Intervention de Général de corps d'armée Jacques Langlade de Montgros

Réunion du mercredi 12 juillet 2023 à 9h35
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général de corps d'armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire (DRM) :

Monsieur le président, je ne livrerai pas, lors de cet exercice, qui sera peut-être un peu frustrant, d'informations classifiées, pour respecter le secret de la défense nationale.

Le respect du secret de la défense nationale n'est pas une coquetterie pour faire chic. Il tient à une raison essentielle : la protection des accès, qui sont les biens les plus précieux des services de renseignement. Ceux-ci permettent de collecter des informations sensibles, puis de produire du renseignement. Les accès d'aujourd'hui nous permettront de récolter le renseignement de demain. La protection des accès, dans un service de renseignement, est le principal point d'attention de chacun de ses membres.

Ma mission, en tant que DRM, est de diminuer le niveau d'incertitude, en élaborant un renseignement recoupé sur la base d'informations collectées de la façon la plus variée possible – capteurs humains, imagerie, électromagnétique, cyber. Mon périmètre de responsabilité est le renseignement d'intérêt militaire, qui doit être compris comme la capacité à évaluer les capacités militaires de nos compétiteurs et des groupes armés susceptibles d'interférer avec nos intérêts ou d'agir contre nos forces. Mon but est de permettre au chef d'état-major des armées (CEMA) de présenter des options stratégiques en conseil de défense, et aux forces armées en opération de s'engager avec la meilleure compréhension possible du cadre dans lequel elles vont agir, ainsi que des capacités des adversaires auxquels elles seront opposées.

J'agis dans les trois temps du renseignement, le temps long de l'anticipation, le temps moyen de la décision et le temps court de l'action. Au-delà d'un an et demi, il ne s'agit plus d'anticipation mais de prospective, laquelle n'entre pas dans les attributions d'un service de renseignement, qui produit du renseignement périssable, donc dont la pertinence diminue avec le temps.

Pour remplir cette mission, la DRM s'adapte au contexte stratégique, qui évolue singulièrement. Depuis un peu plus de deux ans, elle fait effort sur la Russie et sa montée en puissance puis son engagement militaire en Ukraine. Elle n'a, pour autant, pas abandonné l'Afrique et le Moyen-Orient, où la menace terroriste et l'instabilité de certains États demeurent. Plus à l'Est, elle observe la montée des tensions en Asie. Ces menaces s'additionnent sans jamais disparaître, ce qui nous amène plus que jamais à prioriser nos recherches de renseignement, pour renoncer avec discernement.

La DRM s'adapte aux évolutions technologiques, comme le montre l'emblématique projet Artémis.IA, conforté par le projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030. Elle adapte son organisation ; tel est l'objet de la réforme de la DRM engagée le 1er septembre dernier, mettant en place une organisation en plateaux qui permet le rapprochement de la recherche et de l'analyse. Neuf mois plus tard, elle commence à produire de vrais effets.

J'en viens à la situation en Ukraine. J'évoquerai successivement ce qui se passe sur le front du Donbass, les perspectives d'évolution du conflit, ses incidences au large sur les crises périphériques ayant un lien direct ou indirect avec la crise ukrainienne, et les enseignements que nous pouvons en tirer.

Commençons par quelques considérations générales sur la situation. Il faut d'abord rappeler qu'il s'agit d'un conflit sous le seuil nucléaire, donc conventionnel, impliquant au moins un État doté de l'arme nucléaire. Cela en fait un conflit singulier, exigeant une attention particulière de la DRM, qui consacre des moyens significatifs à l'étude de l'évolution de la posture nucléaire russe et à la lecture des signalements stratégiques que les Russes nous envoient, afin de fournir la meilleure appréciation possible au CEMA et au Président de la République.

Sur le plan conventionnel, ce conflit est une guerre d'usure s'inscrivant résolument dans le temps long. Les belligérants se projettent dans le cadre d'une guerre qui se prolongera en 2024, voire en 2025. Pour évoquer ce conflit, j'évoque toujours la métaphore de deux boxeurs sur un ring s'épuisant coup après coup, sans que l'on sache lequel s'effondrera en premier. Les deux belligérants de cette guerre d'usure se sont organisés en conséquence.

