Intervention de Clémence Guetté

Réunion du mardi 21 novembre 2023 à 17h15
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaClémence Guetté, rapporteure :

L'eau est un bien commun et une ressource vitale qu'il est nécessaire de préserver. Le changement climatique n'est plus un horizon lointain : il affecte d'ores et déjà le cycle de l'eau et la disponibilité de la ressource en France. De fins observateurs, parmi vous, me feront sûrement remarquer qu'en ce moment, l'eau ne manque pas, mais c'est justement l'une des conséquences du dérèglement climatique.

La répartition géographique et saisonnière des pluies est désormais modifiée : moins de pluie l'été, mais des épisodes plus violents en automne et en hiver. La pluie, en outre, ne permet plus aussi efficacement que par le passé de reconstituer les réserves d'eau souterraines et superficielles : le sol ayant été imperméabilisé, l'infiltration est plus difficile et le ruissellement, favorisé.

L'eau des inondations, turbide et polluée – elle ruisselle violemment – ne pourrait pas être réutilisée sans risque sanitaire. Une étude du ministère de la transition écologique a démontré que la ressource disponible en eau renouvelable a déjà diminué de 14 % entre la période 1990-2001 et la période 2002-2018. À l'horizon d'une trentaine d'années seulement, les études anticipent des baisses significatives des débits moyens des cours d'eau et du niveau des nappes souterraines.

Depuis plusieurs années, les restrictions d'usages, y compris agricoles, sont de plus en plus fréquentes et de longue durée. Face à la raréfaction de la ressource en eau, les pratiques agricoles doivent urgemment s'adapter. L'agriculture est l'activité la plus consommatrice d'eau et en affecte à la fois le cycle et la qualité. Cette consommation s'explique par un modèle agricole particulier : celui qui est fondé sur l'irrigation, responsable de plus de 90 % des prélèvements du secteur agricole.

Sur le bassin Adour-Garonne, selon les chiffres de France nature environnement, en été, le millier d'irrigants qui profite du système d'irrigation de la Neste consomme 95 % de l'eau disponible, soit 50 % de plus par rapport à 2018. Dans le Marais poitevin, après la grande sécheresse de l'été 1976, l'État a accordé son soutien à un développement massif de l'irrigation. Résultat : dans les années 1990, on s'est rendu compte que l'on était allé beaucoup trop vite et trop loin en matière de prélèvements lorsque de nombreuses rivières se sont retrouvées à sec. Face à l'assèchement du Marais poitevin et aux sécheresses à répétition, il a fallu chercher des solutions. Réduire l'irrigation ? Faire bifurquer le modèle agricole ? Non et non, mais une grande idée : prélever une partie de l'eau en été et une partie en hiver. Pour cela, un instrument miracle : les méga-bassines.

Ces grandes retenues de substitution artificielles, plastifiées et imperméabilisées, qui pompent dans les nappes ou les cours d'eau en hiver pour irriguer les cultures en été, sont principalement construites dans des zones en tension pour le partage de la ressource en eau. Leurs défenseurs les présentent comme une solution permettant de substituer les prélèvements hivernaux aux prélèvements estivaux – d'où leur nom officiel de « retenues de substitution ». Or ces ouvrages sont anachroniques et ne peuvent constituer une solution sérieuse pour gérer la ressource.

Pour y voir plus clair, je me suis déplacée en Espagne, pays qui a connu un développement à très grande échelle des bassines depuis plusieurs dizaines d'années ; j'ai rencontré des représentants des communautés d'irrigants et de la chambre d'agriculture de l'Aragon. Je me suis également rendue dans le Puy-de-Dôme, auprès d'agriculteurs, de collectifs et d'associations de défense de l'environnement, d'un hydrologue et d'un écologue. Dans les Deux-Sèvres, enfin, j'ai rencontré des agriculteurs en bio et un physico-chimiste spécialiste de la qualité de l'eau à l'université de Poitiers. J'ai également auditionné des chercheurs, hydrologues et spécialistes du cycle de l'eau et des écosystèmes aquatiques, le collectif Bassines non merci, France nature environnement, mais aussi la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), la Confédération paysanne, Irrigants de France, la chambre d'agriculture des Deux-Sèvres ainsi que les services ministériels compétents. Le diagnostic est sans appel : les méga-bassines ne sont pas une solution face à la raréfaction de la ressource en eau.

