La réunion

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La séance est ouverte à dix-sept heures.

Présidence de M. Patrick Hetzel, président.

La commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, auditionne les entreprises de réseaux sociaux, en présence de Mmes Béatrice Oeuvrard et Élisa Borry-Estrade, responsables des affaires publiques de Meta, M. Éric Garandeau, directeur des relations institutionnelles et affaires publiques France de TikTok, et Mme Sarah Bouchahoua, responsable des affaires publiques France de Snapchat.

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Mes chers collègues, avant d'entrer dans le vif du sujet, je vous indique que l'audition du ministre de l'intérieur, initialement prévue ce mercredi, a été reportée à la rentrée de septembre pour lui permettre de s'exprimer devant la commission des Lois à propos des événements des quinze derniers jours.

Nous commençons donc notre journée en accueillant les représentants des entreprises de réseaux sociaux, que je remercie de leur présence. Mesdames et Monsieur, un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu'il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits ainsi que toute information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d'enquête. Je précise que l'ensemble des membres de la commission d'enquête a été destinataire ce matin des réponses de la société Twitter, dont la représentante n'a pu être présente avec nous. Les informations correspondantes peuvent donc naturellement figurer dans nos débats.

Si la commission d'enquête vous a conviés à prendre part à cette table-ronde, c'est que nous nous penchons sur les événements violents en marge des manifestations du printemps. Nous nous attachons à dresser le portrait-robot des auteurs de violences et à caractériser leur mode opératoire, mais aussi à examiner l'encadrement de ces rassemblements par les autorités publiques pour pointer ce qui a bien fonctionné et ce qui peut être amélioré. Vous comprenez donc que les réseaux sociaux nous intéressent doublement. D'abord, en amont des violences, ils constituent un des canaux privilégiés d'organisation des groupuscules violents. Ensuite, en aval, les données et les vidéos qui ont transité par ces plateformes peuvent être employées par les autorités administratives et judiciaires pour identifier les fauteurs de troubles.

Il me revient d'ouvrir les débats. Je le ferai en vous soumettant les deux premières questions, à caractère général, qui permettront à chacun de se positionner. En premier lieu, en amont des violences, relevez-vous des pratiques particulières permettant à des utilisateurs de planifier des actions violentes, selon des modalités propres à chacune de vos plateformes ? Si vous en êtes informés et si vous jugez le contenu dangereux, procédez-vous à un signalement à l'autorité publique ou prenez-vous uniquement des décisions de gestion de contenu ?

En second lieu, après la commission des violences cette fois, quelle est la nature de vos relations avec l'autorité publique ? Êtes-vous fréquemment l'objet de réquisitions dans le cadre d'enquêtes judiciaires ? Y donnez-vous systématiquement droit ?

Avant de vous donner la parole, et en application de l'article 6 de l'ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Béatrice Oeuvrard, Élisa Borry-Estrade, Sarah Bouchahoua et M. Éric Garandeau prêtent serment).

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Élisa Borry-Estrade, responsable des affaires publiques de Meta

Les plateformes que vous avez réunies aujourd'hui sont avant tout des lieux d'expression qui offrent une voix à chaque individu. En ce qui concerne Meta, nous souhaitons vous présenter les standards que nous utilisons, mais également évoquer notre coopération avec les autorités de police et de justice.

Nos plateformes permettent à des communautés de se fédérer autour d'intérêts et de passions. Elles sont utilisées dans les milieux militants et associatifs car elles démocratisent la participation au débat public, devenu gratuit et accessible en un clic. Ces dernières années, des mouvements d'ampleur sont nés ou ont émergé grâce aux réseaux sociaux, comme #metoo ou le Printemps arabe. Cette expression est rendue possible par des outils universels, les mêmes partout dans le monde. Il n'y a pas de spécificité nationale de produits de Meta.

Cependant, cette liberté d'expression n'est pas sans limites. Le droit s'applique : les plateformes et le numérique en général constituent un secteur régulé en France et en Europe. Lors des dix dernières années, 29 textes ont introduit ou encadré l'usage de technologies numériques de sécurité en matière de géolocalisation ou de reconnaissance faciale, par exemple. Au niveau européen, le règlement général sur la protection des données a posé un cadre devenu la référence internationale en matière de protection des données personnelles. Plus d'une quinzaine de textes sont en application ou le seront prochainement. Je pense notamment au règlement sur les services numériques. La régulation est riche et fournie. Mais nous ne l'avons pas attendue pour agir.

Depuis sa création, Meta a élaboré des règles strictes définissant ce qui peut être publié sur ses plateformes. Elles répondent à un principe simple que l'on trouve dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. À titre d'exemple, nos standards interdisent plusieurs types de contenus en rapport avec les travaux de cette commission. Il s'agit des contenus violents, mais aussi l'incitation à la violence. Pour prévenir des dommages potentiels en ligne, nous supprimons les propos qui incitent à la violence ou qui la facilitent. Nous supprimons des contenus, désactivons des comptes et coopérons avec les forces de l'ordre lorsque nous estimons qu'il existe un risque réel de violence physique ou de menace directe pour la sécurité des individus. Nous interdisons aussi aux internautes de faciliter, d'organiser, de promouvoir ou d'admettre certaines activités criminelles ou préjudiciables visant des personnes, des biens, des entreprises ou encore des animaux.

Nous autorisons les internautes à débattre d'activités criminelles et nuisibles et même à défendre leur légalité, ainsi qu'à attirer l'attention sur des faits dont ils peuvent être témoins ou victimes, tant qu'ils ne produisent pas les dommages et qu'ils ne les mettent pas en avant. Pour protéger les utilisateurs des images choquantes et violentes, nous supprimons les contenus particulièrement violents comme des vidéos de démembrements ou des corps de personnes décédées. Dans le cadre des discussions sur des questions importantes telles que les violations des droits de l'homme, les conflits armés ou les actes de terrorisme, nous autorisons le contenu graphique avec certaines restrictions, pour permettre aux utilisateurs d'en parler et de condamner, afin de sensibiliser à certaines situations. Nous ajoutons un panneau d'avertissement sur certaines images afin que les gens sachent que leur contenu peut être sensible avant de cliquer dessus.

Nous appliquons ces lignes directrices grâce à la combinaison de moyens humains et technologiques. Plus de 40 000 personnes travaillent aujourd'hui aux enjeux de sécurité et de sûreté chez Meta, dont près de 15 000 modérateurs. Sur les cinq dernières années, nous avons investi plus de 16 milliards de dollars dans ce domaine, soit plus que n'importe quelle autre plateforme. Grâce à nos outils automatisés, nous détectons et nous retirons des millions de contenus chaque jour dans le monde. Pour en rendre compte, nous publions chaque trimestre un rapport de transparence qui comporte des éléments sur le nombre de contenus retirés, les appels déposés par les utilisateurs ou encore le taux de prévalence de ces contenus.

En vous rendant sur le site transparency.fb.com, vous constaterez que nous avons retiré 13,6 millions de contenus violents entre janvier et mars 2023 sur Facebook, dont 98,3 % avaient été détectés avant tout signalement d'utilisateur. Sur la même période nous avons retiré plus de 7 millions de contenus incitant à la violence sur Instagram, dont plus de 97,5 % détectés avant tout signalement. Ces outils et ces standards sont en évolution permanente.

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Béatrice Oeuvrard, responsable des affaires publiques de Meta

Nous souhaitons présenter en particulier les outils que nous déployons pour faciliter la vie des utilisateurs. Nous en profiterons pour expliquer comment nous mesurerons les chiffres que nous mentionnons. Notre rapport de transparence est audité par un tiers certificateur qui vérifie la méthodologie utilisée.

Le taux de prévalence nous aide à mesurer l'impact des violations sur nos plateformes. Ce taux revient en quelque sorte à mesurer le taux de concentration des polluants dans l'air. Il indique la fréquence à laquelle un contenu nocif peut être vu. En effet, nous mesurons suivant la viralité et non la quantité des contenus. Nous considérons que le danger est plus important à partir du moment où le contenu est vu par nos utilisateurs.

Nous avons des statistiques sur les contenus graphiques violents ou incitant à violence. Le taux se situe entre 0,02 % et 0,4 %. Cela signifie que pour 10 000 contenus vus, deux à quatre portent sur des éléments violents ou incitant à la violence. Ce type de mesure permet d'identifier si notre intelligence artificielle et nos modérateurs travaillent efficacement et si nous arrivons à capter ce qui est dangereux pour nos utilisateurs.

Je souhaite insister sur notre manière de rendre acteurs nos utilisateurs. Les signalements sont importants, même si nous retirons très majoritairement de manière proactive les contenus qui violent nos règles d'utilisation. En outre, le signalement en deux clics permet à chacun de dénoncer un contenu non conforme. Ces informations viennent compléter le travail de l'intelligence artificielle.

Les autres outils gèrent ce que les utilisateurs veulent voir. Ils permettent notamment de bloquer des contenus ou des comptes dont ils ne désirent pas l'apparition à l'écran. Un panel d'outils est à la disposition de l'utilisateur afin qu'il soit acteur et non juste spectateur de ce qui se passe sur la plateforme.

Par ailleurs, nous travaillons avec l'ensemble de l'écosystème, notamment les associations, qui sont devenues des partenaires de confiance en mesure de dénoncer des contenus en violation de nos standards. Le règlement sur les services numériques s'est largement inspiré de ce type de dispositif. À titre d'exemple, nous travaillons avec les associations Génération numérique et e-Enfance, qui peuvent effectuer des signalements.

Nous coopérons évidemment avec les forces de l'ordre, notamment la plateforme de signalement des contenus illicites sur internet Pharos, avec laquelle nous travaillons depuis des années. Nous traitons plus de 25 000 requêtes chaque année pour la France. Le taux de conformité est supérieur à 85 %, c'est-à-dire que nous échouons à trouver les informations que l'on nous demande dans 15 % des cas. Ce peut être parce que le compte a été supprimé, parce que l'adresse IP n'est pas en France ou parce qu'elle n'est pas correcte.

Nous disposons d'une équipe dédiée comportant une personne francophone en lien étroit avec les autorités. Nous faisons partie du groupe de contact permanent mis en place par Bernard Cazeneuve dès 2015 ou 2016, à la suite des attentats terroristes. Enfin, nous avons mobilisé nos équipes dès le début des récentes émeutes pour répondre rapidement aux quelques demandes que nous avons reçues. Nous avons évidemment rappelé ces procédures lors de notre entretien avec le ministre de l'intérieur. Nous n'avons pas rencontré de point de blocage particulier dans leur mise en œuvre.

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Éric Garandeau, directeur des relations institutionnelles et affaires publiques France de TikTok

La plateforme TikTok est utilisée pour regarder des vidéos courtes de format vertical. C'est un média communautaire où des utilisateurs postent des contenus. Il s'agit donc plutôt d'une plateforme de création et de diffusion, qui reflète les passions individuelles et collectives. Elle s'éloigne un peu du réseau social au sens strict : sur notre plateforme, les fonctionnalités qui permettent d'interagir sont assez limitées puisque le but consiste avant tout à créer des vidéos et à les partager de manière ouverte. Nous n'avons pas de messagerie pour les moins de 16 ans. Pour les moins de 18 ans, la messagerie est désactivée par défaut. Pour les plus de 18 ans, elle existe mais elle est très réduite : ni cryptée, ni éphémère, et sans possibilité de constituer des groupes de discussion.

Nous nous définissons comme une plateforme créative sur laquelle on regarde des vidéos, plutôt que comme un réseau social. Nous sommes néanmoins vigilants à tous les risques qui peuvent exister en lien avec des vidéos aux finalités dommageables. C'est ainsi que les vidéos violentes, visant à commettre des activités violentes ou à nuire à des personnes, des groupes ou des biens sont évidemment interdites par nos conditions générales d'utilisation et nos règles communautaires, qui sont détaillées. Cela concerne tout type de violence : vol, destruction de biens, fourniture d'instruction sur la manière de commettre des activités criminelles qui pourraient nuire aux personnes, aux biens et aux animaux, menaces à la vie humaine.

L'interdiction fixée dans nos règles communautaires est appliquée au niveau international par 40 0000 personnes – les forces « trust and safety » – chargées de vérifier son respect. Ces équipes accomplissent un travail de modération humaine et d'organisation des algorithmes pour détecter de manière proactive toutes les formes de violence, physiques ou verbales, de gestes ou de langages codés. En France, 600 modérateurs de langue française interviennent quotidiennement sur la plateforme.

Nous avons observé, notamment au printemps 2023, une augmentation de vidéos qui ont été retirées parce qu'elles comportaient des contenus violents graphiques ou de désinformation dangereuse. Entre le 16 mars et le 3 mai, nous avons retiré 79 210 vidéos au total. Parmi elles, 37 776 vidéos violaient nos politiques par leur contenu violent notamment visuel ; 7 300 vidéos exprimaient un extrémisme violent et 8 700 vidéos répandaient une désinformation dangereuse. Il faut souligner que 93 % de ces vidéos ont été retirées de manière proactive. Ce chiffre s'élève à 99 % pour la désinformation dangereuse.

Nous pratiquons une politique de réponse graduée. Nous commençons par supprimer les contenus. Si le contenu est très dommageable, le compte est supprimé. Dans d'autres cas de figure, nous adressons plusieurs avertissements avant de supprimer le compte. Au printemps 2023, nous avons supprimé 945 comptes.

Nous sommes en contact étroit avec Pharos, qui peut nous signaler des contenus. Nous discutons avec les autorités administratives et judiciaires pour des réquisitions plus formelles. Dans ce cas, nous veillons à fournir une réponse rapide, particulièrement dans des périodes troublées. Cela peut concerner les évènements du printemps, mais également les émeutes qui ont eu lieu entre le 27 juin et le 3 juillet pour lesquelles les demandes ont été traitées dans l'heure.

Nous publions toutes ces données chaque trimestre dans un rapport de transparence qui recense l'ensemble des infractions relevées. Nous comptabilisons également toutes les sollicitations reçues des pouvoirs publics. Nous sommes en contact avec l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication et avec la gendarmerie.

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Vous avez mentionné la possibilité d'une désinformation dangereuse. Comment faites-vous pour l'identifier ?

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Éric Garandeau, directeur des relations institutionnelles et affaires publiques France de TikTok

Cette désinformation peut concerner, par exemple, la communication d'informations erronées sur le jour d'une élection ou les modalités de vote. Dans ce cas, nous appliquons une modération immédiate dans la mesure où il s'agit de données objectives. Nous créons également un mini site au sein de TikTok qui recense les informations du ministère de l'intérieur ou du service d'information du Gouvernement. En cas de doute sur l'authenticité d'un fait, nous pouvons saisir des vérificateurs, c'est-à-dire des agences de presse, dont l'Agence France-Presse. Tant que la vérification n'est pas acquise, un utilisateur cliquant sur la vidéo voit surgir une fenêtre contextuelle qui lui indique que ce contenu est susceptible de contenir de la désinformation et que notre contrôle est en cours.

