqu'il vise à mettre en place une transparence sur les intentions et pas vraiment sur le texte de loi. Sommes-nous d'accord sur le principe de l'intégrité de l'information ou cela doit-il être laissé à l'appréciation des plateformes ? Sommes-nous d'accord sur la notion de pluralisme ? Sommes-nous d'accord pour déployer des mécanismes de protection pour les individus et pour le système démocratique dans son ensemble ? Une réflexion a été engagée par une commission de la société civile avec la déclaration sur l'information et la démocratie, et cette initiative peut être déclinée au niveau national.

Pour éviter de se noyer et de dépenser vainement notre énergie à traiter une myriade de problèmes, nous pouvons chercher à nous concentrer sur les points qui nous semblent les plus importants, puis à mettre en œuvre des mesures que nous pourrons imposer aux différents acteurs : les médias, les plateformes numériques, etc. L'idée serait de commencer par une réflexion stratégique avant que d'aborder les questions tactiques pour chaque sujet. Les États généraux de l'information qui ont été annoncés par le Président de la République auront vocation à développer une telle stratégie. J'insiste au passage sur la nécessité d'adopter une logique transpartisane. Il convient de distinguer le cadre procédural (comment favoriser l'honnêteté intellectuelle) de la logique des contenus. Si l'on adopte la deuxième approche, on risque de se focaliser sur les différences. Je n'irai pas jusqu'à dire que l'information devient un bien commun dès lors que l'espace public en est un. Une information peut être classifiée, commerciale, publique ou autre. En revanche, la « place du village » où les informations sont échangées est un bien commun national, supranational (à l'échelon européen) et international.

Il y a déjà beaucoup à faire en lien avec l'organisation et l'architecture de l'espace public. On peut se demander s'il convient de partir de l'existant ou de construire un nouveau schéma général. Ma conviction est que nous pouvons toujours chercher à exploiter des éléments existants mais que la situation est tellement nouvelle et inédite, dans laquelle le droit est devenu complètement caduc et par de nombreux égards infertiles pour la réflexion, qu'il vaudrait mieux chercher à construire un nouveau schéma et à trouver un accord sur ses éléments constitutifs avant que d'entamer la construction détaillée.

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