Intervention de Muriel Domenach

Réunion du mercredi 19 juillet 2023 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Muriel Domenach, ambassadrice, représentante permanente de la France au conseil de l'Atlantique Nord :

Je vous remercie de m'avoir invitée à restituer « à chaud » les résultats du sommet de Vilnius devant la commission de la défense nationale et des forces armées de la représentation nationale. J'y vois la mise en œuvre de la démarche menée sous l'autorité du Président de la République, sous deux aspects : la transformation de notre diplomatie par la ministre de l'Europe et des affaires étrangères – aller vers la représentation nationale, restituer, faire preuve de redevabilité, aller vers la société ; l'adoption définitive d'une nouvelle LPM, pour laquelle le ministre des armées est spécialement rentré de Vilnius. Cette restitution est saine et utile, mais dépourvue de recul. Mes propos doivent donc être entendus comme ceux tenus « à chaud » par quelqu'un qui a été témoin et acteur. Ils sont aussi ceux d'une diplomate et d'une technicienne, non d'une femme politique, tenus à huis clos, ce qui offre une liberté d'échange accrue.

Les résultats de Vilnius sont significatifs sur trois points principaux : l'Ukraine ; la posture de dissuasion et de défense ; l'adhésion de la Suède. Nous avons l'habitude, à l'Otan, de qualifier les sommets d'historiques. Celui de Vilnius l'était vraiment, en raison de sa date – dans une contre-offensive ukrainienne dont nous souhaitons le succès mais qui n'est pas facile –, de sa localisation – à 35 kilomètres de la Biélorussie, où la présence de Wagner et le déploiement annoncé mais non confirmé d'armes tactiques russes signalent une intégration militaire, et à quelques kilomètres du corridor de Suwalki, qui fragilise les États baltes.

Des trois points précités, l'Ukraine a concentré l'essentiel de la tension, qui était très forte, tant dans la préparation du communiqué publié par les chefs d'État et de gouvernement que dans la conduite des discussions, en raison de la présence du président Zelensky et de la frustration dont il a fait part, par avance de phase, sur le communiqué tel qu'il allait être approuvé. Je ne dirai pas que la partie du sommet portant sur l'Ukraine s'est déroulée dans la sérénité, ni que le point d'équilibre final satisfait tous les points de vue exprimés au sein de l'Alliance.

Il s'agit d'un compromis significatif pour l'Ukraine, qui obtient des assurances de sécurité substantielles – réitérées le 12 juillet dans le cadre du G7 –, notamment un soutien militaire à moyen et long terme, qui lui donnera les moyens de se défendre. Il ne s'agit pas de belligérance, mais de soutien à la légitime défense. L'Ukraine obtient également la réaffirmation très claire de la perspective d'adhésion à l'Otan – « La place de l'Ukraine est dans l'Otan », dit le communiqué – et la mention d'une invitation lorsque les conditions en seront réunies.

Elle obtient un cadre de coopération avec l'Otan : le Conseil Otan-Ukraine. Cela signifie que les échanges avec l'Ukraine ne s'inscrivent plus dans un format 31+1 – bientôt 32+1 – mais dans un format où elle est pleinement assise autour de la table. Elle obtient aussi la levée, significative sur le chemin de l'adhésion, du plan d'accès à l'adhésion (MAP), fixé comme une étape, qui d'ailleurs n'a pas été atteinte, au compromis de Bucarest de 2008. Celui-ci offrait à l'Ukraine et à la Géorgie la perspective de l'adhésion sous réserve que les conditions du MAP soient préalablement remplies, ce qui, comme l'a dit le Président de la République, était à la fois trop et trop peu.

La France a œuvré activement à une solution en faveur de l'Ukraine au cours du sommet, jusque dans les derniers mètres de la négociation, qui ont été tendus, en raison notamment de ce que nous savons par expérience : la Russie n'est prête ni à un dialogue stratégique ni un dialogue sur la paix en Ukraine – ce n'est pas faute d'avoir essayé. Elle mène une guerre d'agression qui ne laisse aucun espace de discussion ni de fiabilité. Elle exige la remise en cause de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de l'Ukraine, ainsi que de sa liberté de choix en matière d'arrangements de sécurité.

Outre ce constat, nous en dressons d'autres : il est dans l'intérêt de notre sécurité que l'Ukraine non seulement ne perde pas, mais que l'agression russe soit défaite ; l'Ukraine, en se battant avec le courage dont elle fait preuve, nous offre des garanties de sécurité ; elle sera un acteur de sécurité majeur sur le continent européen et doit être insérée dans les mécanismes de sécurité multilatéraux ; son adhésion à l'UE prendra du temps ; considérer, comme nos alliés d'Europe centrale et orientale, qu'il est dans l'intérêt de notre sécurité que l'Ukraine gagne, le reconnaître et le dire, est un enjeu de leadership en matière de sécurité européenne, tant nous ne construirons pas la défense européenne sans eux, et tant le leadership européen de la France tient à notre capacité à endosser et à soutenir les préoccupations de sécurité de ceux qui en ont le plus.