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Sarah Bouchahoua, responsable des affaires publiques France de Snapchat

Je vous remercie pour cette audition sur un sujet majeur : la protection de nos utilisateurs et de nos principes démocratiques. Je vais m'attacher à répondre aux questions que vous nous avez envoyées préalablement à la réunion.

Snapchat est une plateforme de communication visuelle créée en 2011. Elle a pour objectif de reproduire nos interactions quotidiennes entre amis et en famille. Nous avons essayé de concevoir Snapchat de manière différente. Nous pensons que les réseaux sociaux ne doivent pas se résumer à une compétition entre les utilisateurs où le sensationnel et le partage massif d'informations l'emporteraient sur l'authenticité et la protection de notre communauté. À cet effet, Snapchat est une plateforme dite fermée : il faut s'y inscrire pour accéder à l'ensemble des fonctionnalités. La plateforme a été conçue sur deux principes directeurs : vie privée et confidentialité par défaut. Par exemple, nous n'offrons pas de fonctionnalité de diffusion en direct. Il n'y a pas de critères de vanité publique avec des « J'aime » ou des partages. De même, l'ensemble des conversations sont privées.

La plateforme comporte cinq fonctionnalités clefs. Dès qu'elle se lance, elle s'ouvre sur une caméra qui permet d'interagir avec des expériences en réalité augmentée, et non sur un fil d'actualité gouverné par des algorithmes opaques. Ensuite, la fonctionnalité phare de Snapchat est la messagerie interpersonnelle, conçue comme un espace de confiance entre utilisateurs : pour interagir avec quelqu'un, l'amitié doit être réciproque. Par la suite, toute capture d'écran ou tout enregistrement de messages sont notifiés à l'interlocuteur. Enfin, nous avons des groupes privés, mais leur nombre est limité à cent et ils ne sont pas publics.

« Discover » met en avant les contenus de nos partenaires média de confiance, soit plus de cent en France, reconnus pour leur qualité journalistique. « Spotlight » est une fonctionnalité mettant en avant des vidéos humoristiques d'utilisateurs ou présentant des scènes du quotidien. Enfin, la « map » affiche des contenus publics envoyés par notre communauté, dans le monde entier.

La protection de nos utilisateurs étant notre priorité, l'ensemble des espaces publics que j'ai cités font l'objet d'une modération humaine stricte. La conception elle-même de la plateforme assure une sorte de rempart structurel contre tout risque de diffusion massive de contenus illicites ou préjudiciables. Ces derniers restent donc très rares et nous n'observons pas d'évolution en matière de contenus violents ou illicites. Il n'y a pas plus de contenus de ce type dernièrement qu'il y a plusieurs semestres ou années, comme le confirment nos rapports de transparence.

Nos conditions générales d'utilisation et les règles communautaires de Snapchat interdisent sur l'ensemble de la plateforme toute diffusion et tout partage de contenus illicites ou préjudiciables. Elles ont été rédigées de manière claire. Elles sont facilement accessibles à l'ensemble de la communauté. À cet effet, nous interdisons explicitement toute violence, menace et discours haineux. L'utilisation de notre plateforme est interdite aux groupes terroristes, extrémistes ou haineux. Il est interdit d'encourager les comportements haineux ou dangereux ainsi que la violence visant une ou plusieurs personnes, ou même des biens. Nous concevons la menace ou la violence comme tout contenu qui exprime l'intention de causer un dommage physique ou émotionnel grave. Nous visons tout contenu qui tente de glorifier ou de représenter la violence humaine, la maltraitance des animaux ou les scènes sanglantes.

Les plateformes ne pouvant procéder à une surveillance généralisée, nous accordons une grande importance aux signalements, qu'ils proviennent d'autorités ou d'utilisateurs. Nous incitons toute victime ou témoin de contenu préjudiciable à le signaler au plus vite. À cet effet, nous disposons d'un menu de signalement qui présente toutes les catégories illicites. Nous invitons les usagers à décrire un contexte afin de guider nos modérateurs vers la bonne décision. Une fois le signalement effectué, l'utilisateur signalé est informé. Nous avons également mis en place un programme de confiance avec des associations partenaires qui nous signifient tout contenu illicite ou préjudiciable. Actuellement, nos équipes de modération traitent l'ensemble des signalements en moins de vingt-quatre heures.

En parallèle, une équipe est dédiée à la coopération avec les forces de l'ordre, dont Pharos en France. Nous avons ouvert un canal direct avec Pharos afin de traiter au plus vite les demandes. Aujourd'hui, nous traitons les réquisitions judiciaires urgentes en moins de trente minutes. Nous essayons de nous conformer à l'ensemble des exigences réglementaires et d'apporter notre soutien aux forces de l'ordre sur le terrain, pour identifier sans délai l'ensemble des délinquants numériques. Nous mettons à disposition du public chaque semestre des rapports de transparence, l'un d'entre eux couvrant nos relations avec les autorités.

Pour le second semestre 2022, sur 827 000 signalements reçus dans le monde, nous avons retiré 229 347 contenus et supprimé 138 013 comptes. En France, les chiffres sont de 54 479 signalements, avec 10 253 contenus et 6 927 comptes supprimés. Au niveau mondial, dans la catégorie violence, nos équipes ont mis moins de vingt-quatre minutes pour traiter l'ensemble des signalements reçus. Nous préparons actuellement le rapport de transparence pour le premier semestre 2023.

Snapchat n'est pas conçu pour la diffusion massive de contenus illicites et violents. Sans possibilité de diffusion en direct, la plateforme ne se prête pas vraiment à l'organisation ou à la diffusion massive de scènes violentes, militantes ou politiques. Par ailleurs, les échanges privés relevant du secret de la correspondance, nous ne sommes saisis que sur signalement d'un utilisateur ou d'une autorité.

Nous n'avons pas eu connaissance de signalements ou de réquisitions judiciaires s'agissant d'un contenu violent sur Snapchat lié aux manifestations ayant eu lieu entre les mois de mars et de mai 2023, ni d'augmentation significative au cours de la période.

En revanche, les émeutes récentes ont mobilisé l'ensemble de nos équipes. Dès mardi 27 juin 2023, nous avons créé une cellule interne réunissant différentes équipes pour traiter et endiguer le plus rapidement possible les contenus illicites. Notre équipe a été en dialogue constant avec les différents ministères et les institutions locales, répondant rapidement à toute demande des autorités françaises et sensibilisant nos usagers aux différents phénomènes. Nous sommes fiers, comme l'ensemble des plateformes, d'avoir pu répondre dans des délais très restreints aux préoccupations du gouvernement. Nous avons mis en place une ligne prioritaire avec Pharos, le ministère de l'intérieur et l'ensemble des autorités françaises en traitant leurs demandes en quelques heures, voire quelques minutes.

Plusieurs de nos créateurs de contenus ont par ailleurs pris leur caméra Snapchat pour sensibiliser leurs communautés et appeler au calme. Nous avons beaucoup entendu parler de la fonctionnalité « map » de Snapchat. Nous avons travaillé conjointement avec le ministère de l'intérieur et les autorités afin d'endiguer sans attendre les différents dérapages perçus sur le terrain. L'ensemble des messages publiés sur la map émanait à la fin d'utilisateurs qui se plaignaient des émeutes et de leurs conséquences. Nous sommes fiers d'avoir pu participer à cette coopération afin de protéger nos utilisateurs.

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Comment, du côté négatif, les réseaux sociaux participent-ils en tant que supports à la viralité et à l'extension des activités violentes ? Comment, du côté positif, tentent-ils de juguler ce risque ? J'aimerais vous entendre sur la manière dont vous envisagez votre rôle et les effets de mise en scène sur vos plateformes. De fait, les évènements comme les manifestations sur lesquelles porte notre commission d'enquête font l'objet d'une forme de théâtralisation de la part d'un certain nombre d'individus ou de groupes, qui profitent des vecteurs que vous représentez pour accroître leur audience, les phénomènes d'agrégation ou et les effets de mimétisme.

Ensuite, avez-vous tous la même définition de ce que sont une incitation à la violence et un contenu violent ? Par ailleurs, vous n'avez pas tous indiqué le nombre de modérateurs que vous employez. Nous souhaiterions également comprendre la chaîne décisionnelle entre l'algorithme et les modérateurs. Comment se prend la décision qui conduit à la fermeture du compte et au retrait du contenu ? Le lien est-il immédiat avec les forces de l'ordre et, le cas échéant, les enquêteurs de la police judiciaire ?

Enfin, j'aimerais obtenir des éléments chiffrés pour la période qui court du 16 mars au 3 mai en matière de contenus violents avérés et retirés, et de comptes supprimés.

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Béatrice Oeuvrard, responsable des affaires publiques de Meta

Nos rapports de transparence sont publiés chaque trimestre. Le prochain, qui couvrira la période du 1er avril au 30 juin 2023, sera publié fin août. Comme nous vous l'avons indiqué précédemment, nous disposons d'une équipe de 15 000 modérateurs.

En matière de chaîne de décision, compte tenu du volume à traiter, notre travail allie l'intelligence artificielle et les modérateurs humains. Nous obtenons de très bons résultats sur la détection des contenus violents généralement graphiques, sur lesquels notre machine a pu s'entraîner. Cependant, il faut également prendre en considération le contexte et la culture de chaque pays. C'est la raison pour laquelle nous pouvons effectuer de manière additionnelle une vérification manuelle à travers l'un de nos modérateurs.

Nous prononçons des réponses graduées au regard de la violation constatée. Si l'utilisateur n'est pas d'accord avec la décision de retrait de contenu prise par Meta, il peut faire un recours. Celui-ci est étudié par un modérateur différent. Si l'utilisateur n'est toujours pas d'accord, un second recours est possible. Si la décision ne satisfait toujours pas l'utilisateur, un comité de surveillance composé d'une vingtaine d'experts indépendants au niveau mondial pourra examiner la décision et formuler éventuellement des recommandations pour faire évoluer la définition du contenu violent. Les différentes définitions sont publiques. Elles figurent dans le rapport de transparence.

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Élisa Borry-Estrade, responsable des affaires publiques de Meta

Nos définitions sont en effet publiques. Il existe des forums sur lesquels on peut discuter de ces sujets. La coopération entre plateformes est particulièrement avancée dans la lutte contre le terrorisme. Le Forum internet mondial de lutte contre le terrorisme a permis de développer des technologies et des outils communs afin de retirer des contenus donnés sur toutes les plateformes. Meta a mis en partage un outil utile dans le travail de modération, le Hasher Matcher Actioner (HMA), qui attribue une étiquette à un contenu numérique pour en empêcher la publication à grande échelle. Il existe également des définitions et des coopérations sur les fausses informations.

Je souhaite ajouter un élément concernant notre analyse de l'utilisation qui peut être faite de nos plateformes. Notre priorité absolue consiste à faire en sorte que les contenus les plus violents soient retirés au plus vite. C'est la raison pour laquelle nous ne menons pas d'analyse de la manière dont les groupes peuvent utiliser les différents formats, mais nous privilégions de plus en plus la coopération avec le monde de la recherche. Ces dernières années, nous avons ainsi mis à disposition des chercheurs plus de 1 000 jeux de données. La semaine dernière, nous avons annoncé la création d'une nouvelle bibliothèque de contenus publics, qui permettra aux chercheurs d'accéder à tous les contenus publics de pages et de profils, de groupes et d'évènements sur nos plateformes. Nous souhaitons qu'elle permette l'émergence d'études comparées puisque nos outils sont les mêmes dans tous les pays.

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Éric Garandeau, directeur des relations institutionnelles et affaires publiques France de TikTok

Pour avoir du succès sur TikTok, il faut un certain talent pour fabriquer des vidéos qui obtiendront une grande viralité. Cela introduit une forme de barrière à l'entrée : plus une vidéo est virale, plus elle va être modérée. L'algorithme la testera sur un certain nombre de personnes et, le cas échéant, élargira le cercle de ces personnes en fonction des commentaires qu'elle suscite jusqu'à aboutir à une visibilité mondiale. À chaque cycle d'élargissement, un tour de modération est effectué, qui sont autant de filtres successifs pouvant entraîner une suppression de la vidéo.

Les algorithmes détectent très bien la violence graphique. Une simple goutte de sang à l'écran est rapidement identifiée. Cela peut conduire à un retrait avant la première vue. A contrario, le cyberharcèlement est beaucoup plus difficile à déceler car il nécessite une prise en compte du contexte. Une vidéo a priori anodine peut s'avérer un cyberharcèlement.

La modération combine donc les algorithmes et le facteur humain. Par exemple, la présence d'une croix gammée peut caractériser une vidéo néo-nazie, mais également un film pédagogique du Mémorial de la Shoah. C'est la raison pour laquelle nous employons 600 modérateurs en langue française. Le lien avec les autorités existe à différents niveaux, Pharos étant l'organisme de référence avec lequel la procédure est quasi immédiate. Un service spécialisé de notre équipe répond également aux réquisitions de la police et de la gendarmerie nationales, selon une procédure d'urgence ou une procédure plus classique. La procédure d'urgence garantit une réponse dans l'heure.

À la fin juin, lors des émeutes, nous avons constitué une cellule de crise avec des équipes surnuméraires, comme nous pouvons également le faire lors des élections nationales. Cela a permis de traiter les demandes de Pharos, qui étaient assez limitées puisque nous avons été saisis à dix reprises. Chaque plateforme dispose de règles communautaires spécifiques en fonction de son positionnement et de son public. Nous appliquons évidemment le Digital Services Act européen (DSA) et la loi pénale nationale. Nous disposons également de règles propres : sur TikTok, la pornographie et la nudité sont interdites. Enfin, nous nous inspirons de tous les textes dignes d'intérêt, notamment ceux des Nations Unies sur le respect des droits de l'homme et de l'enfant. Notre conseil consultatif européen est constitué d'experts, dont la directrice générale d'e-Enfance. Il est consulté sur les règles communautaires, qui évoluent en permanence, notamment en fonction des législations.

Nous avons beaucoup travaillé sur la question du mimétisme, notamment auprès du jeune public. Nous avons été sollicités sur les défis et canulars dangereux. Nos travaux de recherche ont vocation à se poursuivre en lien avec le monde académique, y compris en utilisant des interfaces de programmation applicative (API). Nous déployons des politiques de communication et des opérations de sensibilisation auprès de nos utilisateurs, qui leur permettent de prendre du recul et de se poser des questions.

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Sarah Bouchahoua, responsable des affaires publiques France de Snapchat

Sur Snapchat, tout repose sur la conception de la plateforme. Nous luttons ainsi contre la viralité afin d'éviter qu'un contenu violent soit partagé à toute vitesse. Le Digital Services Act obligera chaque plateforme à prendre ses responsabilités pour répondre dans les meilleurs délais aux signalements des autorités et des utilisateurs.

