Intervention de Sébastien Lecornu

Réunion du mardi 26 septembre 2023 à 17h30
Commission des affaires étrangères

Sébastien Lecornu, ministre des armées :

Je suis heureux de vous retrouver pour cette deuxième édition de contrôle a posteriori. Je pense que l'ensemble des députés a pu prendre connaissance du rapport et que ceux qui ont suivi les débats sur la LPM ont noté que celle-ci repose aussi sur nos succès à l'export, qui garantissent le modèle de souveraineté que je vais vous décrire. Je n'y reviendrai donc pas, sauf si vous le souhaitez.

L'année 2022 a effectivement été marquée par des prises de commandes d'armements historiques – 27 milliards d'euros, en grande partie liés à l'aviation de chasse et au Rafale. Plus intéressant peut-être est le fait que, sur les 600 entreprises disposant de licences à l'export, les licences relatives à des « petits contrats », inférieurs à 200 millions d'euros, totalisent 4 milliards. Si « petit contrat » ne rime pas forcément avec PME, on note cependant une inflexion dans ce domaine, intéressante pour le financement de l'innovation.

Afin d'éclairer celles et ceux de nos concitoyens qui suivraient l'audition, je reviens sur le modèle tel qu'il a été pensé, sans pour autant faire consensus au sein de la représentation parlementaire. Ce modèle résulte de la volonté, dans les années 1950 et 1960, à la fois des gaullistes et des communistes, d'être autonomes stratégiquement et de ne pas acheter nos armes à Pékin, à Moscou ou à Washington. Imbriqué dans le modèle de défense français, il avait pour corollaire la dissuasion nucléaire, qui devait être intégralement française, de la conception à l'exécution. Il fallait donc financer, mais aussi entretenir, un niveau de production important – fonction qui revenait jadis aux arsenaux de l'État, ce qui suscitait déjà des divergences.

Ce modèle permet de maintenir des lignes de production ouvertes, indispensables à notre autonomie stratégique. Ainsi, entre 2006 et 2022, la France n'a pas eu besoin de commander de Mistral mais a continué à en exporter vers des pays alliés. Cette ligne de production stratégique étant ainsi conservée, elle a pu passer à nouveau des commandes pour elle-même ainsi que pour l'Ukraine – c'est la nouveauté de ce rapport. L'autre ligne de production importante est celle du Rafale, qui n'est viable que si un minimum de onze avions sont produits chaque année. En fonction des cibles définies dans les différentes LPM, les exportations permettent de maintenir ce flux, donc le succès commercial et la modernisation de la flotte de chasse française.

Les exportations ont également un effet stimulant sur le maintien du niveau technologique. La qualité des produits de Thales ou de Dassault Aviation, pour ne citer que ceux-là, est semblable à ce que d'autres grands pays sont capables de produire. C'est bien grâce à ce modèle de l'exportation que des succès tels le radar GM400 ou le Rafale ont pu sortir des usines.

Par ailleurs, sans empiéter sur les propos d'Olivier Becht, les exportations sont un outil dans la relation avec les partenaires stratégiques. Au sein de l'OTAN et de l'Union européenne, les chiffres des exportations d'armes ne sont pas si bons et méritent d'être analysés. Quelques pays tendent toutefois à devenir des partenaires stratégiques privilégiés, comme la Grèce. Confrontée à des enjeux de sécurité majeurs en Méditerranée, elle fait le pari de notre pays, de notre flotte et de nos avions de chasse.

L'Indo-pacifique nous fournit d'autres partenaires : l'Inde, dont le premier ministre Modi a été l'invité d'honneur du défilé du 14 juillet de cette année ; les Émirats arabes unis, qui deviennent un partenaire de défense de premier plan, notamment avec notre base militaire à Abou Dhabi ; l'Indonésie. Si la France de la période gaullienne se disait « alliée mais non alignée », ces trois pays parlent de multi-alignement, ce qui consiste pour eux à ne pas forcément choisir entre Washington et Pékin. Acheter des armes à la France, c'est aussi acheter une diplomatie connue dans le monde entier, susceptible de créer une ambiance particulière dans l'Indo-pacifique, ce qui me rend optimiste pour l'avenir.

Notre modèle a encore un effet stimulant sur nos armées et la BITD, notamment pour faire face aux menaces de demain. Les autres pays sont des clients exigeants et nous poussent à nous poser les bonnes questions. Même si notre modèle est singulier, un certain nombre de menaces se font jour, qui incitent à envisager l'économie de guerre. Nous ne sommes certes pas en guerre, mais notre industrie a vocation à aider un pays qui l'est actuellement, et nous devons aussi nous préparer à des conflits de haute intensité. En cas de choc ou d'attrition importante de nos matériels et de nos munitions, comment faire en sorte que notre industrie de défense puisse produire pour ne pas nous retrouver dépendants d'autres grandes capitales ? Ce chantier de l'économie de guerre a bien avancé – je répondrai à vos questions sur la gestion des stocks, les procédures, les maîtrises des chaînes d'approvisionnement.