Tout d'abord, les méga-bassines sont mal adaptées. Censées permettre la substitution entre prélèvements estivaux et hivernaux, elles entraînent des pompages plus importants et dérèglent le cycle de l'eau. Florence Habets, hydroclimatologue que j'ai auditionnée, a participé à une expertise scientifique sur les effets cumulés de ces retenues d'eau. Les résultats qu'elle m'a présentés sont très clairs : « Loin de permettre une substitution, ces retenues sont là pour permettre de consommer plus d'eau. Elles impactent les débits des cours d'eau, avec une réduction moyenne de l'ordre de 10 % à 50 % dans les années sèches. »

C'est donc aussi une solution de court terme, car, en raison du changement climatique, les hivers pendant lesquels les bassines ne pourront pas être remplies seront de plus en plus fréquents, comme c'est le cas en Espagne.

Enfin, c'est une solution qui n'est pas durable, car en augmentant artificiellement le volume d'eau disponible, les bassines incitent à la surconsommation et freinent l'évolution nécessaire des pratiques agricoles.

Outre qu'elles ne sont pas bénéfiques pour la ressource en eau, les méga-bassines divisent la profession agricole pour la simple raison qu'elles ne bénéficient qu'à une infime minorité des agriculteurs.

Moins de 7 % de la surface agricole est irriguée en France, plus de 93 % des surfaces cultivées étant arrosées par l'eau pluviale. La production de maïs, dont 40 % sont destinés à l'exportation, représente plus du tiers des surfaces irriguées.

Une infime partie des irrigants sont raccordés aux bassines – en moyenne, 5 % des agriculteurs présents sur les territoires concernés. Les bassines créent donc un droit dérogatoire à l'accès à la ressource en eau, dans un contexte où l'écrasante majorité de la profession agricole est soumise chaque année à des restrictions d'eau. Christian Amblard, hydrobiologiste, résumait ainsi la situation lors de son audition : « Les bassines ne correspondent pas à l'intérêt de l'agriculture française : elles correspondent aux intérêts particuliers de quelques agriculteurs, et seulement à court terme. »

Ces deux premiers enjeux – l'incapacité des bassines à constituer une réponse durable à la crise de l'eau et le faible nombre de bénéficiaires – sont d'autant plus problématiques lorsqu'on s'intéresse au financement des méga-bassines.

Je le répète, ces ouvrages dérèglent le cycle de l'eau, ne pourront probablement plus être remplis à un horizon assez proche, permettent un accaparement d'une ressource en eau par quelques gros exploitants agricoles, tout cela, financé par des fonds publics à hauteur de 70 % en moyenne. Pour les seize bassines des Deux-Sèvres, par exemple, cela représente 74,3 millions d'euros d'aides publiques. Lors de son audition, la secrétaire d'État à la biodiversité affichait une volonté politique forte pour lutter contre les subventions néfastes. Les subventions pour les méga-bassines en font-elles partie ?

De nombreuses autorisations de construction de bassines ont d'ailleurs été annulées par la justice. Le tribunal administratif de Poitiers, le 3 octobre, a annulé quinze retenues en raison d'un surdimensionnement. Le tribunal a estimé que les projets porteraient les prélèvements à un niveau excessif – un tiers de plus que le volume prélevable pour les bassines de la Vienne – et étaient inadaptés au dérèglement climatique. Le juge a considéré que les projets ne tenaient pas compte des effets prévisibles du changement climatique et a mis en cause les « inexactitudes, omissions et insuffisances » de l'étude d'impact.

Nous proposons donc un moratoire, mesure minimale et de sagesse, sur la délivrance des autorisations de construction de méga-bassines. Face à la raréfaction de la ressource en eau, à la multiplication des arrêtés de restriction des usages et à la dégradation de la qualité de l'eau, cela permettra d'engager la nécessaire transition des pratiques agricoles vers des usages plus économes et adaptés aux nouvelles conditions climatiques.

En fait, nous aurions besoin de deux grandes lois : l'une, pour enclencher la réorientation urgente de notre modèle agricole ; l'autre, permettant d'associer les citoyens à la gestion d'une ressource en eau qui se raréfie et dont le partage entre différents usages doit être décidé démocratiquement.

Le récent rapport de la Cour des comptes sur la gestion quantitative de l'eau alerte par ailleurs sur les « défaillances du système d'information des prélèvements d'eau, qui ne permettent pas d'orienter correctement les décisions publiques ». Il confirme donc qu'il est nécessaire de prendre le temps de la réflexion, et en particulier celui de mener des études hydrographiques approfondies avant de pouvoir statuer sur la construction de méga-bassines.

Cette proposition de loi a fait l'objet de travaux préparatoires denses et de nombreux échanges de fond sur les méga-bassines mais aussi, plus largement, sur la problématique liée aux usages de l'eau en agriculture dans le contexte du changement climatique. C'est dans cette perspective que je souhaite inscrire nos débats, que j'espère riches et constructifs.

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