Il faut renforcer la collaboration entre le privé et le public. Nous sommes membres du groupe de contact permanent sur la lutte contre le terrorisme et les extrêmes violences. Nous effectuons des remontées de terrain afin d'être réactifs et de transmettre les différents messages à nos équipes de modération.

S'agissant de la théâtralisation et du mimétisme, nous devons faire preuve de pédagogie et rappeler que l'anonymat n'existe pas sur internet. Si une plateforme reçoit une réquisition de la part des autorités judiciaires, elle doit y répondre rapidement. Chez Snapchat, les règles d'utilisation reflètent les lois locales. Les conditions générales d'utilisation sont divisées en deux catégories : celles qui sont applicables pour les États-Unis et celles qui relèvent des règles de l'Union européenne.

Nous avons plusieurs milliers de modérateurs dont je vous communiquerai le nombre par écrit. Je rappelle également que, si l'interdiction d'une surveillance généralisée s'applique, nous sommes proactifs lorsque nous sommes confrontés à des cas d'extrême violence comme le terrorisme ou la pédocriminalité. Dans ce dernier cas, nous envoyons les informations au National Center for Missing and Exploited Children (NCMEC) aux États-Unis. En matière de terrorisme, les données sont transmises directement à Interpol qui transfère ensuite l'information aux juridictions des pays concernés. En matière de modération, l'intervention humaine est nécessaire : nous ne nous fondons pas uniquement sur la modération algorithmique. À titre d'exemple, la désinformation est essentiellement détectée par des opérateurs humains.

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Je vous remercie pour la qualité de cet échange. Vos prises de parole ont permis d'éclairer cette question. Nous lirons avec intérêt vos contributions écrites.

La commission d'enquête auditionne ensuite M. Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris (2017-2019).

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Nous poursuivons nos travaux et je remercie M. Michel Delpuech de venir échanger avec notre commission d'enquête. Nous entendons profiter de l'expérience accumulée au cours de votre carrière pour parfaire notre compréhension des violences en manifestations et de la meilleure façon de les prévenir.

Tout le monde se souvient que vous avez eu la charge de la préfecture de police de Paris entre 2017 et 2019. Mais vous avez également officié comme préfet de région en Corse, en Picardie, en Aquitaine, en Rhône-Alpes et en Île-de-France. Je souligne aussi que vous avez été directeur de cabinet du ministre de l'intérieur pendant deux ans. Vous avez donc une bonne connaissance de la gestion des manifestations dans des contextes et des territoires très différents. C'est très précieux pour nous. Vous nous direz comment agit l'autorité publique, sans doute pas de la même façon à Paris, Lyon, Bordeaux et Bastia.

Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu'il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d'enquête.

Nous étudions les manifestations du printemps, tant à Paris qu'ailleurs en France et en milieu rural, dans un double objectif : d'abord, comprendre la logique des groupuscules et des auteurs de violences ; ensuite, examiner le déroulement des événements pour déterminer si des améliorations sont possibles ou des correctifs souhaitables.

Il me revient de poser les premières questions qui ont vocation à introduire les débats. En premier lieu, nous avons entendu des spécialistes du maintien de l'ordre déplorer que des forces mobiles soient assignées à des missions statiques. Cela pose question. Dans le contexte parisien, eu égard à la richesse du patrimoine et à la présence de lieux de pouvoir, à la lumière aussi du saccage de l'Arc-de-Triomphe en décembre 2018, est-ce une difficulté insoluble ?

En second lieu, on parle beaucoup de l'objectif de mise à distance des forces de police et des manifestants, mais on critique aussi à juste titre les blessures que provoquent les armes intermédiaires. Existe-t-il des alternatives plus douces, par exemple les canons à eau, et qu'est-ce qui empêche d'y recourir plus largement ?

En application de l'article 6 de l'ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Delpuech prête serment.)

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Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris

Je suis honoré de m'exprimer devant vous et j'espère que ma contribution pourra vous être utile. Vous avez évoqué un questionnaire qui m'a sans doute été adressé, je ne le mets pas en doute. Mais je ne l'ai pas reçu.

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Une version papier vous sera remise sans attendre.

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Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris

En introduction, je souhaite vous faire part de quelques réflexions et convictions profondes liées à mon expérience et à mon attachement à l'État de droit. Il faut être attentif au fait que notre pays, depuis bientôt un siècle, a fait le choix d'une tradition libérale en ce qui concerne le droit de manifester. Le Conseil constitutionnel a toujours affirmé que ce droit découlait de la liberté d'opinion et de la liberté d'aller et venir. La Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales consacre elle aussi la liberté de manifestation.

Le droit positif inscrit dans le code de la sécurité intérieure pose le principe suivant : une manifestation est déclarée et l'autorité de police, dans certaines situations bordées par la jurisprudence, peut l'interdire. Cette logique libérale suppose un climat de dialogue et de confiance entre l'organisateur de la manifestation et l'autorité de police. Le délai de trois jours est fait pour que l'administration puisse prendre des dispositions utiles et pour que le dialogue s'engage. Cet équilibre risque d'être rompu si notre pays n'a pas la capacité de stopper les dérives qui, en réalité, menacent la liberté de manifester. Je pense aux phénomènes nouveaux des groupes violents qui s'infiltrent dans les manifestations pour les faire dégénérer.

Il existe un phénomène profond de recul des corps intermédiaires. J'ai un long passé à la préfecture de police, en particulier en tant que directeur de cabinet du préfet de police Jean-Paul Proust. Le lendemain de ma prise de fonction, les responsables du service d'ordre de la Confédération générale du travail, qui étaient en contact permanent avec les équipes de la préfecture de police, sont venus à leur demande pour un premier échange cordial dans mon bureau. Mon souhait très cher est que ce système apaisé et encadré puisse reprendre le dessus. Mais l'affaiblissement des corps intermédiaires, notamment des organisations syndicales, n'y contribue pas.

À titre d'exemple, le 1er mai 2018 a été une journée difficile. L'appel à la manifestation rassemblant 20 000 personnes était porté par les organisations syndicales. En amont de ce rassemblement, 14 500 personnes avaient été dénombrées dont 1 400 black blocs. Dans ces 14 500 personnes, beaucoup faisaient valoir qu'elles ne se reconnaissaient pas dans l'appel traditionnel des syndicats et qu'elles voulaient librement manifester leur position.

Je crains que ces évolutions, si nous ne savons pas les corriger, aboutissent à une situation où tout le monde est perdant : perdant pour la liberté de manifestation et perdant pour les forces de l'ordre. Je suis profondément convaincu qu'il est de l'intérêt supérieur du pays de trouver les voies et moyens de répondre mieux qu'aujourd'hui à ces phénomènes.

J'ai suivi comme citoyen les manifestations contre la réforme des retraites. Nicolas Lerner, le directeur général de la sécurité intérieure, souligne à juste titre que deux temps doivent être distingués. D'abord, nous avions le sentiment d'avoir retrouvé un schéma classique de relation entre les forces de l'ordre, la puissance publique et les manifestants. Ce retour à cette vision traditionnelle rejoignait mes convictions profondes. Mais l'affaire a basculé et, du jour où elle a basculé, on a vu à l'œuvre la technique consistant à utiliser les défilés comme vecteur pour les faire dégénérer et pour semer le désordre dans une logique délibérée d'atteintes aux personnes et aux biens, les forces de l'ordre étant particulièrement ciblées.

Selon moi, il faut mener différentes réflexions, notamment sur les outils judiciaires à disposition et sur le renseignement. Sur le terrain de l'investigation judiciaire, je suis profondément convaincu que nous sommes mal outillés et que nous faisons mal le travail. Par ailleurs, sur le terrain, où les choses sont difficiles, des adaptations sont nécessaires.

J'en profite pour répondre aux questions posées au début de cette réunion. Les forces mobiles sont constituées par les compagnies républicaines de sécurité et les escadrons de gendarmerie mobile. Ces forces sont mobiles en ce sens qu'elles peuvent être aujourd'hui utilisées à Bordeaux, dans deux jours à Lyon et la semaine d'après à Paris. Elles peuvent être projetées à tout moment. En revanche, la doctrine d'emploi de ces unités est définie par leur hiérarchie et non par l'autorité préfectorale, pourtant responsable de l'ordre public. De mon temps, cette doctrine était plutôt rigide : les unités ne sont pas sécables autant qu'on le souhaite. En outre, leur équipement les destine à des missions lourdes de tenue de terrain plutôt qu'à des missions mobiles.

Des initiatives ont consisté à faire évoluer certaines de ces unités vers des logiques d'action mobile. Une autre option consiste à mobiliser des moyens de mobilité. C'est ce que j'avais fait lorsque j'étais préfet de police en sollicitant, non des moyens de la direction de l'ordre public et de la circulation dont je suis à l'origine de la création sous l'autorité de Philippe Massoni, mais les moyens d'intervention de la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne. Ces forces ne sont pas faites pour l'ordre public, mais elles ont la grande qualité d'être d'une totale mobilité. De fait, 85 % des nombreuses interpellations effectuées sous mon autorité pendant l'épisode des gilets jaunes, soit 2 600, étaient accomplis par ces moyens. La mobilité est donc nécessaire. Soit ces forces mobiles s'adaptent, soit l'autorité doit pouvoir s'appuyer sur des moyens complémentaires comme les détachements d'action rapide et de dissuasion que j'avais dû mobilier face à la crise des gilets jaunes.

La mise à distance suscite parfois la confusion. Chaque fois que j'ai employé ce terme, c'est pour manifester mon souci, face à une manifestation classique et encadrée, de placer les forces de l'ordre à proximité, mais pas au contact immédiat, pour que prévale une logique apaisée. Cela ne peut se faire que si l'on dispose en même temps d'une capacité d'action rapide, plus rapide que celle des forces mobiles, pour intervenir lorsque les exactions commencent. Cette mise à distance est la doctrine mise en place quand je suis arrivé au poste de préfet de police. J'ai en tête un évènement particulier : le 1er mai 2017, où les compagnies républicaines de sécurité étaient placées entre les black blocs et le cortège classique. À cette occasion, un policier des compagnies républicaines de sécurité a failli périr brûlé après le jet d'un coquetel Molotov.

Il est possible d'éviter le contact direct, notamment en multipliant les moyens pour repousser comme les petites gazeuses. Mais dans ce cas, la mise à distance se limite à quelques mètres. Parmi les alternatives figurent les armes de force intermédiaire. On pourrait essayer d'en donner une définition dans le code de la sécurité intérieure, car cela n'existe pas à l'heure actuelle. Ces armes de force intermédiaire sont évidemment nécessaires. Il faut les utiliser dans le respect de la loi. Les canons à eau sont également utiles et efficaces, mais leur quantité demeure limitée. Tout ce qui peut aller en ce sens est bienvenu.

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Je vous remercie d'avoir accepté cette convocation devant la commission d'enquête. Vous avez justement décrit cette forme de spirale négative qui met en péril notre application libérale du droit de manifester et, de façon générale, l'esprit même des manifestations. Il y a des individus violents, des corps intermédiaires affaiblis et une réplique de l'État sous la forme d'interdictions de manifester. Considérez-vous que l'État va trop loin dans ces interdictions ? Par exemple, un des éléments que nous avons pu entendre est qu'il n'aurait pas fallu interdire la manifestation à Sainte-Soline. Selon certains, tout est dû à l'interdiction ; la réponse de l'État aurait été disproportionnée. Que penser de ce type d'arguments ?

Ensuite, vous avez fait part de votre questionnement sur le renseignement. Pouvez-vous revenir sur ce sujet, compte tenu de votre expérience ? Vous avez également pointé la question des investigations judiciaires, en considérant ce travail mal effectué. Pouvez-vous apporter des précisions ? Je note également qu'il sera probablement nécessaire de mieux définir les moyens intermédiaires dans le code de sécurité intérieure.

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Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris

En tant que préfet, j'ai pris des arrêtés d'interdiction de manifestation. Mais j'ai toujours été soucieux de le faire dans le respect de l'État de droit, c'est-à-dire de la loi éclairée par la jurisprudence. Le droit public établit un grand principe en la matière : l'atteinte à la liberté de manifester doit être adaptée, nécessaire et proportionnée. Le commissaire du gouvernement Corneille a ainsi rappelé dans ses conclusions que la liberté est la règle et l'interdiction de police l'exception. Nous devons tout faire pour éviter d'interdire. Il existe des marges intermédiaires comme la discussion avec les organisateurs sur une modification d'itinéraire. L'autorité administrative doit avoir à sa disposition cette latitude de négociation qui, à mon regret, ne figure pas dans la loi. J'ai toujours pensé qu'il serait pertinent d'introduire dans le code de la sécurité intérieure des dispositions qui donnent explicitement place à ce dialogue. Les textes pris il y a une dizaine d'années pour les rassemblements festifs comme les rave parties organisent expressément le dialogue. Mais rien de tel n'est écrit pour le droit de manifester. Il serait donc utile de bien l'affirmer. Cela permettrait aux organisateurs de comprendre le sens de la déclaration. En effet, elle n'a pas pour objet de limiter la liberté de manifester, mais de lui garantir de s'exercer et de permettre à l'autorité de police de prendre les initiatives d'accompagnement. À Paris, depuis toujours, les déclarations de manifester fonctionnent. Il existe un guichet à la préfecture de police, ce qui n'est pas nécessairement le cas en province.

L'interdiction de manifester doit procéder d'un arrêté très motivé. Plus il y aura eu de troubles à l'ordre public dans la période précédente, plus la motivation sera forte. Le juge prend également en considération ce qu'il estime être les moyens suffisants en matière de police. J'ai souvenir d'un référé pour une manifestation que j'avais interdite de manière partielle, en limitant son trajet à l'un des rives de la capitale. Le juge des référés a inscrit dans son considérant qu'il manquait une quinzaine de gendarmes, ce qui m'avait fait sourire.

Ensuite, il ne suffit pas d'interdire. Encore faut-il faire respecter cette interdiction. Or ceci nécessite plus de moyens que l'encadrement strict d'une manifestation. On ne peut pas interdire toute manifestation : il faut rester dans l'État de droit. Il convient que les réelles difficultés que nous rencontrons ne se traduisent pas par une dérive.

Je n'étais plus en fonction lors de sa parution, mais le schéma national du maintien de l'ordre comporte des éléments fort pertinents. En revanche, était-il nécessaire d'y inscrire trois dispositions touchant à la liberté de la presse et que le Conseil d'État a dû annuler ?

