Intervention de Michel Delpuech

Réunion du lundi 10 juillet 2023 à 17h00
Commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements

Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris :

En tant que préfet, j'ai pris des arrêtés d'interdiction de manifestation. Mais j'ai toujours été soucieux de le faire dans le respect de l'État de droit, c'est-à-dire de la loi éclairée par la jurisprudence. Le droit public établit un grand principe en la matière : l'atteinte à la liberté de manifester doit être adaptée, nécessaire et proportionnée. Le commissaire du gouvernement Corneille a ainsi rappelé dans ses conclusions que la liberté est la règle et l'interdiction de police l'exception. Nous devons tout faire pour éviter d'interdire. Il existe des marges intermédiaires comme la discussion avec les organisateurs sur une modification d'itinéraire. L'autorité administrative doit avoir à sa disposition cette latitude de négociation qui, à mon regret, ne figure pas dans la loi. J'ai toujours pensé qu'il serait pertinent d'introduire dans le code de la sécurité intérieure des dispositions qui donnent explicitement place à ce dialogue. Les textes pris il y a une dizaine d'années pour les rassemblements festifs comme les rave parties organisent expressément le dialogue. Mais rien de tel n'est écrit pour le droit de manifester. Il serait donc utile de bien l'affirmer. Cela permettrait aux organisateurs de comprendre le sens de la déclaration. En effet, elle n'a pas pour objet de limiter la liberté de manifester, mais de lui garantir de s'exercer et de permettre à l'autorité de police de prendre les initiatives d'accompagnement. À Paris, depuis toujours, les déclarations de manifester fonctionnent. Il existe un guichet à la préfecture de police, ce qui n'est pas nécessairement le cas en province.

L'interdiction de manifester doit procéder d'un arrêté très motivé. Plus il y aura eu de troubles à l'ordre public dans la période précédente, plus la motivation sera forte. Le juge prend également en considération ce qu'il estime être les moyens suffisants en matière de police. J'ai souvenir d'un référé pour une manifestation que j'avais interdite de manière partielle, en limitant son trajet à l'un des rives de la capitale. Le juge des référés a inscrit dans son considérant qu'il manquait une quinzaine de gendarmes, ce qui m'avait fait sourire.

Ensuite, il ne suffit pas d'interdire. Encore faut-il faire respecter cette interdiction. Or ceci nécessite plus de moyens que l'encadrement strict d'une manifestation. On ne peut pas interdire toute manifestation : il faut rester dans l'État de droit. Il convient que les réelles difficultés que nous rencontrons ne se traduisent pas par une dérive.

Je n'étais plus en fonction lors de sa parution, mais le schéma national du maintien de l'ordre comporte des éléments fort pertinents. En revanche, était-il nécessaire d'y inscrire trois dispositions touchant à la liberté de la presse et que le Conseil d'État a dû annuler ?

Nous devons accorder une place particulière au renseignement. Les services y travaillent. Je relisais récemment le dernier rapport de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement et j'y ai découvert que, l'an passé, 2 600 personnes avaient fait l'objet de mise en œuvre de techniques de renseignement pour la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. Les années précédentes, ce nombre était de l'ordre de 3 000. La Commission se situe sur une ligne de crête. Selon sa formule, « il s'agit d'entraver les actions violentes et non de surveiller une activité militante. » À l'évidence, les discussions sont serrées avec les services de renseignement. Peut-être le législateur devra-t-il clarifier voire élargir sa position, dans le respect des normes constitutionnelles.

Mais le renseignement ne se limite pas aux techniques de renseignement du code de sécurité intérieure et de la loi du 24 juillet 2015, sans doute une des lois les plus importantes de notre pays sur le terrain de la sécurité. Cela concerne également l'activité d'information au quotidien, avec notamment le renseignement territorial. Compte tenu de mon expérience parisienne, je considère que le continuum est une exigence forte. On le sait dans la lutte contre l'islam radical : le renseignement démarre au pied de l'immeuble tout en regardant au loin. Cela vaut également pour les sujets qui nous préoccupent. Il faut scruter les possibilités de bascule de simple militant à acteur violent. Ce travail de continuum mérite d'être approfondi et je ne sais trop comment se partagent les rôles entre la direction générale de la sécurité intérieure et le renseignement territorial. Quoi qu'il en soit, nous avons besoin de capteurs locaux et de proximité.

Ensuite, le renseignement doit être exploité de manière opérationnelle mais également par le biais de l'article 40 du code de procédure pénale. En effet, il demeure une activité de police administrative. Le Conseil constitutionnel le rappelle fréquemment. Lorsque le renseignement met en lumière des situations qui relèvent d'une qualification pénale, il est du devoir de l'autorité administrative de saisir le parquet. Pendant l'affaire des gilets jaunes, je l'ai fait à plus de quarante reprises, à Paris mais aussi en province. Le renseignement humain est donc essentiel. Il commence par le gardien de la paix ou par le gendarme à la gare.

S'agissant de l'investigation judiciaire, je ne veux surtout pas mettre en doute la capacité des fonctionnaires de police ou des militaires de la gendarmerie. Cependant, dans les manifestations, les interpellations sont difficiles et les suites pénales pas toujours glorieuses. Parfois, les hommes sur le terrain depuis 6 heures du matin sont fatigués et leur compte-rendu d'interpellation peut s'en ressentir. Par conséquent, l'autorité judiciaire ne peut pas toujours donner suite. De plus, l'interpellation peut exposer à des représailles ou des difficultés pratiques. Quant à l'investigation a posteriori, elle manque. Or, elle demande énormément de moyens pour exploiter la téléphonie, les images, la vidéosurveillance. Soyons clairs : nous ne sommes pas dotés d'outils technologiques suffisamment performants à cette fin.

Il ne faut pas compter sur les forces engagées dans le service d'ordre, que ce soit la préfecture de police, la direction de l'ordre public et de la circulation, les compagnies républicaines de sécurité, les gendarmes mobiles, pour conduire la procédure judiciaire. Les premiers peuvent apporter des informations à la seconde, menée par des professionnels de l'investigation, grâce à la mobilisation d'outils. Pourquoi ne pas utiliser en investigation judiciaire, sous l'autorité du juge, l'intelligence artificielle pour exploiter les images ? Cela ferait gagner énormément de temps et permettrait de cibler les images à voir, pour conduire à des interpellations qui aient du sens et qui permettent au juge de prendre des mesures, y compris des interdictions judiciaires de manifester. Il faudrait donc renforcer les moyens.

De manière générale, la guerre des images constitue un vrai sujet. Elle est menée aujourd'hui de manière asymétrique : la puissance publique se donne moins de moyens sur le terrain des images qu'elle n'en laisse aux autres acteurs. Il y a quelques mois étaient montrées à la télévision les caméras intelligentes placées dans les supermarchés. Elles repèrent les mouvements suspects dans les rayons. De même, des caméras intelligentes sont placées à l'entrée des immeubles de hauteur et repèrent les comportements suspects. Ces outils d'intelligence artificielle existent, mais l'on demeure frileux à l'idée de les employer au profit de la puissance publique, particulièrement en investigation judiciaire.

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