L'Ukraine tout autant que la Covid ont permis de prendre conscience que des composants critiques, plus par leur utilisation que par leur technologie, venaient parfois de très loin, du fin fond de l'Asie du Sud-Est. Le bouleversement des lignes commerciales et maritimes a révélé les mauvaises habitudes prises ces dernières années – elles ont été corrigées par la direction générale de l'armement (DGA) et nos industriels. Désormais, plus aucun ministre de la défense en Europe ou dans le monde n'omet la question des délais de livraison. Alors que, outre la technologie, le prix était jusqu'à présent la variable permettant d'emporter le choix, le calendrier de livraison et la disponibilité du matériel tendent à devenir les critères centraux. En Europe, plus on se rapproche de la ligne de front et de l'Ukraine, plus les puissances – qui ne sont pas dotées de l'arme nucléaire – se trouvent confrontées à des risques de sécurité potentiels ou à la pression de l'opinion publique, et plus les délais deviennent un sujet clef.

Quelques chiffres illustrent la place de la BITD dans notre économie : neuf grands groupes ; 4 000 PME en tout, sous-traitantes ou spécialisées à l'export ; 200 000 emplois de haute technicité, non délocalisables et répartis sur l'ensemble du territoire français, essentiellement dans l'Hexagone – pas assez en outre-mer. Globalement, depuis 2017, environ 35 000 emplois ont été créés dans ce secteur. La tendance est à nouveau favorable mais les difficultés de recrutement et de fidélisation soulèvent la question de la répartition de la valeur. Pour ce qui est de la répartition territoriale, cinq régions motrices se distinguent : l'Île-de-France, avec 30 000 emplois directs ; la Nouvelle-Aquitaine, avec 12 500 emplois ; l'Occitanie, avec 10 000 emplois ; la Provence-Alpes-Côte d'Azur, avec 13 500 emplois ; la Bretagne, avec 8 800 emplois, dont pratiquement 5 000 dans le seul département du Finistère.

Je termine en évoquant la stratégie de contrôle. En la matière, il ne s'agit pas de faire n'importe quoi, au mépris de la démocratie, quand bien même notre souveraineté est en jeu. D'abord, il convient de le réaffirmer, le principe est l'interdiction des exportations d'armes, l'exception étant la licence pour exporter. C'est un bon principe, consensuel je l'espère. Il a été conçu par le Gouvernement et le législateur pour que la décision d'exporter donne lieu à une motivation, ce qui, intellectuellement mais aussi juridiquement, est important.

Ensuite, il convient de continuer d'être rigoureux dans les critères qui permettent de faire les choix, lesquels relèvent de la première ministre au titre de l'article 20 de la Constitution. Chaque ministère doit y contribuer, selon ses responsabilités, et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale assure et assume la collation et l'analyse de l'ensemble de ces critères. Pour ce qui concerne mon ministère, outre le respect du droit international et des engagements internationaux, il y a des contraintes particulières liées au secret sur certains armements que nous devons protéger ; il n'est pas question de vendre des armes à des pays qui pourraient menacer la vie de nos soldats – c'est un point absolument central ; il convient aussi de respecter nos engagements en matière de non-prolifération et de lutte contre la dissémination.

Notre système n'est pas consensuel : certains considèrent – j'en fais partie – que la Constitution est bien faite ; d'autres estiment que le Parlement devrait exercer un contrôle a priori. Nous en avons longuement débattu pendant l'examen de la LPM et la commission mixte paritaire a trouvé un point d'équilibre, me semble-t-il.

Pour ce qui concerne le ministère des armées, nous devons nous améliorer dans le domaine du contrôle a posteriori sur place. Avec 6 000 contrats contrôlés en 2022, le contrôle a posteriori sur pièces présente un niveau satisfaisant, mais huit contrôles sur place seulement ont eu lieu en raison de problèmes de ressources humaines au sein de la DGA qui est en charge de réaliser l'ensemble de ces contrôles. L'audition d'aujourd'hui m'a permis de m'en rendre compte. Je ne peux pas être satisfait de cette situation ; j'ai donc demandé au délégué général pour l'armement de me proposer une réorganisation pour remédier définitivement au problème.

Les licences d'exportation sont délivrées au nom du Gouvernement ; elles n'ont de valeur que si l'on s'assure que les décisions prises sont suivies d'effet. Il nous faut donc contrôler davantage – non pas que je n'aie pas confiance dans nos industriels, mais c'est un élément du pacte de confiance sur lequel repose notre modèle que nous devons protéger.

Autre domaine dans lequel nous pouvons progresser – plusieurs parlementaires m'avaient saisi en ce sens –, le réseau des attachés de défense et des attachés d'armement. On ne peut pas tout demander au corps diplomatique ; pour contrôler et entretenir un dialogue efficace avec les pays vers lesquels nous exportons, les ambassadeurs ont besoin d'un conseiller militaire. C'est un métier de comprendre le fonctionnement des armes. C'est la raison pour laquelle un important redéploiement doit être opéré. Nous avons des officiers à Balard qui seraient heureux de voyager et de prendre des responsabilités dans des ambassades. J'ai donc demandé à la directrice générale des relations internationales et de la stratégie ainsi qu'à l'état-major des armées de me faire des propositions. Vous me l'aviez rappelé pendant la discussion de la LPM, il était anormal que dans certains pays, notre mission de défense soit aussi faible voire inexistante. Je rentre de Moldavie, où je viens d'en installer une. Ce redéploiement est le corollaire du contrôle des exportations d'armement.

Je ne reviens pas sur le contrôle parlementaire. Je redis, comme à chaque fois, ma disponibilité pour venir répondre à vos questions dans le respect du secret de la défense nationale auquel tout le monde est soumis en vertu de la loi.

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