Nous devons accorder une place particulière au renseignement. Les services y travaillent. Je relisais récemment le dernier rapport de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement et j'y ai découvert que, l'an passé, 2 600 personnes avaient fait l'objet de mise en œuvre de techniques de renseignement pour la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. Les années précédentes, ce nombre était de l'ordre de 3 000. La Commission se situe sur une ligne de crête. Selon sa formule, « il s'agit d'entraver les actions violentes et non de surveiller une activité militante. » À l'évidence, les discussions sont serrées avec les services de renseignement. Peut-être le législateur devra-t-il clarifier voire élargir sa position, dans le respect des normes constitutionnelles.

Mais le renseignement ne se limite pas aux techniques de renseignement du code de sécurité intérieure et de la loi du 24 juillet 2015, sans doute une des lois les plus importantes de notre pays sur le terrain de la sécurité. Cela concerne également l'activité d'information au quotidien, avec notamment le renseignement territorial. Compte tenu de mon expérience parisienne, je considère que le continuum est une exigence forte. On le sait dans la lutte contre l'islam radical : le renseignement démarre au pied de l'immeuble tout en regardant au loin. Cela vaut également pour les sujets qui nous préoccupent. Il faut scruter les possibilités de bascule de simple militant à acteur violent. Ce travail de continuum mérite d'être approfondi et je ne sais trop comment se partagent les rôles entre la direction générale de la sécurité intérieure et le renseignement territorial. Quoi qu'il en soit, nous avons besoin de capteurs locaux et de proximité.

Ensuite, le renseignement doit être exploité de manière opérationnelle mais également par le biais de l'article 40 du code de procédure pénale. En effet, il demeure une activité de police administrative. Le Conseil constitutionnel le rappelle fréquemment. Lorsque le renseignement met en lumière des situations qui relèvent d'une qualification pénale, il est du devoir de l'autorité administrative de saisir le parquet. Pendant l'affaire des gilets jaunes, je l'ai fait à plus de quarante reprises, à Paris mais aussi en province. Le renseignement humain est donc essentiel. Il commence par le gardien de la paix ou par le gendarme à la gare.

S'agissant de l'investigation judiciaire, je ne veux surtout pas mettre en doute la capacité des fonctionnaires de police ou des militaires de la gendarmerie. Cependant, dans les manifestations, les interpellations sont difficiles et les suites pénales pas toujours glorieuses. Parfois, les hommes sur le terrain depuis 6 heures du matin sont fatigués et leur compte-rendu d'interpellation peut s'en ressentir. Par conséquent, l'autorité judiciaire ne peut pas toujours donner suite. De plus, l'interpellation peut exposer à des représailles ou des difficultés pratiques. Quant à l'investigation a posteriori, elle manque. Or, elle demande énormément de moyens pour exploiter la téléphonie, les images, la vidéosurveillance. Soyons clairs : nous ne sommes pas dotés d'outils technologiques suffisamment performants à cette fin.

Il ne faut pas compter sur les forces engagées dans le service d'ordre, que ce soit la préfecture de police, la direction de l'ordre public et de la circulation, les compagnies républicaines de sécurité, les gendarmes mobiles, pour conduire la procédure judiciaire. Les premiers peuvent apporter des informations à la seconde, menée par des professionnels de l'investigation, grâce à la mobilisation d'outils. Pourquoi ne pas utiliser en investigation judiciaire, sous l'autorité du juge, l'intelligence artificielle pour exploiter les images ? Cela ferait gagner énormément de temps et permettrait de cibler les images à voir, pour conduire à des interpellations qui aient du sens et qui permettent au juge de prendre des mesures, y compris des interdictions judiciaires de manifester. Il faudrait donc renforcer les moyens.

De manière générale, la guerre des images constitue un vrai sujet. Elle est menée aujourd'hui de manière asymétrique : la puissance publique se donne moins de moyens sur le terrain des images qu'elle n'en laisse aux autres acteurs. Il y a quelques mois étaient montrées à la télévision les caméras intelligentes placées dans les supermarchés. Elles repèrent les mouvements suspects dans les rayons. De même, des caméras intelligentes sont placées à l'entrée des immeubles de hauteur et repèrent les comportements suspects. Ces outils d'intelligence artificielle existent, mais l'on demeure frileux à l'idée de les employer au profit de la puissance publique, particulièrement en investigation judiciaire.

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Lorsque vous étiez préfet de police, à la demande du ministre de l'intérieur de l'époque, vous avez créé les détachements d'action rapide et de dissuasion, devenus par la suite la fameuse brigade de répression de l'action violente motorisée. Cette brigade fonctionne sur un modèle semblable aux voltigeurs qui avaient tué Malik Oussekine en 1986. On reconnaît facilement ses membres dans les manifestations, habillés en noir, dans un costume oscillant entre Robocop et celui d'un motard. Quand on les voit, on sait qu'il va se passer quelque chose.

La brigade de répression de l'action violente motorisée est régulièrement accusée de violences graves sur les manifestants et les passants. Samedi dernier encore, ses agents ont molesté trois journalistes. L'observatoire parisien des libertés publiques a publié un rapport, il y a quelques mois, dans lequel il dénonce ces unités répressives, violentes, dangereuses, au point que l'on pourrait se demander si la brigade de répression de l'action violente motorisée ne peut pas être considérée comme l'un de ces groupuscules violents sur lesquels notre commission est en train d'enquêter.

Le Monde a publié, il y a quelques semaines, un article sur le comportement de policiers vis-à-vis de manifestants interpellés. Un des manifestants avait mis son téléphone en mode enregistreur, ce qui a permis de connaître la conversation. Un des policiers disait par exemple : « T'as tellement de chance d'être assis là, maintenant qu'on t'a interpellé, je te jure, je te pétais les jambes, au sens propre… Je peux te dire qu'on en a cassé, des coudes et des gueules, mais toi, je t'aurais bien pété tes jambes. ». Un autre policier prononçait les mots suivants : « Eh, t'inquiète, ta tête, ta petite tête, on l'a déjà en photo, t'as juste à te repointer dans la rue aux prochaines manifs. La prochaine fois qu'on vient, tu ne monteras pas dans le car pour aller au commissariat, tu vas monter dans un autre truc qu'on appelle une ambulance pour aller à l'hôpital. »

Vous avez rappelé votre attachement à l'État de droit. La brigade de répression de l'action violente motorisée ne nuit-elle pas à l'État de droit en contrevenant au droit des personnes et en provoquant des violences qu'elle est censée éviter ?

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Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris

Quand j'ai quitté mes fonctions de préfet de police dans les circonstances que l'on sait et qui m'ont valu des soutiens, y compris dans la rue, la brigade de répression de l'action violente motorisée n'existait pas.

Mon premier poste de préfet était secrétaire général pour l'administration de la police, de 1996 à 1999. Chaque semaine, je présidais personnellement le conseil de discipline de Paris. Il y a eu 76 révocations, à l'unanimité : les représentants du personnel suivaient la proposition de l'administration que je défendais. Je veux dire par là que la règle de droit et la déontologie doivent être toujours présentes. Le devoir de l'autorité, préfet, préfet de police ou ministre est de le rappeler sans cesse. Il faut soutenir nos forces de l'ordre. Leur travail est extrêmement difficile et exigeant. Elles sont exposées aux situations les plus dramatiques de la société. Dans le même temps, il faut toujours veiller à la rigueur, l'exigence et le respect de la déontologie. Je peux vous affirmer que toutes mes directives pendant l'affaire des gilets jaunes évoquaient toujours le respect de la règle de droit. Peu importe que l'unité soit une brigade de répression de l'action violente motorisée, un détachement d'action rapide et de dissuasion, une brigade anti-criminalité ou une compagnie d'intervention, ce qui importe est le comportement. Le devoir de l'encadrement et de l'autorité est d'y veiller. Quand des manquements interviennent, ils doivent être sanctionnés, le cas échéant sur le terrain pénal. Telle est ma vision des choses et je me suis toujours astreint à ce comportement.

Pour protéger des bâtiments, il faut des moyens statiques lourds et forts. Simultanément, au loin, des groupes mobiles peuvent commettre des exactions. Il faut donc mettre en place des moyens dédiés, libres et mobiles, en donnant priorité aux interpellations. C'est comme ça que les détachements d'action rapide et de dissuasion ont été constitués. J'avais compris que ça ne plaisait guère à certains responsables des compagnies républicaines de sécurité. Mais je préférais les avoir, au large, pour qu'ils puissent intervenir et bouger.

Tous mes ordres insistaient sur les notions clés de quadrillage, de mobilité et de réactivité, avec à la fois le dispositif au cœur du système et des capacités d'intervention tout autour. C'est ainsi que nous avions mis en place les détachements d'action rapide et de dissuasion avec les ressources de la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne, c'est-à-dire des moyens venant des brigades anti-criminalité de Paris et de la petite couronne, y compris la brigade de nuit que l'on pouvait faire venir le jour.

La journée du 1er décembre 2018 a été quasiment émeutière, à Paris ou en province. Souvenez-vous ce qui s'est passé à la préfecture de Haute-Loire, au Puy-en-Velay, ou du saccage des autoroutes ! Il fallait une réponse forte. C'est ce qui a été fait le 8 décembre, où plus de 1 000 interpellations et 872 gardes à vue sont intervenues. Un travail en cohérence impeccable avec le parquet a été mené à cette occasion.

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Vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question. Il faut rappeler les conditions dans lesquelles vous êtes parti : vous avez été démis de vos fonctions. Le ministre de l'intérieur de l'époque a considéré que vous n'aviez pas géré convenablement la situation. D'après ce que nous avons compris, il vous accusait de refuser certaines consignes du ministère de l'intérieur consistant à réprimer les manifestants plus fortement, notamment par le recours aux lanceurs de balles de défense. Votre successeur a d'ailleurs appliqué une politique beaucoup plus répressive.

Vous avez rappelé que la création de la brigade de répression de l'action violente motorisée n'était pas de votre fait. Vous soulignez malgré tout que les détachements d'action rapide et de dissuasion étaient notamment constitués par des personnels de la brigade anti-criminalité, qui ne sont pas formés au maintien de l'ordre de manifestations. En tant que fin connaisseur des politiques de maintien de l'ordre, vous avez observé ce qui s'est passé ces dernières années. Pouvez-vous nous dire, de la manière la plus sincère, ce que vous pensez de l'action de la brigade de répression de l'action violente motorisée ? Selon vous, ne nuit-elle pas à l'État de droit en contrevenant aux droits des citoyens et en provoquant des violences ?

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Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris

Je pense avoir répondu à vos questions. Par expérience, je suis profondément convaincu que, pour gérer une manifestation classique encadrée par les syndicats, on n'a pas besoin de ces moyens-là. Comme je l'indiquais tout à l'heure, la mise à distance, le dialogue, la confiance entre forces de l'ordre et manifestants suffisent généralement. En revanche, j'affirme avec force que, lorsque l'on a dans les cortèges des groupes qui s'infiltrent pour basculer vers la violence de manière délibérée, d'autres moyens s'imposent. J'ai relu un article du Monde du 6 juin, où des journalistes sont allés au contact d'un certain nombre de personnes qui agissent dans les black blocs. Ces dernières assument totalement de se trouver dans les manifestations pour casser et commettre des violences.

Lorsque ces exactions se déclenchent, nous avons besoin de capacités d'action rapides et mobiles que les forces de l'ordre statiques n'offrent pas. Faire appel à des moyens mobiles paraît donc nécessaire. Ensuite, je redis ce que j'ai préalablement évoqué : quand des comportements fautifs sont établis, ils doivent être sanctionnés, qu'il s'agisse de la brigade de répression de l'action violente motorisée ou d'autres unités.

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Je me permets d'insister une dernière fois. J'y suis obligé, je suis dans mon rôle. J'ai cité tout à l'heure quelques exemples dans lesquels la brigade de répression de l'action violente motorisée est mise en cause.

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Cher collègue, vous cherchez à faire dire au préfet qu'une unité en particulier, la brigade de répression de l'action violente motorisée, agit en contradiction avec l'État de droit. Une réponse vous a été apportée : ce n'est pas une question d'unité, mais de comportement. C'est très explicite. À présent, il faut passer à la suite. Cela fait trois fois que vous posez la même question.

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Je propose que M. le préfet réponde à ma question, qui sera la dernière : la brigade de répression de l'action violente motorisée nuit-elle, oui ou non, à l'État de droit ?

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Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris

J'ai déjà répondu. Je ne connais pas la doctrine d'emploi de la brigade de répression de l'action violente motorisée. En revanche, je dis avec force que l'exigence déontologique et de respect de l'État de droit est à mes yeux majeure. Il est du devoir de l'encadrement de l'imposer. Si les manquements que vous décrivez et dont on m'a déjà parlé sont établis, ils doivent être sanctionnés avec la plus grande sévérité. Cette sanction devrait être identique si ces comportements émanaient d'une brigade anti-criminalité ou d'une compagnie d'intervention. Au cours de ma carrière, je n'ai jamais eu de mal à faire respecter la discipline.

Je me souviens d'un jour, lors de l'épisode des gilets jaunes, où il a fallu que je force la main au cabinet pour saisir l'inspection générale de la police nationale. J'assume ce que j'ai fait sans aucun regret. Je garderai toujours en tête le soutien qui m'est venu des gens croisés dans la rue de Paris les quelques jours et semaines qui ont suivi. Il y a là la meilleure réponse à ce qui a été dit. De toute manière, le Gouvernement fait ce qu'il veut avec un préfet. Nous sommes à disposition et révocables ad nutum. Nous n'avons pas à le commenter.

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Ma question porte sur le maintien de l'ordre. Vous avez spécifié que les forces mobiles étaient lourdes et statiques. Mais leurs techniques évoluent, elles peuvent être très mobiles. Le point de vulnérabilité est à la rigueur la projection d'un point vers un autre.

Durant les diverses auditons, un consensus semble s'être dégagé : les effectifs engagés sur le maintien de l'ordre doivent être des unités dites spécifiques. Or, durant l'épisode des gilets jaunes, les effectifs utilisés étaient essentiellement ceux de la préfecture de police au détriment des compagnies républicaines de sécurité ou des gendarmes mobiles. Face aux black blocs, pensez-vous qu'il serait plus judicieux d'utiliser les forces mobiles immédiatement ?

Ensuite, durant nos auditions, policiers et gendarmes ont déclaré que des moyens intermédiaires leur avaient été retirés au fur et à mesure. Cela pose véritablement un problème. En effet, il n'y a que deux manières d'assurer le maintien de l'ordre : aller au contact ou maintenir la distance. Selon vous, faudrait-il développer les moyens intermédiaires, qu'il faudrait par ailleurs définir dans le code de sécurité intérieure ? Quels instruments seraient plus adaptés pour mettre fin aux actions violentes de différents groupuscules durant les manifestations ?

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Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris

Je pense avoir répondu au deuxième point. Les moyens intermédiaires doivent être développés. Encore faut-il déterminer lesquels ! Les canons à eau avaient été mis de côté après avoir laissé des souvenirs cruels à l'issue d'une manifestation d'infirmières. Nous les avions réutilisés pour la première fois sous l'autorité de Philippe Massoni au cours d'une manifestation difficile de sapeurs-pompiers professionnels, en 1998 ou 1999.