La France a donc joué une partition, avec très peu d'agenda « défensif » (c'est inhabituel) et une posture consistant à rechercher le compromis jusqu'au dernier moment. Les termes du communiqué sont des gains pour Zelensky, qui est rentré à Kiev avec une perspective claire, à défaut d'une invitation nette, même différée.

Il arrive souvent, à l'Otan, que la France dise aux Américains « non » – assorti d'un « nous ne sommes pas convaincus » ou « pas en notre nom ». Il n'est pas facile, nous le savons d'expérience, de résister à ce que veulent les Américains – la France n'est pas aligné ; elle le fait donc si nécessaire. Il est encore plus difficile de d'imposer aux Américains ce dont ils ne veulent pas. Peut-être aurons-nous l'occasion d'aborder la question quo vadis, America ? Quoi qu'il en soit, l'Amérique est prête à maintenir son niveau d'engagement en Europe mais pas à faire plus. Elle exclut d'y augmenter des forces permanentes, ce qui a suscité des tensions avec les États baltes et la Pologne, et d'accorder dès à présent une automaticité à l'adhésion de l'Ukraine à l'Otan, parce qu'elle a d'autres préoccupations, à la fois internes et externes, et doit opérer militairement un pivot vers la Chine.

S'agissant de la posture de dissuasion et de défense, le sommet a procédé à la révision de l'architecture des plans de l'Otan, qui est fondamentale pour nos militaires. La France a concouru de façon très constructive à ce travail. Tel est le bénéfice de notre présence au sein de la structure militaire intégrée : nous avons pu influencer ce travail en amont et veiller à ce qu'il soit robuste, tout en conservant un dispositif suffisamment flexible pour ne pas immobiliser inutilement des forces.

La France entretient 2 400 personnels sur le front oriental. Nous avons la responsabilité de la présence avancée de l'Otan en Roumanie, que nous assurons avec des unités de l'armée de terre, et nous participons aux opérations de défense aérienne en mer Noire, ainsi qu'à la police du ciel dans les États baltes. À ce titre, nous avons concouru à la sécurisation du sommet de Vilnius par des moyens aériens, des canons Caesar et la mobilisation d'une compagnie de la Brigade franco-allemande (BFA).

Dès lors que la France prend des responsabilités majeures en matière de réassurance de nos alliés européens les plus exposés à la pression russe, il serait paradoxal que, contribuant de façon aussi significative, elle ne figure pas dans la chaîne de commandement. L'hypothèse contraire nous contraindrait ou bien à nous démettre, donc à renoncer à cette présence utile et dimensionnante pour notre leadership et qui permet de développer des partenariats stratégiques avec la Roumanie, l'Estonie et la Lituanie, ou bien à nous soumettre à une chaîne de commandement dont nous serions absents.

Parce que les besoins en matière de posture, d'architecture et de plans sont importants, les alliés ont pris l'engagement de faire du chiffre de 2 % du PIB un plancher de leurs dépenses de défense. Cela n'a pas été facile : certains États ont d'autres priorités et le disent, d'autres en sont loin – les Canadiens ont dit avec franchise que leur effort de défense n'atteindra pas 2 % du PIB. Quant à la Turquie, elle a voulu lier l'approbation de ce seuil à un engagement des Américains à lever les barrières en matière d'exportation – les États-Unis, en raison de la livraison de missiles S-400 russes à la Turquie, ont pris la décision de ne pas lui livrer de F-35, ce que les Turcs considèrent comme une sanction. En fin de compte, le débat sur les 2 % a été obscurci par un débat turco-américain.

Dans ce contexte, nous avons fait valoir les efforts consentis au sein de l'UE, à l'initiative du commissaire Breton, pour stimuler, dynamiser et massifier notre production industrielle, au bénéfice de notre tissu économique. Le communiqué reconnaît donc sans ambiguïté l'apport de la défense européenne à la sécurité de l'Alliance atlantique. Il est d'ailleurs significatif que les initiatives sur les munitions aient été formulées par la Première ministre estonienne Kaja Kallas.

S'agissant de la finalisation du processus de ratification de la Suède, suspendu à l'approbation d'Ankara et de Budapest, le Premier ministre suédois, avec lequel le Président de la République s'était entretenu le samedi 8 juillet. Le secrétaire général de l'Otan a rencontré, lundi 10 au soir, à la veille du sommet, le premier ministre suédois et le président turc, qui a levé son veto politique dans la mesure où il s'est engagé à transmettre la loi de ratification à la Grande Assemblée nationale de Turquie. Nous pouvons nous appuyer sur cet engagement pour encourager la Turquie à une ratification rapide. Lors d'une conférence de presse tenue à l'issue du sommet, le président turc a indiqué que, les travaux du Parlement étant suspendus pour l'été, la ratification n'aura sans doute pas lieu avant le mois d'octobre, même si la commission des affaires étrangères continue à travailler.

Quant à la Hongrie, elle a indiqué qu'elle ne sera pas la dernière à approuver l'adhésion de la Suède. Elle semble donc s'aligner sur la Turquie.

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