Ensuite, les deux armées qui se font face sur le front ukrainien aujourd'hui sont différentes des deux armées qui s'opposaient le 24 février 2022. Elles ont été renouvelées en quasi-totalité en raison des pertes subies. La notion de capacité opérationnelle inclut celle de régénération de potentiel, laquelle est complexe et prend beaucoup de temps. La régénération des deux armées crée, pour chaque belligérant, de nombreuses faiblesses.

Troisièmement, la profondeur stratégique, vitale pour l'Ukraine comme pour la Russie, prend pour des formes différentes pour ces deux pays, ce qui rend toute comparaison difficile. Ainsi, la France contribue à la profondeur stratégique de l'Ukraine ; l'Iran à celle de la Russie. Cette profondeur stratégique est structurante et je consacre beaucoup d'énergie à l'étudier, ce qui permet d'évaluer l'évolution du rapport de force entre les deux belligérants.

Je constate que la Russie conserve une forme d'avantage comparatif grâce à sa masse, qui lui donne une supériorité numérique, notamment en matière d'équipements. Ceux-ci sont toutefois de faible niveau technologique, en raison notamment des sanctions prises depuis un an et demi. La Russie compense en partie cette faiblesse par ses stocks stratégiques historiques, ainsi que par l'adaptation de sa base industrielle et technologique de défense (BITD). Par ailleurs, elle conserve une supériorité des feux, notamment dans le domaine de l'artillerie, mais elle est contrainte d'adapter sa consommation à sa capacité de production d'obus.

A contrario, l'Ukraine bénéficie d'un avantage technologique, offert par la fiabilité et précision des armes et des équipements donnés par les pays occidentaux qui la soutiennent. Cet avantage comparatif est amoindri par le peu de temps dont bénéficient les armées ukrainiennes pour s'approprier les équipements qui leur sont confiés et donc les utiliser à pleine capacité. Les Ukrainiens doivent trouver l'équilibre le moins insatisfaisant possible entre la nécessité de recompléter leurs unités pour compenser les pertes qu'ils subissent et celle de former les unités nouvellement constituées. Autre avantage dont bénéficient les Ukrainiens : le moral et un soutien assez consensuel au sein de la population.

J'ai volontairement développé des exemples qui ne sont pas en miroir – masse et supériorité des feux côté russe, avantage technologique de certains équipements et moral côté ukrainien – pour montrer que la profondeur stratégique et le rapport de force global des deux belligérants s'expriment au travers de nombreux paramètres différents qui interagissent de façon complexe. Outre le moral, les capacités militaires et les effectifs, il faut tenir compte des alliances, des partenariats stratégiques, des stocks logistiques et, sur le temps long, de la démographie, du soutien de la population, de la cohérence de la charnière politico-militaire et de la capacité du chef de l'État à décider.

Tous ces facteurs constituent, par leur interaction, une capacité opérationnelle. La comparaison des deux capacités opérationnelles évolue sur le temps long, en fonction de données structurelles. Ce qui est certain, c'est qu'une comparaison exclusivement arithmétique serait très réductrice et certainement fausse.

Quatrièmement, il n'existe aucun game changer. On entend souvent dire çà et là que tel armement livré à l'Ukraine ou produit par la Russie modifiera le cours de la guerre. Je n'y crois absolument pas. Comme je viens de l'expliquer, une capacité opérationnelle est le fruit de la combinaison de nombreux facteurs. Il n'existe pas d'arme magique, de game changer, de silver bullet permettant d'inverser le cours de la guerre du jour au lendemain. Le temps long est notamment indispensable en matière de préparation opérationnelle et de ressources humaines.

J'ai rappelé que les deux armées qui se font face aujourd'hui ne sont pas celles qui se faisaient face le 24 février 2022 ; il faut quelques mois pour former de jeunes recrues et des années pour former des cadres, tels qu'un chef de section commandant une trentaine de fantassins. Tant les Ukrainiens que les Russes sont obligés de raccourcir de façon drastique la durée de formation des cadres, ce qui provoque de vraies fragilités. Le temps long est celui de l'inflexion globale des capacités opérationnelles des deux belligérants.