En tant que préfet de police, j'ai souvenir d'une discussion avec une personne exerçant des responsabilités élevées dans le monde de l'assurance. Je l'avais jointe au téléphone pour lui expliquer que nous prenions contact avec des riverains ou commerçants qui avaient vu leurs vitres brisées. Il m'avait suggéré de projeter un grand filet sur les manifestants. D'autres recommandent de colorer l'eau des canons à eau pour reconnaître ensuite les personnes présentes à la manifestation. J'ai rappelé mon attachement à l'État de droit. Ces sujets doivent être traités sérieusement et juridiquement, pas avec des considérations de café du commerce. Je ne suis pas un technicien de l'armement, même si je rapporte des textes sur ce sujet devant le Conseil d'État. Quoi qu'il en soit, nous avons besoin de ces outils. Le lanceur de balles de défense a été conçu pour lutter contre les violences urbaines. Mais soyons clairs : les épisodes connus durant la crise des gilets jaunes étaient du même ordre. Il n'est donc pas étonnant qu'ils aient été utilisés. Des blessures sont survenues et elles ne réjouissaient pas le préfet de police que j'étais. La doctrine d'emploi reposait sur la présence de deux personnes : un opérateur et un superviseur.

L'essentiel des moyens humains sur le terrain à Paris pour les manifestations sont des compagnies républicaines de sécurité et des escadrons de gendarmerie mobile. C'était particulièrement vrai pendant l'épisode des gilets jaunes. En outre, la direction de l'ordre public et la circulation est faite pour gérer l'ordre public. Les compagnies d'intervention de la préfecture de police sont ainsi efficaces et entraînées au maintien de l'ordre. Elles sont aussi extrêmement sécables et beaucoup plus mobiles, ce qui constitue un atout.

À l'évidence, il faut développer plus que par le passé des capacités de mobilité et de réactivité pour conduire des interventions rapides. Mais c'est déjà peut-être le cas aujourd'hui. L'exigence de réactivité et de mobilité est primordiale pour être un peu partout là où il le faut. Quand on a mis en place les détachements d'action rapide et de dissuasion, nous l'avons fait avec les ressources qui étaient les nôtres.

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Cet échange a permis d'éclairer les membres de la commission. Je vous renouvelle nos plus vifs remerciements.

Enfin, la commission d'enquête auditionne M. Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur (2018-2020).

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Nous concluons nos travaux de l'après-midi en accueillant M. Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur, qui a accepté de faire bénéficier la commission d'enquête de son expérience. Monsieur le ministre, je vous remercie de votre présence. Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Nous aurons l'occasion de revenir sur quelques points lors de cette audition, mais nous vous serions reconnaissants d'apporter dans un second temps des réponses écrites.

Nous nous penchons sur les événements violents qui se sont produits au printemps en marge de manifestations, en milieu non seulement urbain mais aussi rural, et à la fois selon des mots d'ordre sociaux et sur la base de discours environnementaux. Ces distinctions sont importantes car les ressorts des différentes actions ne sont pas les mêmes, bien que nous ayons appris au cours de nos travaux que des passerelles existaient. Nous essayons également d'apprécier la réponse des autorités publiques selon le double prisme de la préservation des droits fondamentaux et du maintien de l'ordre public.

Vous avez eu à connaître, dans vos fonctions ministérielles, de manifestations particulièrement significatives qui avaient la spécificité, durant l'épisode des gilets jaunes, de n'être pratiquement ni organisées ni encadrées par un service d'ordre, ce qui est très différent des pratiques habituelles. Comment, dans ces conditions, garantir le maintien de l'ordre ? Lorsqu'il y a une déclaration préalable et un service d'ordre assuré par l'organisateur, des échanges avec l'autorité publique ont lieu en amont pour faire le nécessaire à son bon déroulement. En avez-vous déduit qu'il fallait modifier le régime juridique des manifestations au-delà de ce qui a été fait dans la loi du 10 avril 2019 ?

À propos de ce texte, le Conseil constitutionnel a fait obstacle à la création d'une interdiction administrative de manifester, issue d'un parallèle avec l'interdiction d'assister à des manifestations sportives. Il a considéré le droit de manifester un droit fondamental. Avec le recul, quel regard portez-vous sur cette décision ? Considérez-vous toujours qu'il y a, si vous me permettez cette expression, un trou dans la raquette et que le législateur devrait revoir sa copie pour introduire un nouveau dispositif juridique en respectant, bien sûr, les grands principes de notre Constitution ?

En application de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Christophe Castaner prête serment.)

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Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur

Je vous remercie de m'avoir convoqué pour parler avec vous de ces questions essentielles. Je vais tenter, comme je l'ai toujours fait dans mes précédentes fonctions, de répondre à vos questions. Je souhaite toutefois préciser le cadre dans lequel j'interviens. Je ne suis plus ministre de l'intérieur depuis trois ans. Certaines questions figurant dans le questionnaire qui m'a été envoyé relèvent directement du ministère. Je ne suis pas en mesure d'y répondre. Je pense, par exemple, à l'effet du changement de doctrine de 2020 : l'évaluation doit évidemment être produite par les services. Ils se prêteront, je pense, à cet exercice si vous le leur demandez. Je précise également, même si beaucoup l'ont déjà noté, que ma vie politique s'est arrêtée il y a un an. Je n'entends pas me prononcer dans le champ politique. J'ai veillé, depuis un an, à ne pas avoir d'expression publique sur ces différentes questions. Dès lors que ma parole n'est plus celle d'un responsable politique en activité, il ne m'appartient pas de me prononcer sur les rassemblements intervenus ce printemps.

Ayant écouté de nombreuses auditions que vous avez déjà menées, j'évoquerai, pour commencer, l'évolution du cadre du maintien de l'ordre et les violences émanant des groupuscules activistes. Ce sont, en effet, deux aspects qui sont beaucoup revenus et au sujet desquels je peux vous apporter un regard fondé sur mon expérience.

En matière de maintien de l'ordre, mon sentiment est que la polarisation actuelle et médiatique entre soutien et détestation est simplificatrice à l'excès. La réalité est plus complexe : ce n'est jamais une affaire de camps, aux mains de tel ou tel extrême, qui s'opposeraient. Nous avons besoin d'une sorte d'intelligence collective minimale pour apporter des réponses adaptées aux situations, lesquelles sont rarement les mêmes.

Le secrétaire d'État Laurent Nuñez et moi avons eu à connaître de nombreuses manifestations – les gilets jaunes mais pas seulement. Dès le 11 novembre 2018, quelques jours après notre prise de fonction, le premier Forum de Paris sur la paix, organisé à la demande du Président de la République et qui avait réuni soixante-douze chefs d'État et de gouvernement, avait été l'occasion d'une mobilisation de la mouvance d'extrême gauche, qui avait alors décidé d'agir. Un mois plus tard, le mouvement des gilets jaunes a débuté : 55 000 manifestations se sont déroulées partout dans le pays. On semble oublier ce phénomène. Les forces de l'ordre ont dû répondre à tous les niveaux. Je pense aux forces spécialisées, les escadrons de gendarmerie mobile et les compagnies républicaines de sécurité, mais aussi à la gendarmerie départementale qui a dû faire face à des événements auxquels elle n'était pas forcément habituée. Nous avons aussi eu à connaître des évènements tels que l'organisation du G7 à Biarritz en août 2019, qui mobilisa l'internationale du désordre comme c'est le cas de façon systématique depuis le sommet de Seattle en 1999.

Il faut avoir à l'esprit que maintenir l'ordre, comme vous l'avez suggéré dans votre question, revient à tenir un équilibre. Il y a, d'une part, la sécurité de tous nos concitoyens, y compris les citoyens actifs que sont les manifestants et qu'il faut évidemment protéger tout comme il faut protéger les biens et les institutions et, d'autre part, la protection de la liberté de manifester, de s'exprimer et de contester. C'est un équilibre mouvant selon les périodes, les pratiques, les expériences et les types de troubles auxquels les forces de sécurité intérieure doivent faire face sous l'autorité des préfets. Le maintien de l'ordre n'est jamais aisé, sauf pour les professionnels des plateaux de télévision. Face à la réalité, c'est un peu différent.

Dans certains cas, le maintien de l'ordre impose de recourir à la force. L'usage de celle-ci doit, bien sûr, être proportionné à l'atteinte à l'ordre public. J'insiste sur le fait que ce n'est pas parce qu'il y a usage de la force qu'il y a faute. Que les choses soient claires : le recours à la force est parfois nécessaire. La nécessité de l'usage maîtrisé de la force et des armes doit être justifié face aux violences. Le débat qui existe dans l'opinion publique et le milieu politique depuis plusieurs années à ce sujet est parfaitement légitime. L'évolution constante en la matière l'est aussi, parce que les formes de contestation changent.

Vous avez auditionné tout à l'heure le préfet Michel Delpuech. Il a pu évoquer les moments où le dialogue systématique et réel entre organisateurs des manifestations et forces de l'ordre existait. C'était autrefois. Il n'en reste plus grand-chose. Le principe même d'une organisation partagée est quelquefois refusé par nature. On touche là une des difficultés de la désescalade. C'est un principe qui doit rassembler chacun. Mais pour que la désescalade ait lieu, il faut qu'il y ait en face des forces de l'ordre un organisateur et des interlocuteurs avec lesquels on arrive à parler. Souvent, ce n'est pas le cas, en particulier quand les manifestations ne sont pas déclarées, comme dans 98 % des manifestations que j'ai évoquées. Les manifestations à l'ancienne – excusez-moi pour ce terme dans lequel il n'entre pas de nostalgie, c'est simplement un référentiel historique – se caractérisaient par des interlocuteurs avec lesquels on pouvait dialoguer.

Je voudrais en même temps insister sur le fait qu'il existe une forme d'ancienneté de ces violences. Depuis ce qui s'est passé à Seattle, il n'y a pas eu un sommet européen ou international sans mobilisation, et souvent il y a de la violence. On se souvient du sommet de l'Otan à Strasbourg, en 2009, où un quartier entier a été dévasté. Régulièrement, des personnes ayant la volonté de commettre des exactions s'immiscent dans les cortèges. Cela ne concerne pas l'ensemble des manifestants, souvent victimes des violences eux aussi. Le phénomène est connu : c'est la technique tristement célèbre des black blocs, qui n'est pas l'apanage des mouvements d'ultragauche. J'ai évoqué le sommet de Strasbourg, mais on pourrait aussi parler des manifestations relatives à la loi El Khomri ou des 1er mai 2017 et 2018. Lors des gilets jaunes, on a vu aussi que certains ultra-jaunes recouraient aux techniques des black blocs d'une manière très systématique, et que cela pouvait toucher toutes les villes et tous les cortèges.

Une autre mutation particulièrement importante, qui a un effet sur les manifestations, est la diffusion des images sur les réseaux sociaux et les chaînes d'information en continu. Les casseurs ont désormais une caisse de résonance et un public. Même quand le mouvement est faible – ce fut vite le cas de la mobilisation des gilets jaunes, qui n'a compté que quelques dizaines de milliers de personnes dès l'acte III –, il arrive que la violence domine et sature totalement l'espace médiatique.

Les forces de l'ordre sont confrontées à des mouvements violents qui se dispersent, échappent aux manifestations et peuvent prendre pour cible des bâtiments institutionnels. J'ai en tête l'incendie de la préfecture de la Haute-Loire le 1er décembre 2018 et des choses plus structurées, comme l'organisation de commandos pour brûler des péages et des lieux de pouvoir le soir venu.

Parmi les évolutions que j'ai eu à connaître, je voudrais évoquer l'évacuation de Notre-Dame-des-Landes. Des avancées fortes en matière de maintien de l'ordre ont eu lieu à cette occasion, notamment la judiciarisation systématique des individus violents et l'utilisation des nouvelles technologies comme les drones, avant leur encadrement légal par un nouveau texte à la suite de la censure du premier.

La semaine qui a suivi le 1er décembre 2018 et le saccage de l'Arc de Triomphe a été également une étape importante, au-delà du cadre légal sur lequel vous m'avez interrogé. Avec Laurent Nuñez, nous avons décidé de changer en profondeur la doctrine d'emploi pour la rendre beaucoup plus réactive. Que signifie être réactif ? Il s'agit d'être en mesure d'interpeller immédiatement les fauteurs de troubles et de mettre un terme rapidement aux exactions contre les personnes, les biens ou les institutions. Pour cela, nous avons souhaité accroître la mobilité, l'autonomie et la taille des groupes qui interviennent dans la gestion de l'ordre. Il le fallait pour faire cesser les troubles et répondre aux nouveaux schémas d'organisation des manifestants agressifs ou des violents systématiques que j'ai évoqués.

Je veux apporter une précision : nous n'avons pas abandonné, avec le passage à cette doctrine de réactivité et d'intervention, la doctrine du maintien de l'ordre à distance. Elle est restée à ce moment-là, de même que dans le schéma national du maintien de l'ordre adopté ensuite, la doctrine principale. Nous nous sommes seulement placés dans le cas où des violences conduisent à des modalités d'intervention différentes, qui permettent d'agir. En l'absence de violence, les forces de l'ordre encadrent les manifestations à distance : cette règle n'a jamais changé au cours des dernières années.

Il y a eu une troisième évolution. Après les incidents du 16 mars 2019 sur les Champs-Élysées, en particulier l'incendie du Fouquet's, il a été demandé aux forces de l'ordre, déjà mobilisées dans le cadre d'interventions rapides en cas d'incidents, d'agir plus vite pour casser la constitution des black blocs. Cette modification, qui ne nécessitait pas une traduction législative, est la suivante : au moment du passage à l'acte, lorsque le black bloc se constitue suivant différentes méthodes que vous devez connaître, au moment où on s'habille en noir, où on se regroupe et où on se prépare à l'action, les forces de sécurité intérieure interviennent immédiatement dans l'objectif de disloquer dès le début le groupe à risque. C'est dans ce cadre que nous avons géré la crise.

