Intervention de Hadrien Clouet

Réunion du mercredi 22 novembre 2023 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHadrien Clouet, rapporteur :

Pour entrer dans le vif du sujet de cette proposition de loi technique, je prendrai un exemple. Prenons le cas similaire de deux enfants, vivant seuls avec leur mère séparée de leur père. D'un côté, Ismaël, qui reçoit une pension alimentaire de 200 euros par mois, versée par son père à sa mère. De l'autre, Julie, qui ne reçoit pas de pension alimentaire de son père, mais dont la mère perçoit de la part de la CAF, la caisse d'allocations familiales, 187,24 euros par mois au titre de l'allocation de soutien familial (ASF). Imaginons que la mère d'Ismaël et la mère de Julie fassent toutes deux le choix de se remettre en couple. Les conséquences seront très différentes pour les deux enfants. Pour Ismaël, cela ne changera rien : avoir un nouveau partenaire n'empêchera pas sa mère de recevoir une pension alimentaire pour assurer ses besoins d'entretien et d'éducation. Seule une réévaluation pourrait être ordonnée par le juge aux affaires familiales, s'il était saisi. Julie, en revanche, perdrait le bénéfice de l'ASF.

Ainsi, le système des prestations familiales entretient une vision archaïque de l'organisation des familles ainsi qu'un traitement des enfants inégalitaire et attentatoire à leurs besoins. Il reste que c'est malheureusement l'état du droit dans notre pays.

L'ASF est une prestation monétaire sans condition de ressource dont nous fêtons les quarante ans cette année. Elle est destinée aux personnes qui élèvent seules un enfant, privé du soutien de l'un de ses parents au moins. Cela recouvre deux situations distinctes. L'ASF est dite à taux plein, soit 249,59 euros par mois et par enfant, lorsqu'un enfant est privé de l'aide de ses deux parents et recueilli par une personne. L'ASF est dite à taux partiel, soit 187,24 euros par mois et par enfant, lorsqu'un enfant est privé de l'aide de l'un de ses parents.

Cette seconde situation, celle de plus de 99 % des enfants bénéficiaires, recouvre trois types d'ASF : d'abord, elle peut être différentielle, pour compenser une pension alimentaire inférieure à son montant ; ensuite, elle peut être recouvrable, pour pallier l'absence de versement par un parent d'une pension alimentaire pourtant fixée ; enfin, elle peut être non recouvrable dans les cas où l'enfant est orphelin d'un parent, non reconnu, dont le parent est insolvable ou pour un délai de 4 mois lorsqu'aucune pension alimentaire n'a encore été fixée.

L'ASF s'applique donc à de nombreuses situations, mais de quelque type qu'elle soit, son importance a crû à mesure que le nombre de familles monoparentales augmentait dans notre pays. Aujourd'hui, parmi les 2 millions de familles monoparentales françaises, 860 000 familles sont bénéficiaires de l'ASF, couvrant plus de 1,3 million d'enfants. Il s'agit ainsi d'une prestation de masse.

Venons-en à la condition d'isolement à laquelle est soumise l'ASF, et qui empêche Julie et sa mère de continuer à la percevoir après un remariage ou une remise en couple. Le code de la sécurité sociale prévoit en effet que « lorsque le père ou la mère titulaire du droit à l'allocation de soutien familial se marie, conclut un pacte civil de solidarité ou vit en concubinage, cette prestation cesse d'être due ». Deux dynamiques de fond ont justifié cet état du droit. D'une part, elle correspond au fondement patriarcal sur lequel s'est construit l'État social et qu'elle perpétue : la mère est sous tutelle financière de son ancien ou de son nouveau compagnon – les deux situations étant exclusives et systématisées. D'autre part, elle correspond à une logique budgétaire qu'assumait, en 1984, le rapporteur du texte créant l'ASF et qui déclarait à l'Assemblée nationale : « Vous comprendrez aussi que des raisons financières ont prévalu dans la décision de ne pas étendre l'allocation à des catégories nouvelles. »

Nous devons mettre fin à la condition d'isolement pour deux raisons principales : la première se rattache aux droits de l'enfant et la seconde à l'autonomie des femmes.