Depuis le 24 février 2022, chaque belligérant s'adapte en permanence. La façon dont combattaient les Russes et les Ukrainiens le 24 février 2022 n'a rien à voir avec la façon dont ils combattent aujourd'hui, ni avec leur façon d'utiliser leurs capacités, qui au demeurant ont été renouvelées voire modernisées et surtout adaptées. Nous assistons chaque jour à une adaptation réactive permanente du glaive et du bouclier, de sorte que certaines capacités présentées comme emblématiques à tel ou tel moment de la guerre ne le sont plus. Le meilleur exemple en est le drone turc Bayraktar TB2, dont on parlait beaucoup il y a un an et qui a totalement disparu du narratif, parce qu'une parade a été trouvé pour en limiter l'efficacité.

En complément de ces considérations générales sur l'appréciation de situation, venons-en maintenant à l'offensive lancée par l'armée ukrainienne le 4 ou le 5 juin. Elle n'a pas encore produit ses pleins effets. Elle s'inscrit dans le temps long, ce qui est peut-être un peu frustrant dans le champ médiatique, mais correspond à la réalité de la guerre.

Je veille, dans les appréciations de situation que je produis, à regarder des deux côtés de la ligne de front. Les médias ont parfois plus de facilité à rapporter ce qu'ils voient d'un côté ou de l'autre ; ma mission est d'apprécier la situation des deux côtés, pour porter le jugement le plus équilibré possible sur ce qui se passe.

Un peu plus d'un mois après le lancement de leur offensive, les Ukrainiens ont trois axes d'effort principaux –la région de Bakhmout, celle de Donetsk et enfin le sud-est de Zaporijjia –, sur lesquels ils concentrent une part significative de leurs forces, sans pour autant affaiblir le reste de la ligne de front qu'ils doivent continuer de tenir, ce qui est très exigeant car elle est longue de plus de 900 kilomètres. Les Russes produisent, dans le même temps, un effort au nord, dans la région de Koupiansk, à proximité de la frontière.

La contre-offensive ukrainienne n'a pas bénéficié d'un effet de surprise, pour deux raisons : elle a été précédée d'une importante communication stratégique ; les Russes se sont réorganisés sur la ligne de front issue de l'offensive de l'automne dernier et ont eu neuf mois pour préparer un dispositif défensif dans la profondeur très structuré, que les Ukrainiens ont du mal à percer. Lancée il y a un mois et demi, elle n'a pas encore produit d'effets significatifs sur le terrain. Elle contribue à l'usure des deux belligérants.

Au cours de ses développements, tout au long de l'été, des capacités de saisie d'opportunité émergeront d'un côté comme de l'autre. Lorsque l'on lance une offensive comme le font les Ukrainiens, il faut concentrer les efforts sur des points particuliers de la ligne de front pour maximiser les effets produits, ce qui peut affaiblir d'autres secteurs du front, donc créer des opportunités pour la partie adverse.

Par ailleurs, les deux belligérants procèdent de façon systématique, depuis plus de deux mois, à des frappes dans la profondeur assez efficaces des deux côtés. Utilisant tous les types de capacités à leur disposition, elles contribuent à désorganiser le commandement ainsi que les stocks et les axes d'acheminement logistiques.

Trois semaines après le déclenchement de cette offensive, des tensions sont apparues entre Wagner et l'État russe. Elles étaient devenues inévitables compte tenu des déclarations de Prigojine et des postures qu'il a adoptées depuis de nombreux mois.

La tentative de déstabilisation de l'État russe par la SMP Wagner n'a pas eu d'incidence sur la situation tactique de la ligne de front. Les Ukrainiens n'ont pas réussi à saisir l'opportunité qu'elle représentait, probablement parce que la crise n'a pas duré assez longtemps. L'incident n'a pas déstabilisé la cohérence du dispositif militaire russe. Cette crise a, en revanche, affaibli l'appareil politico-militaire russe et Vladimir Poutine lui-même, tout en lui offrant l'occasion de faire évoluer l'organisation de son appareil de défense, voire l'attribution des postes de responsabilité.