Après l'automne 2019, Laurent Nuñez et moi avons voulu aller plus loin en réfléchissant à froid à la doctrine telle que nous l'avions adaptée à partir du 1er décembre 2018. Un travail important a été mené avec un collectif qui comportait des professionnels, des praticiens, des journalistes, certaines associations comme la Ligue des droits de l'homme ou Amnesty International, et le Défenseur des droits. C'est dans ce cadre et dans celui du Livre blanc de la sécurité intérieure que nous avons organisé, début 2020, une convention citoyenne qui a rassemblé, plusieurs week-ends, des Français représentant tous les territoires et toutes les catégories socioprofessionnelles pour travailler sur le rapport entre la police et les citoyens. Nous savions que ce rapport était interrogé, même si cela ne remettait pas en cause le soutien significatif des Français à leurs forces de sécurité intérieure. C'est là qu'ont commencé à être mis en avant des éléments retenus par la suite, comme les binômes des équipes de liaison et d'information. Le Président de la République avait expressément demandé que l'on s'inspire de pays étrangers et que l'on instaure ce cadre de dialogue, qui n'est pas toujours facile à vivre mais qui est une bonne chose. Pour la judiciarisation, il s'agissait de renforcer l'intégration du dispositif judiciaire dans ces moments. La fiche d'interpellation est un outil efficace, mais lourd. Dans les années antérieures, on ne se préoccupait pas forcément d'interpeller : on s'intéressait à la neutralisation des désordres, pas nécessairement aux suites judiciaires. C'est différent aujourd'hui.

J'en viens aux évolutions des forces radicales dans notre pays. La plupart d'entre vous ont dû lire l'excellent entretien accordé au Monde par le directeur général de la sécurité intérieure, en fin de semaine dernière, qui est de nature à éclairer vos travaux. Il est important de distinguer l'extrémisme politique de sa forme activiste. Mon premier point, concernant l'extrémisme politique, n'est qu'un triste constat des graves dommages causés à notre démocratie par les populistes qui, à mon sens, ne se rendent pas compte que l'antagonisme permanent dans le débat politique, y compris à l'Assemblée nationale, que j'observe maintenant avec distance, crée un champ de guerre qui se traduira ensuite par un champ de ruines. Mais ce n'est pas le sujet de vos travaux, qui portent plutôt sur la forme activiste de l'extrémisme ou la mouvance ultra, c'est-à-dire ceux qui considèrent la violence un moyen légitime de faire valoir leurs idées. Ceux-là sont d'une autre nature.

L'activisme violent prend trois formes : les troubles à l'ordre public, l'action clandestine et l'action terroriste. Seule la première de ces formes intéresse votre commission d'enquête. Si j'évoque les trois, c'est que, même si l'une ne conduit pas naturellement à une autre dans la hiérarchie de la gravité, des liens peuvent exister. Comme je crois que l'histoire est cyclique, je rappelle qu'on a déjà vu des extrêmes gauches très violentes. Elles pourraient le redevenir. Elles sont aujourd'hui puissantes, mais ne vont pas forcément jusqu'à commettre des assassinats comme on l'a vu dans les années 1970 et 1980.

La menace liée aux mouvances subversives radicales tend à s'amplifier. Ce phénomène est alimenté par plusieurs facteurs, notamment la banalisation et la propagation dans la sphère publique de discours empreints de radicalité et d'idées complotistes, ainsi que la grande sensibilité des mouvances radicales aux crises nationales et internationales. La crise des gilets jaunes, celle du covid-19 et la guerre en Ukraine ont des effets qui nourrissent ces radicalités. Nous pourrons évoquer, si vous le souhaitez, l'influence de la vie politique et de certains partis. La décomplexion totale de la haine raciale, véhiculée de plateau en plateau par Éric Zemmour notamment pendant la dernière campagne présidentielle, et la recherche permanente du conflit qui affleure des discours de La France insoumise, ne sont sûrement pas sans effet sur ces radicalités. Mon sentiment est que le modèle démocratique est sérieusement, contesté par une frange radicalisée de la population, qui s'exprime avec davantage de virulence et paraît désormais convaincue par le recours à la violence pour se faire entendre.

L'ultradroite, quant à elle, est éminemment composite. Elle agrège des individus issus de courants idéologiques variés tels que l'ultranationalisme, le néofascisme, le néopatriotisme et le racialisme. Ils se retrouvent autour d'une idée commune, la peur du grand remplacement et le communautarisme blanc. Cette mouvance est renforcée par les thèses conspirationnistes et complotistes. Cela entraîne la décomplexion constatée, par exemple, dans le défilé du 6 mai dernier, où ces acteurs se sont affirmés comme tels lors d'un hommage à Sébastien Deyzieu. Ce fut une manifestation provocatrice mais sans débordement. En revanche, d'autres mobilisations de l'ultradroite prennent des formes plus violemment contestatrices, notamment à l'égard des centres d'accueil pour demandeurs d'asile. Nous avons tous en tête ce qui s'est passé à Saint-Brevin-les-Pins, mais il ne faut pas oublier Callac ou Thiverval-Grignon en région parisienne. Ces violences ont connu une montée en puissance.

L'ultradroite est actuellement galvanisée. Elle s'attache à lutter contre des événements qu'elle estime décadents. Une mobilisation a eu lieu pour empêcher un concert de Bilal Hassani. On continue à retrouver, par ailleurs, ses cibles classiques que sont le musulman, le juif, l'immigré, le franc-maçon et l'ennemi de gauche. C'est toujours présent dans les manifestations quand il y a une confrontation. Un autre phénomène aggrave tout cela : l'influence suprémaciste anglo-saxonne, qui donne l'attrait des armes à feu. Frederik Limol, qui a tué trois gendarmes en 2020, figure au panthéon de l'ultradroite malgré le caractère insupportable de ses actes.

L'ultragauche est également hétéroclite. Elle se rassemble autour d'une volonté forte de s'opposer à l'État. Les menaces véhiculées par cette mouvance répondent à un schéma plus classique : elles relèvent essentiellement de l'ordre public et sont constituées, en principe, par des atteintes aux biens plutôt qu'aux personnes, malgré une volonté inébranlable d'en découdre avec les militants d'extrême droite si l'occasion se présente. Par ailleurs, les activistes d'ultragauche ont des méthodes différentes. Ils cherchent à se greffer sur des manifestations, qu'ils sont en général incapables d'organiser, dans le but de les radicaliser, de les faire dégénérer dans une perspective insurrectionnelle. On l'a vu à plusieurs reprises depuis le début des années 2000. J'ai évoqué quelques exemples. On pourrait citer, outre la loi « travail » de 2016, la contestation du contrat première embauche en 2006.

Les premiers actes du mouvement des gilets jaunes ont plutôt été marqués sur le terrain par l'ultradroite. Dès le 24 novembre 2018, j'avais évoqué les « séditieux d'ultradroite », ce qui m'avait été sérieusement reproché. J'ai également critiqué Marine Le Pen, qui avait demandé pourquoi on n'autorisait pas les rassemblements devant l'Arc de Triomphe et sur les Champs-Élysées. Vous vous rappelez peut-être aussi la une du 6 décembre de Paris Match, qui a mis en scène, involontairement semble-t-il, Hervé Lalin, dit Ryssen, en train de dresser une bombe artisanale devant l'Arc de Triomphe où il avait été rejoint par Yvan Benedetti. Puis l'ultragauche, qui n'avait pas participé au début pour des raisons sur lesquelles je pourrais revenir, s'est dit qu'elle tenait une occasion. J'ai parlé de sa stratégie du coucou, qui consiste à s'inscrire dans un mouvement pour le faire dégénérer. Dès l'acte IV, elle s'est battue dans les rues face à l'ultradroite, elle a gagné, puis elle a occupé l'espace pendant la suite des manifestations. Il faut avoir en tête qu'il était difficile de distinguer les casseurs des gilets jaunes radicalisés et des éléments extrémistes, tout ce petit monde s'étant retrouvé allégrement pour marcher ensemble dans la rue.

Je serai plus rapide, s'agissant de l'ultragauche, sur une dernière évolution qui est la récupération des causes environnementales, comme à Sainte-Soline. Ce n'est pas un phénomène totalement nouveau. On se souvient de la campagne de sabotage des relais 5G.

Je termine mon propos en revenant sur la question de l'évolution législative que vous avez évoquée. Dans bien des cas, je vous l'ai montré, ce n'est pas sur la base d'une évolution législative que nous avons décidé de réagir. Néanmoins, une opportunité législative s'est présentée à travers un texte déposé par Bruno Retailleau et le groupe Les Républicains du Sénat, relatif à la gestion de l'ordre public, où se trouvait une interdiction de paraître. Cette proposition de loi a abouti à la loi du 10 avril 2019.

J'ai fait le serment de dire la vérité, et j'ai maintenant une liberté politique qui me permet de vous indiquer que ce n'était pas pour moi un sujet essentiel. Cette disposition n'était pas indispensable. Mais elle se trouvait au cœur du texte, et les sénateurs y tenaient. Elle ne me posait pas de problème en matière de libertés publiques, parce qu'une telle interdiction est déjà pratiquée dans le domaine sportif. Je pensais, compte tenu de ce qu'on avait vécu, qu'elle était possible ailleurs.

Cela étant, la réalité est la suivante : nous connaissons, à peu près, les 2 000 militants d'ultradroite et les 3 000 militants d'ultragauche – leur nombre a augmenté. Quand il y a une manifestation, ils sont en général repérés et ils ne se comportent jamais mal. Ils savent bien que des forces de sécurité intérieure sont à proximité. Mais ils organisent, ils alimentent des systèmes en utilisant les réseaux sociaux. Ils ne sont pas directement les principaux casseurs. L'interdiction administrative de manifester, si elle avait été validée, aurait permis de mettre de côté les plus abrutis des violents, mais pas leurs chefs. C'est la difficulté lors des interpellations : on appréhende ceux qui courent moins vite. La mesure aurait été utile : elle aurait permis au préfet, sous le contrôle du juge administratif, de prendre des décisions d'interdiction de paraître. Mais le fait qu'elle n'ait pas été retenue, en fin de compte, n'est pas un élément qui a neutralisé ou empêché l'action des forces de sécurité intérieure.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez dit que vous aviez été amené à faire en sorte qu'on disloque les groupes à risque le plus tôt possible, dès leur constitution avérée. Il ressort de nos auditions que le phénomène que l'on peut qualifier de black bloc est de plus en plus massif. Quand des centaines, voire des milliers de personnes sont susceptibles d'être ultraviolentes, comment procéder à une dislocation ? Si ce ne sont plus trente, quarante, cinquante ou même cent personnes, la situation se corse. Comment faire face ?

Il y a aussi, et vous en avez largement parlé, une contestation de la manifestation organisée. On assiste à des précortèges refusant de suivre les règles habituelles, qui ont pu compter 14 000 personnes, contre 20 000 personnes dans la manifestation organisée. On imagine que cela aussi devient difficilement gérable par les forces de l'ordre.

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Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur

Je dirai un mot des black blocs, même si vous avez eu l'occasion d'en parler avec des spécialistes du sujet. La difficulté est que ce ne sont pas, contrairement à ce que certains pensent, des personnes identifiées qui se donneraient rendez-vous pour semer le trouble. Si cela marchait comme ça, ce serait assez simple. La réalité, et je vais être provocateur, c'est que ce sont nos enfants qui décident, à un moment, de se joindre à un mouvement contestataire pour une cause qu'ils jugent noble, et qui participent ainsi à une forme de radicalité.

Moi qui suis un vieil élu local, j'ai le souvenir d'une personne – je vais dire que c'était une pharmacienne – qui votait traditionnellement à droite mais qui, dans un petit moment de folie et d'émotion au moment des élections européennes, s'est dit qu'elle allait soutenir le nouveau parti anticapitaliste. Des jeunes considèrent désormais, à propos de sujets qu'ils trouvent déterminants pour leur avenir ou celui de la planète, qu'une autre expression est nécessaire. Ils vont donc y participer. J'étais impressionné d'apprendre, quand on interpellait certains auteurs d'actes violents pendant les manifestations des gilets jaunes, qu'il s'agissait d'étudiants brillants qui ne faisaient l'objet d'aucune mention au traitement d'antécédents judiciaires.

D'une semaine à l'autre, d'une manifestation à l'autre, ce sont des gens très différents qui participent. Mais il y a un cœur, et l'évolution proposée consistait à intervenir dès la constitution de ce cœur. Quand 1 600 personnes sont en position de combat, en pleine ville, il ne faut pas que deux camps s'opposent, qu'une logique de guerre prévale. On doit traiter les choses de façon différente : limiter la mobilité du groupe, ne pas rechercher directement l'interpellation. En revanche, si vous intervenez lorsque commence à se constituer le cœur qui va ensuite agréger des centaines ou des milliers de personnes, c'est-à-dire lorsqu'il n'y a encore que quelques dizaines de participants, et que vous traitez le facteur déclenchant, le collectif n'arrivera pas à s'organiser.

Je vais donner un exemple précis qui a été l'occasion pour moi d'un apprentissage. J'ai évoqué le premier Forum de Paris sur la paix au cours duquel une manifestation a été organisée place de la République. Le principe retenu par le black bloc était de faire le tour de la place, en accélérant le mouvement, pour taper de temps en temps sur les forces de sécurité, les institutions, les commerces qui se trouvaient là. Nous avons adopté un système simple : nous avons placé en quinconce des véhicules, des objets, pour empêcher cette dynamique. Ce genre de méthodes, que nos forces de sécurité maîtrisent parfaitement sous l'autorité des préfets, permet d'intervenir.

Pour répondre concrètement à votre question, l'évolution de la doctrine était effectivement de tenter, dès la constitution du phare qu'est le black bloc, qui se signale maintenant par des parapluies noirs ou par le fait de s'habiller en noir, quand son cœur compte trente personnes, de neutraliser celui-ci immédiatement, de le casser sans forcément arrêter les gens, mais en les poussant à se répartir différemment. Cette évolution a fait la preuve de son efficacité. Elle ne permet pas systématiquement de gagner le rapport de force toutefois.

Il n'est pas interdit d'aller à une manifestation interdite, et dès lors on ne peut pas se dire qu'on va interpeller tout le monde. J'ai été confronté à ce sujet, qui m'a valu de nombreuses critiques, à la suite du décès de l'Américain George Floyd. Cela a donné lieu à une grande mobilisation mondiale, y compris à Paris. La manifestation a été spectaculaire, à la suite du confinement et du fait de l'émotion mondiale. Près de 30 000 personnes, très jeunes, ont manifesté. On m'a dit que la manifestation étant interdite, il fallait l'empêcher. J'ai souligné qu'il fallait aussi prendre en compte la réalité et que la loi devait être appliquée avec intelligence. Cette manifestation ne s'est d'ailleurs pas mal passée malgré des tentatives d'intrusion dans le Palais de Justice, que nous avons neutralisées. Il y a des manifestations non déclarées, voire interdites, et il y a la réaction des forces de l'ordre. Il faut faire, là aussi, des différences. Nos forces de sécurité ne sont pas en mesure, de toute façon, de déployer 10 000 policiers pour arrêter et mettre en garde à vue tout le monde pendant vingt-quatre heures. Ce n'est pas possible. Il faut donc une approche pragmatique. Ce n'est pas une doctrine mais je pense que c'est efficace.

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Cette commission d'enquête ne porte pas sur la période durant laquelle vous avez été ministre. Nous n'attendons donc pas de vous des réponses aussi circonstanciées que celles que pourrait apporter l'exécutif actuel. Il s'agit de recueillir votre expérience et votre témoignage.