Sur les droits de l'enfant d'abord, je veux rappeler que l'ASF s'adresse bien, en premier lieu, aux enfants et à leurs besoins, et non à la situation conjugale de leur parent. En effet, en tant qu'héritière de l'allocation d'orphelin, l'ASF n'est pas une allocation pour parent isolé. Comme le disait le rapporteur du texte à l'Assemblée nationale en 1984, c'est « une allocation d'éducation et d'entretien ». Elle est destinée à couvrir les besoins de l'enfant. D'ailleurs, l'allocation parent isolé (API), qui a existé, a été remplacée en 2008 par le RSA majoré, qui s'adresse aux parents isolés. Trop souvent, les deux sont confondues, au détriment des enfants. Ce point est crucial car les enfants dans une famille monoparentale sont plus précaires que dans une famille nucléaire : 41 % des premiers vivent sous le seuil de pauvreté contre 21 % des seconds, soit un rapport du simple au double. Ces indicateurs sont encore plus dégradés dans certains territoires, comme au sein des outre-mer.

C'est d'autant plus important qu'un tiers des bénéficiaires de l'ASF vit dans le premier décile de niveau de vie après redistribution, soit parmi les 10 % les plus pauvres, et que plus de la moitié d'entre eux font partie des 20 % les plus pauvres dans notre pays.

Que signifie concrètement la condition d'isolement ? Que l'on retire le bénéfice de l'allocation – une somme déjà très faible de 187,24 euros – à des enfants généralement pauvres, par la simple considération de la vie conjugale de leur parent, le plus souvent de leur mère. En somme, on facture aux enfants et à leurs besoins la mise en couple de leur parent. Cela me semble porter atteinte à leur dignité. C'est d'ailleurs aussi vrai si le nouveau compagnon du parent solitaire gagne moins. Imaginez une femme payée au Smic, qui vit seule avec son enfant. Si elle se remet en couple avec une personne qui perd son emploi et devient bénéficiaire du RSA, elle subit un effet ciseau : on lui retire l'ASF dont bénéficie son enfant et elle reçoit une charge supplémentaire de solidarité vis-à-vis du compagnon, qui gagne moins qu'elle. C'est la double peine.

Cette situation est d'autant plus injustifiable qu'elle perpétue des inégalités. En effet, si l'enfant a la chance de bénéficier d'une pension alimentaire, la remise en couple du parent avec lequel il vit ne signifie pas, par elle-même, que cesse le versement de la pension. Pour l'enfant qui ne touche pas de pension alimentaire, la remise en couple de son parent signifie l'arrêt de l'ASF. C'est là aussi une double peine : ni pension ni allocation. Telle est la perspective que le droit actuel propose à ces enfants – malheureusement.

Mais la condition d'isolement ne porte pas uniquement atteinte aux droits des enfants : elle est un archaïsme qui perpétue, pour les mères concernées, des représentations et organisations familiales datées, auxquelles la plupart d'entre nous ici souhaitent mettre fin. En effet, le parent isolé est dans 85 % des cas une mère – c'est pour cela que j'ai généralement décliné au féminin mon propos. De ce fait, la condition d'isolement pénalise principalement les femmes, contraintes de choisir entre le bénéfice de l'ASF et leur droit d'entamer une nouvelle relation, leur droit au bonheur. Aujourd'hui, une mère seule qui souhaite engager une relation amoureuse reçoit une facture de 187,24 euros prise sur les besoins de l'enfant. Si elle est rémunérée au Smic, cela représente une amputation de 11 % de ses revenus. C'est d'autant plus vrai que les familles monoparentales avec une mère sont plus précaires que celles avec un père. En définitive, la condition d'isolement est une atteinte à l'autonomie des femmes. Nous vous proposons de l'abroger.

Nous avons déjà conduit ici une réflexion similaire : de la même manière que nous avons considéré qu'un adulte en situation de handicap ne devait pas dépendre des revenus de son conjoint, nous considérons que l'enfant privé de l'aide de l'un de ses parents ne doit pas dépendre de la situation conjugale de son père ou, le plus souvent, de sa mère. C'est sans doute pour cela, par attachement à l'égalité et à l'autonomie des personnes, que 61 % des Français approuvent cette déconjugalisation dans le sondage Toluna Harris Interactive dédié il y a 10 jours. Et il y a une majorité parmi les sympathisants de tous les groupes politiques.

Ainsi, c'est pour défendre les droits des enfants, l'égalité entre Ismaël et Julie mais aussi l'autonomie des femmes et leur droit au bonheur, que la suppression de la condition d'isolement vous est proposée à l'article 1er de cette proposition de loi.

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