J'en viens aux perspectives d'évolution. D'ici la fin de l'été, le début de la raspoutitsa – ce phénomène météorologique qui transforme deux fois par an, au printemps et à l'automne, une part significative du Donbass en un champ de boue impossible à utiliser pour la manœuvre – rend l'hypothèse d'un statu quo de la ligne de front plus probable que celle d'une percée ou d'un effondrement de l'un des deux belligérants, tant ils sont usés et tant la guerre s'inscrit dans le temps long ainsi que dans une profondeur stratégique structurée des deux côtés.

À moyen terme, la démographie, la cohérence des profondeurs stratégiques et l'adaptation des BITD à la guerre influeront de façon significative sur le cours de la guerre.

Deux sujets peu évoqués à l'heure actuelle le seront de plus en plus au cours des mois et des années à venir. Le premier est celui de la dissémination, par le biais de récupérations, des armements confiés à l'Ukraine ou utilisés par les deux belligérants. Une troupe au combat peut être amenée à abandonner sur le champ de bataille des armements, en bon état ou endommagés. Compte tenu des volumes d'armement engagés dans ce conflit, cette dissémination pourrait aller croissant à mesure que l'intensité des combats ira en diminuant.

Le second est celui des pertes et singulièrement des blessés. Les blessures physiques et surtout psychiques des deux armées, singulièrement en Ukraine, où la proportion de combattants par rapport à la population globale est plus importante qu'en Russie, seront un sujet structurel pour la société ukrainienne de demain.

La crise ukrainienne, qu'il ne faut pas observer au seul Donbass, a des effets dominos directs et indirects, de court terme et de moyen terme. On le constate dans l'espace, en Baltique – l'explosion du gazoduc Nord Stream 2 en a été un effet collatéral –, en Méditerranée orientale et dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles, fermés à tout trafic militaire, pour ne citer que quelques effets périphériques à proximité immédiate de la Russie.

La guerre en Ukraine a aussi une influence sur la recomposition en cours au Moyen-Orient. La crise qui a opposé à la fin du mois de juin Wagner et l'État russe aura certainement des effets importants sur l'action et l'influence russes en Afrique, qu'elles soient militaire, paramilitaire, économique ou politique.

Les tensions croissantes observées dans les Balkans sont également en partie une conséquence indirecte de la guerre en Ukraine. Le conflit entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie dans le Haut-Karabagh s'apparente à une saisie d'opportunité de certains acteurs. Ces nombreux effets périphériques se développent et se développeront dans les approches ou à distance de la ligne de front ukrainienne.

J'en viens aux enseignements de la guerre en Ukraine, en indiquant d'emblée qu'il est trop tôt pour qu'ils soient définitifs. Les deux armées s'adaptent en permanence à la guerre. Les deux belligérants apprennent ; ils adaptent leur outil de défense, leurs capacités et leurs modes d'action. Il est prématuré, en cours d'action, de tirer des enseignements définitifs du conflit dans tel ou tel registre.

Le premier enseignement est que la cristallisation d'antagonismes entre grandes puissances va croissant, avec des compétiteurs stratégiques qui s'enhardissent et un Occident contesté, notamment dans les espaces communs que sont le cyberespace et l'espace circumterrestre.

Le deuxième enseignement est le retour du fait nucléaire. Guerre sous le seuil, dans l'ombre portée de la dissuasion, le conflit en Ukraine fragilise la non-prolifération. Certains acteurs pourraient en tirer des conclusions potentiellement inquiétantes en la matière.

Le troisième enseignement est l'importance des alliances, de leur cohésion dans la durée – toujours difficile – et des logiques partenariales, singulièrement pour les services de renseignement.

Par ailleurs, la menace terroriste, qui n'est plus guère évoquée depuis le début du conflit en Ukraine, n'a pas disparu et continue même à s'étendre ; elle pourrait se rappeler à notre bon souvenir. Enfin, de façon structurelle, la guerre en Ukraine nous rappelle que, si l'on sait quand on commence une guerre, on ne sait jamais quand on la termine.

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