S'agissant de la situation à Sainte-Soline, un argument est souvent revenu dans les auditions : le problème viendrait de l'interdiction de la manifestation et, sans cela, les choses se seraient bien passées. Comment réagissez-vous à ce type d'argument ?

Ma deuxième question, plus technique, porte sur les moyens intermédiaires, leur éventuelle évolution et la mise à distance. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

Enfin, c'est un point qui a été évoqué par le directeur général de la sécurité intérieure dans l'entretien publiée par Le Monde, il y a un risque relativement important d'affrontements entre ultradroite et ultragauche. La séquence que nous étudions, du 16 mars au mois de mai, pourrait avoir été une sorte d'accélérateur en la matière. Le directeur général de la sécurité intérieure Nicolas Lerner nous en a parlé à huis clos, mais il s'est ensuite exprimé en public : l'idée est que l'ultragauche aurait gagné la rue à travers un certain nombre de précortèges et de violences commises ces derniers mois, et que l'ultradroite aurait désormais la volonté d'aller au combat avec elle. Était-ce un risque dont vous aviez connaissance lorsque vous exerciez vos fonctions ? Comment appréciez-vous cette observation du directeur général de la sécurité intérieure en ce qui concerne à la fois l'évolution de l'ultragauche et le risque d'affrontements avec l'ultradroite ? Je garde en tête ce que vous avez dit à propos de la cause environnementale et de la forme d'infiltration qui aurait lieu.

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Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur

Quand j'entends dire que les événements de Sainte-Soline sont dus à l'interdiction de la manifestation, cela me rappelle les reproches que m'ont adressés certains maires quant à la manière dont l'ordre public avait été géré dans leur commune lors de manifestations. Lorsque je leur proposais de retirer la totalité des forces de sécurité intérieure, puisque celles-ci étaient, à les en croire, la cause des désordres, et de faire toute confiance à la municipalité pour organiser la désescalade, ils ne donnaient jamais suite…

Il faut s'interroger en permanence sur les conséquences de l'interdiction d'une manifestation, sur l'équipement des forces de sécurité, sur leurs interventions et, d'une manière générale, sur les modalités de gestion de l'ordre public. À cet égard, la situation n'est pas satisfaisante. Elle devra encore évoluer. Toutefois, les personnes qui expliquent que les événements dégénèrent à cause de l'interdiction de la manifestation sont aussi celles qui justifient ou excusent les actions violentes, contribuant à les banaliser. À mes yeux, une action violente reste une action violente, quelle qu'en soit la cause, et la loi est la loi. Mettre à sac une école ou un commerce est interdit. On peut avoir un jugement de valeur sur le sujet qui a entraîné le rassemblement, mais je ne saurais accepter que l'on encourage à violer la loi.

On peut aussi s'interroger sur les moyens de force intermédiaire. Je me souviens avoir demandé un comparatif international, notamment lors de l'élaboration du nouveau schéma national du maintien de l'ordre. Il a été question d'utiliser des chevaux. Même en Angleterre, où la pratique est répandue, les méthodes de protection des animaux ont dû évoluer car certains avaient pris l'habitude de leur couper les jarrets. La violence en réaction aux formes de protection revêt des aspects divers. En Allemagne, on utilise de façon massive les canons à eau, beaucoup plus que chez nous. Peut-être pourrions-nous évoluer sur ce point ?

En ce qui concerne les armes utilisées par la police française, j'ai interdit les grenades lacrymogènes instantanées (GLI-F4). Elles étaient très efficaces : grâce à la forte explosion qu'elles provoquaient, elles permettaient à un fonctionnaire acculé de se dégager. Toutefois, l'explosif avait causé plusieurs accidents graves. Même si ces derniers étaient presque systématiquement liés au fait que des manifestants s'étaient emparés de la grenade pour la renvoyer et avaient eu la main arrachée à cette occasion, et que le plus simple aurait été que les gens cessent d'agir ainsi, j'ai fait le choix d'interdire ces armes. Le stock, qui comptait près de 80 000 unités, a donc été neutralisé.

Le lanceur de balles de défense fait lui aussi débat. En janvier 2019, quelques semaines après le début du mouvement des gilets jaunes, j'ai expressément demandé aux policiers, par circulaire, de déclencher leur caméra-piéton avant de tirer, sauf légitime défense ou délai pour réagir extrêmement court, comme le faisaient déjà les gendarmes. Une baisse significative du nombre de tirs a été constatée. Le principe du lanceur de balles de défense est de tenir à distance une foule agressive, pas de tirer sur une personne ne présentant pas de dangerosité particulière. Il permet d'éviter le recours à une arme létale. Cela dit, je comprends votre interrogation. Dès lors que la technologie et le matériel évoluent, il doit en être de même pour l'emploi qui en est fait. Il faut avoir des hommes spécialisés, formés, respectant une doctrine stricte et contrôlés. Dans la gendarmerie, un tir de lanceur de balles de défense doit être autorisé par le chef du groupe d'intervention. Des méthodes comme celle-ci pourraient être déployées davantage.

S'agissant de l'ultradroite et de l'ultragauche, l'affrontement avec l'ennemi fait partie de la mythologie de ces groupes. C'est la cerise sur le gâteau. Régulièrement, une partie de l'ultragauche, notamment les antifas qui sont l'une des deux principales familles de cette mouvance et qui rassemblent la moitié de ses effectifs environ, se structure avec la volonté de « casser du fasciste ». À partir de l'acte III ou de l'acte IV des gilets jaunes, une bascule s'est opérée : l'ultragauche l'a emporté dans la rue. De tels phénomènes montent en puissance et leur radicalité s'accroît.

L'ultradroite présente une dangerosité relevant du haut du spectre, c'est-à-dire un risque terroriste, plus grave que celle de l'ultragauche. Toutefois, cette dernière a fait montre de radicalité par le passé ; si elle n'est plus aussi violente, elle peut le redevenir. Le directeur général de la sécurité intérieure a rappelé que, depuis 2017, dix projets d'attentat terroriste formés par l'extrême droite avaient été neutralisés contre un seul émanant de l'ultragauche. Les tensions que nous connaissons contribuent à alimenter le phénomène.

La dissolution d'association est un outil important. J'ai souvenir d'avoir dissous des groupes comme Blood and Honour Hexagone, le Bastion social et Combat 18. Un article paru récemment dans Libération faisait état du fait qu'un grand nombre d'associations d'ultradroite, d'extrême droite ou liées à la mouvance terroriste islamiste avaient été dissoutes, notamment lorsque j'étais aux responsabilités, et qu'aucun recours ne nous avait donné tort.

Le renseignement est un autre enjeu majeur. Pendant une quinzaine d'années, notre dispositif a connu des faiblesses. Une remontée en puissance a été opérée. Désormais, nos services offrent des capacités d'information et d'intervention de très haut niveau. Si nous avons réussi à gérer le sommet de Biarritz, c'est parce que le renseignement avait été d'une très grande efficacité, ainsi d'ailleurs que la coopération internationale.

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Parmi les événements que nous déplorons durant les manifestations qui entrent dans le champ de cette commission d'enquête, il y a les slogans « antiflics », qui revêtent une violence inouïe. Les forces de l'ordre sont épuisées, leur moral est en berne et elles expriment régulièrement un malaise profond. Récemment, la Cour des comptes a pointé du doigt la grande démission au sein de la police nationale, la crise des vocations et les difficultés à fidéliser les effectifs. Cet épuisement physique et moral ne date pas d'hier. Le point de bascule ne se situerait-il pas en juin 2020, alors que vous étiez ministre de l'intérieur ? Je me dois de vous rappeler des événements qui ont marqué les forces de l'ordre dans toutes les villes de France. J'étais au côté des policiers qui, à Bordeaux, ont jeté leurs menottes à terre pour exprimer leur sentiment d'être lâchés, désavoués et jetés en pâture par leur hiérarchie.

N'est-ce pas à partir de ce moment que la criminalisation de leur action a franchi un cap, laissant libre cours à un sentiment d'impunité, galvanisant les personnes qui les stigmatisent et les soupçonnent de manquer de probité ? Tout cela n'a-t-il pas constitué le terreau sur lequel prospère la haine antiflics et la banalisation de la violence à leur encontre ?

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Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur

J'ai évoqué le contexte historique de ces phénomènes. Nous pourrions revenir sur l'histoire du rejet de la police par l'ultragauche. Ne vous en déplaise, l'acronyme Acab, pour All Cops are Bastards, n'est pas né en juin 2020.

Vous parliez de policiers ayant jeté leurs menottes à terre. Il est vrai que 1 500 fonctionnaires, soit 1 % des effectifs, ont exprimé ainsi leur condamnation à l'égard des propos que j'ai tenus le 8 juin 2020 lors d'une conférence de presse. Celle-ci avait trois objets. Le premier était une réforme de l'inspection générale de la police nationale, dont je pense qu'elle ne doit pas être figée et fermée sur elle-même. D'ailleurs, elle a en partie évolué. Le deuxième consistait à prôner dans la police la tolérance zéro contre le racisme. Cette expression m'a été reprochée. Mais je n'ai jamais dit que la police en elle-même était raciste. Il peut y avoir du racisme dans la police. Or, quand on porte l'uniforme, aucun acte de cette nature ne saurait être toléré. Le troisième sujet concernait certaines techniques d'interpellation, notamment la clé d'étranglement, que je souhaitais interdire. Aux États-Unis le président Donald Trump a fait de même, et je n'ai pas l'impression qu'il soit totalement laxiste. L'administration pénitentiaire y avait renoncé depuis une vingtaine d'années, alors qu'en cas de conflit avec des prisonniers, seuls des moyens physiques permettent d'intervenir. La gendarmerie, quant à elle, avait interdit cette technique depuis 2010, me semble-t-il.

Je ne crois pas que la « grande démission », expression venue des États-Unis et inventée à la suite du covid-19, soit liée de quelque manière que ce soit aux propos que j'ai tenus en juin 2020. Aucun policier ou gendarme ne tolère le racisme. Aucun ne souhaite utiliser des techniques susceptibles d'entraîner sa mise en cause si une personne vient à mourir lors d'une l'interpellation. C'est arrivé sous mon autorité : Cédric Chouviat est décédé, peut-être parce que la technique en question avait été mal utilisée. Cet homme est la première victime, bien entendu, mais les policiers sont eux-mêmes victimes d'un système qui les a amenés à utiliser une méthode dangereuse.

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J'ai cru vous entendre amalgamer Éric Zemmour, plusieurs fois condamné pour racisme, et La France insoumise, comme des dangers pour la démocratie à vos yeux. Je note que vous prenez soin d'épargner Marine Le Pen, ce qui est surprenant. Surtout, je vous mets au défi de trouver, dans les propos des membres de La France insoumise, la moindre atteinte aux valeurs de la République.

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Le Rassemblement national qui prétend donner des leçons… On aura tout vu !

Vous nous avez exposé la nouvelle doctrine en matière de maintien de l'ordre : son objectif est d'accroître la réactivité et la mobilité. Aller au contact, impacter les manifestants, c'est pour parler clairement leur rentrer dedans. J'ai rappelé, lors de l'audition précédente, que vous aviez démis de ses fonctions le préfet Michel Delpuech. Peut-être considériez-vous qu'il manquait de fermeté ? Peut-être n'était-il pas assez violent à vos yeux ?

Vous avez déclaré également que la doctrine du maintien de l'ordre à distance n'avait pas été abandonnée, que les forces de l'ordre encadrent les manifestants et ne chargent pas en l'absence de violence. Or, j'ai rappelé à maintes reprises, lors des auditions de cette commission d'enquête, que des manifestants absolument pacifiques avaient subi de nombreuses violences gratuites de la part de forces de l'ordre. Ces faits sont documentés. La Ligue des droits de l'homme vient de publier un rapport sur les violences à Sainte-Soline. Ce texte est accablant pour les autorités. Le président de la Ligue écrit que le rapport de la préfète des Deux-Sèvres et celui du directeur général de la gendarmerie nationale présentent « des éléments factuellement faux » et constituent « une réécriture […] des événements ». On peut même dire qu'il y a eu de leur part « une volonté de tromper » l'opinion publique car, contrairement à ce que ces deux rapports avancent, à Sainte-Soline, ce sont les forces de l'ordre qui ont ouvert les hostilités. Comment expliquez-vous ces violences répétées et documentées ? Cela veut-il dire que la doctrine du maintien de l'ordre est mal comprise, que de mauvais ordres sont donnés, ou bien y a-t-il un problème de recrutement des effectifs chargés d'encadrer ces manifestations ?

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Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur

J'ai toujours été à l'avant-garde du combat contre Marine Le Pen et l'extrême droite. Je suis le seul député sortant que Marine Le Pen et Louis Aliot ont appelé à faire battre, en 2022, en votant pour La France insoumise. Je n'ai donc pas de leçons à recevoir de quelqu'un qui siège dans le même groupe que la personne qui a été élue contre moi dans ces conditions.

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Nous n'avons jamais conclu d'alliance avec le Rassemblement national. Nous ne nous sommes jamais abstenus, nous ! Nous n'avons jamais entretenu l'ambiguïté. Ce n'est pas le cas de la Macronie lors des législatives !

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Ce que disent les résultats, c'est que, grâce à vous, il y a eu davantage d'élus du Rassemblement national que de La France insoumise !

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Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur

Ne vous énervez pas, monsieur Caron ! Voilà que vous tenez des propos généraux alors que vous m'avez interpellé personnellement en me reprochant de ne pas avoir mis en cause Marine Le Pen. Je vous réponds que je me suis trouvé en position de député sortant, battu par un candidat de La France insoumise ayant diffusé sur les réseaux sociaux l'appel à me faire battre émanant de Marine Le Pen. Je n'en ai jamais voulu à Marine Le Pen et à Louis Aliot. Dans la vie politique, il faut assumer ses combats. Pour ma part, j'ai toujours combattu l'extrême droite sans compromission, notamment en 2015 en Provence-Alpes-Côte d'Azur lorsque j'ai retiré ma liste pour empêcher l'élection de Marion Maréchal-Le Pen à la présidence de la région. Je trouve normal que les tenants d'une ligne politique contre laquelle j'ai lutté aient appelé à me faire battre. Cela dit, compte tenu de ce résultat, j'estime que je n'ai pas de leçons à recevoir.

Quant au fait que l'on ne puisse pas trouver le moindre mot d'un membre de La France insoumise susceptible d'être mis en relation avec la radicalisation du débat, je citerai simplement les phrases suivantes : « La conquête de l'hégémonie politique a un préalable : il faut tout conflictualiser. […] Tout doit être interpellé, tout doit être conflictualisé dans un premier temps ; c'est ça les leçons. Comment croyez-vous qu'on transforme un peuple révolté en peuple révolutionnaire ? Comment sa conscience peut-elle s'éveiller ? Par les discours, bien sûr, mais par la pratique de la lutte. » La famille politique à laquelle j'appartiens ne considère pas qu'il faille tout conflictualiser.

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La politique, ce n'est pas l'apaisement !

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Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur

Vous m'avez interpellé parce que j'ai déclaré que la conflictualisation permanente du discours de La France insoumise n'était pas sans effet. Eh bien, je vous le redis, les yeux dans les yeux.

Vous voulez vous convaincre que la violence vient par nature de la police.

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Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur

Par expérience, je sais qu'elle vient par nature des personnes qui participent à des manifestations dans le seul but d'être confrontées directement aux forces de sécurité intérieure et de leur lancer des bombes contenant de l'acide ou des coquetels Molotov, ou pour casser. Dans ce cadre, les forces de sécurité intérieure sont les seules qui ont la légitimité pour utiliser la force. Elles doivent le faire de manière proportionnée. Lorsque des fautes sont commises, il faut qu'elles soient sanctionnées. Je l'ai toujours dit dans mes fonctions de ministre de l'intérieur.

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Je voudrais revenir sur un épisode qui s'est produit lorsque vous étiez ministre de l'intérieur. Un campement sauvage avait été installé place de la République, à Paris, sur l'initiative d'élus et d'associations de gauche et d'ultragauche. Lors de son démantèlement, certains élus revêtus de leur écharpe étaient allés au contact des agents de police, jusqu'à toucher leur bouclier en plexiglas. Tout le monde a vu les images. Comment avez-vous vécu cet épisode ? On sait qu'il est compliqué pour les agents de police de se trouver confrontés à des élus.

Quel est votre point de vue sur les manifestations du week-end dernier, durant lesquelles des élus de La France insoumise et d'Europe Écologie-Les Verts se sont affichés, avec leur écharpe bleu-blanc-rouge, aux cris de : « Tout le monde déteste la police » ?

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Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur

L'intervention dont vous parlez a eu lieu en juillet 2020. Je n'étais plus ministre de l'intérieur à cette date et je ne saurais donc commenter les événements. Cela dit, il est effectivement difficile, pour les forces de sécurité, quand elles doivent faire appliquer la loi, d'être confrontées à des élus, notamment des membres du Parlement. C'est une source de tensions supplémentaires.

Votre seconde question sort du cadre de notre discussion et elle est de nature plus politique. Je prendrai le contrepied de vos propos : je ne suis pas totalement choqué par le fait que des élus disent qu'ils n'approuvent pas une décision de justice, même quand il s'agit de l'interdiction d'une manifestation. Il n'en va pas de même, bien entendu, pour un membre de l'exécutif. En revanche, la dignité de la fonction aurait dû commander aux élus en question de quitter immédiatement la manifestation lorsqu'ils ont entendu les cris de : « Tout le monde déteste la police ». Il y va de l'éthique et de la morale. Qui plus est, quand on représente son pays, on est censé s'intéresser à l'opinion publique. Or, chacun sait que les forces de sécurité intérieure sont largement soutenues en France.

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Tout d'abord, à la suite de ma collègue Edwige Diaz, je voudrais rappeler le ras-le-bol des policiers. Un rapport de la Cour des comptes a fait état de 10 000 démissions environ. Dès qu'ils interviennent, ils subissent une présomption de culpabilité. Le ministre de l'intérieur a déclaré que, de manière générale, ils n'étaient pas très diplômés et qu'il fallait essayer de les former le mieux possible. Sur ce point, il a raison. Dans les faits, ce n'est pas ce qui se produit.

Concernant le maintien de l'ordre, vous avez rappelé le retrait de la GLI-F4. Durant nos auditions, policiers et gendarmes ont été clairs : plus les violences les visant étaient fortes dans les manifestations, moins ils avaient de moyens. Au fur et à mesure, les moyens leur ont été retirés, qu'il s'agisse des grenades lacrymogènes ou de la méthode dite d'étranglement. À chaque événement, on leur enlève une technique. Aux États-Unis, les policiers utilisent plus de moyens intermédiaires comme le pistolet à impulsion électrique. Le contexte y est très différent.

En ce qui concerne l'usage du lanceur de balles de défense, des superviseurs ont été nommés sous votre autorité. Il est difficile d'exercer cette fonction. Comme nous le disait le professeur Alain Bauer, on écoute la hiérarchie, mais pas les policiers de terrain qui ont pourtant une technique, une stratégie, une vision. Eux sont méprisés. C'est ce qui s'est produit pendant plusieurs années et qui explique que des milliers de policiers et gendarmes aient été blessés pendant les violences, notamment à la suite du retrait de moyens dits intermédiaires.

Selon vous, quelle technique, quelle stratégie adopter face aux groupuscules violents ? Faut-il aller à l'impact, à la percussion, pour essayer les disloquer, comme vous l'avez dit à juste titre ? La doctrine française consiste à garder la distance. C'est ce qui fait sa renommée. Le problème est que plus on enlève de moyens, moins il est possible de garder la distance et plus il y a de policiers blessés. En face, les groupes violents utilisent des engins très dangereux, notamment des explosifs improvisés.

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Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur

En ce qui concerne le ras-le-bol de la police, l'institution a connu une crise jusqu'en 2015. Cette année-là, alors que nous étions confrontés au terrorisme, nous nous sommes aperçus que l'édifice de la sécurité intérieure avait été fragilisé, notamment du fait de coupes massives dans les effectifs. Des vagues de recrutement ont eu lieu, d'abord à l'initiative de François Hollande puis durant le premier quinquennat d'Emmanuel Macron, à raison de 10 000 embauches supplémentaires net. Mais les départs à la retraite rendent une accélération nécessaire pour assurer le remplacement. La conséquence en est que les entrants ne sont pas assez formés. Une remise au niveau sera opérée. Le ministre de l'intérieur actuel est engagé, à travers la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur du 24 janvier 2023, à recruter 8 000 personnes de plus.

S'agissant du niveau d'équipement, le ministère de l'intérieur a vu son budget augmenter sous mon autorité. Les forces de sécurité intérieure, en particulier, ont reçu 1 milliard d'euros de plus. Des primes de revalorisation ont été versées, notamment pour le corps d'encadrement et d'application, dont les agents ont perçu 130 euros par mois en moyenne. Gérald Darmanin a poursuivi dans cette direction. Il a même obtenu des crédits supérieurs à ceux que j'avais négociés avec lui quand il était chargé des comptes publics… Il faut maintenir cet effort. C'est l'objet de la loi d'orientation que le Parlement a adoptée.

Nous devons réaffirmer notre confiance dans la police, tout en précisant que la confiance n'exclut ni l'exigence ni des évolutions. Je ne partage pas votre nostalgie de la clef d'étranglement. Si la quasi-totalité des polices du monde, hors dictatures, n'applique plus cette méthode, c'est qu'elle présente une dangerosité, y compris pour ceux amenés à l'utiliser. Il est bon de les en protéger. Rien n'est pire que de porter la responsabilité de la mort d'une personne à la suite d'une interpellation. En effet, je pense aussi à la dimension personnelle d'un tel événement, pour le policier comme pour toute son équipe. Il faut un point d'équilibre. En tout état de cause, l'équipement des forces de sécurité ne doit pas être diminué et il ne saurait être question de les désarmer. Je n'ai jamais dit autre chose.

Vous me permettrez de relever une légère confusion, dans votre propos, entre la stratégie d'ensemble fondée sur la distance et ce que j'ai dit des interventions contre les black blocs. Si les forces de sécurité doivent, en effet, rester à distance des manifestants, il faut en revanche aller au contact des black blocs, les percuter. Quand on est ministre de l'intérieur, on sait que l'usage de cette technique augmente le risque de blessures. Mais c'est la chose à faire. Les moyens n'ont rien à voir là-dedans : il s'agit d'une percussion physique qu'aucun lanceur de balles de défense ni aucune grenade ne peut remplacer.

En ce qui concerne mes préconisations, elles consisteraient à continuer le renseignement sur les ultras et à accroître les moyens pour la gestion des manifestations qui dérapent. Je pense en particulier aux canons à eau. Surtout, il faut s'en tenir au principe de spécialité. C'est d'ailleurs la volonté du ministre de l'intérieur conformément au schéma national du maintien de l'ordre que Laurent Nuñez et moi-même avions préparé. Les policiers sur le terrain, appartenant aux brigades anti-criminalité, ne sont pas les plus à même de faire du maintien de l'ordre. Or, s'ils ont dû y procéder, c'est que le dispositif avait été affaibli. Les escadrons de gendarmerie mobile et les compagnies républicaines de sécurité avaient perdu environ un quart de leurs effectifs, ce qui avait conduit à diminuer le nombre de personnes composant chacune de ces entités. Il faut remonter le niveau capacitaire. D'ailleurs, en l'absence de trouble à l'ordre public, les membres d'une compagnie républicaine de sécurité ou d'un escadron de gendarmerie peuvent se consacrer à la sécurité publique sous l'autorité des préfets.

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Je souhaiterais, en préambule, réagir à l'appréciation que vous avez portée sur l'Assemblée nationale. Vous avez parlé, je cite, d'un « champ de guerre ». L'Assemblée nationale est d'abord le champ de la démocratie. Même si les idées de certains députés vous déplaisent, et quelles que soient les divergences que nous ayons dans cette salle, nous sommes ici parce que le peuple souverain l'a décidé. De la même façon, c'est lui qui ne vous a pas reconduit. Ce ne sont ni Marine Le Pen ni Louis Aliot qui en sont responsables, mais les électeurs de votre circonscription.

Dans le prolongement de la question de ma collègue Edwige Diaz, je souhaite revenir sur vos responsabilités et vos déclarations lorsque vous étiez ministre. Nous parlons, dans cette commission d'enquête, de manifestations interdites et pourtant autorisées, c'est-à-dire que la loi n'est pas respectée et que l'autorité administrative est violée. Tout est parti de la fameuse manifestation de juin 2020 à propos de laquelle vous avez évoqué une « émotion mondiale », et eu cette formule malheureuse : « l'émotion […] dépasse les règles juridiques ». En partant de ce postulat, toutes les infractions sont possibles. C'est la porte ouverte à tout et n'importe quoi. Cela exonère tout citoyen de ses responsabilités et, surtout, du respect élémentaire de la loi de la République.

D'ailleurs, quand il a été question de ces manifestations, vous avez balayé le sujet avec légèreté en considérant que des jeunes sortaient dans la rue à la suite du meurtre de George Floyd. Vous vous êtes ému du slogan « Tout le monde déteste la police » mais, durant cette fameuse manifestation, des milliers de personnes scandaient la même chose. Je vous invite à revoir les vidéos. Je ne vous ai pas entendu vous en offusquer alors. Au demeurant, ce n'étaient pas de simples jeunes qui manifestaient : c'était le comité Traoré, dont l'objectif était de cracher sur les forces de l'ordre et les serviteurs de la République comme il le fait régulièrement.

Regrettez-vous la phrase que j'ai rappelée, qui légitime des infractions, notamment l'organisation de manifestations interdites ? Le fait que les responsables politiques ne soient pas capables de faire respecter la loi, comme cela a été votre cas, encourage les fauteurs de troubles à l'enfreindre.

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Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur

Je suis un citoyen libre. Mes commentaires sur l'Assemblée nationale n'engagent que moi. Il m'arrive de regarder ce qui s'y passe, et mon opinion est celle de beaucoup d'observateurs. Je déplore ce que je vois. Il doit en aller de même pour les parlementaires, à moins qu'ils ne considèrent que de la chienlit naît l'accès au pouvoir. Pour ma part, je pense que ce n'est pas la meilleure façon de préserver la démocratie.

Vous avez parlé de « manifestations interdites et pourtant autorisées ». Cette expression traduit un problème de droit et de mémoire. En droit, la formule ne veut rien dire. À aucun moment la manifestation en question n'a été autorisée. Dans une telle situation, le ministre de l'intérieur est confronté à une question simple : peut-il empêcher la manifestation ? Quand 30 000 personnes se rassemblent, vous pouvez faire appel à l'armée, encercler Paris, couper le périphérique et réunir des moyens exceptionnels pour les empêcher. Ou bien vous pouvez vous efforcer de trouver une réponse proportionnée, qui prenne en compte l'émotion de la jeunesse, et en l'occurrence la sortie du confinement y participait. Vous ne semblez pas avoir entendu mes paroles à ce propos. L'intelligence politique, ce n'est pas s'appuyer sur un dogme, mais prendre en compte les éléments factuels d'une situation et donner le bon ordre. J'aurais pu ordonner à toutes les forces de sécurité intérieure de venir à Paris et de charger. Des responsables politiques l'ont fait à certains moments, ce qui a entraîné la mort de nombreuses personnes.

En tant que ministre de l'intérieur, vous n'êtes pas un commentateur. Vous devez éviter une escalade pouvant conduire à la mort de certaines personnes. Je considère que, le jour en question, nous n'étions pas en mesure d'empêcher la manifestation dans des conditions garantissant la sécurité de ceux qui voulaient y participer et des personnes se trouvant dans le Palais de Justice. Voilà ce qui était en jeu. Pour le reste, libre à vous de polémiquer !

Vous avez commis aussi une erreur historique, qui consiste à penser que les désordres ont commencé en juin 2020. De même, vous faites erreur en disant que le comité Traoré avait organisé la manifestation : il est à l'origine de plusieurs rassemblements qui ont eu lieu ensuite, mais pas de celui-là.

Pour ce qui est de savoir si j'avais, à l'époque, condamné le slogan « Tout le monde déteste la police », ma réponse est simple : je l'ai fait très régulièrement. Il m'est même arrivé de saisir la justice quand la police était mise en cause, notamment par Jean-Luc Mélenchon : l'une de ses déclarations m'ayant paru inacceptable, j'avais effectué un signalement au titre de l'article 40 du code de procédure pénale.

On peut se faire plaisir, mais aussi regarder la réalité en face et penser que, quand on est aux responsabilités, une décision doit prendre en compte le contexte. C'est exactement ce que font, chaque jour, les 250 000 gendarmes et policiers. Au lieu de se contenter d'appliquer une doctrine bête et méchante, ils font preuve d'intelligence. Chacun devrait en faire autant.

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Je vous remercie de vos réponses et de votre venue devant la commission d'enquête, monsieur le ministre.

*

La réunion se termine à vingt heures trente.

Présences en réunion

Présents. – M. Mounir Belhamiti, M. Florent Boudié, M. Aymeric Caron, Mme Edwige Diaz, Mme Félicie Gérard, M. Patrick Hetzel, Mme Sandra Marsaud, M. Ludovic Mendes, Mme Laure Miller, M. Julien Odoul, M. Michaël Taverne

Excusés. – Mme Aurore Bergé, Mme Emeline K/Bidi, Mme Patricia Lemoine