Intervention de Chrysoula Zacharopoulou

Réunion du mercredi 29 novembre 2023 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Chrysoula Zacharopoulou, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée du développement, de la francophonie et des partenariats internationaux :

Je n'aime pas le mot « frustration ». Cette audition est pour moi l'occasion de revenir sur mon action, depuis un an et demi, et d'échanger avec vous à propos d'un pilier essentiel de notre politique étrangère et de nos capacités d'influence internationale : notre politique de développement, qu'il convient désormais d'appeler « politique de partenariats internationaux » ou « politique d'investissements solidaires et durables ». Je reviendrai sur les moyens et la doctrine de cette politique, ainsi que sur les enjeux d'efficacité, de pilotage et de lisibilité. Cependant, il n'est pas possible de ne pas évoquer au préalable le contexte géopolitique dans lequel nous évoluons.

Les multiples ruptures géopolitiques que nous observons confirment la nécessité des changements opérés dès 2017 et confirmés depuis. Je serai aussi brève qu'exigeante sur le constat, que vous documentez avec précision dans cette commission. Les fractures dans le monde se multiplient : depuis 2020, nous sommes frappés par trois crises majeures qui redéfinissent l'état du monde, et une quatrième a commencé début octobre.

Il y a d'abord eu la pandémie de coronavirus : le réflexe du nationalisme vaccinal, l'interruption des chaînes de valeur mondiales et surtout la géostratégie sanitaire pratiquée par certaines puissances ont eu des conséquences sur l'ensemble du système international. Deux ans plus tard, l'agression de l'Ukraine par la Russie a également provoqué un séisme mondial : l'inflation générée par cette crise et l'instrumentalisation géopolitique des cours de l'énergie, des matières premières et agricoles, ont frappé toute la planète. Selon le Fonds monétaire international (FMI), ces deux crises ont exposé 60 % des pays en développement à faible revenu au risque de surendettement.

Alors que la crise climatique s'accélère, les États les plus vulnérables font face à un piège terrible : faire défaut sur le plan économique ou faire défaut sur le plan écologique. Nous avons réagi en réunissant à Paris tous les acteurs, fin juin, à l'occasion du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial, et nous avons discuté de la réforme de l'architecture financière internationale. Nous croyons qu'aucun pays n'a à choisir entre la lutte contre la pauvreté et la lutte contre le changement climatique.

Le 7 octobre dernier, l'accumulation de ces trois crises systémiques a pris une tournure encore plus complexe. L'horrible attaque terroriste du Hamas contre Israël a ajouté une faille aux fractures du monde. La prétendue fracture entre un « Sud global » et un « Nord global » est, à mes yeux, une fiction utile à des puissances hostiles, un piège rhétorique et stratégique. Nos armes, ce sont les solutions qu'offre la politique de partenariats et d'investissements solidaires de la France.

Vous avez évoqué la croissance majeure de nos investissements solidaires et durables, qui donne toute sa force à notre ambition. Entre 2016 et 2022, l'APD française est passée de 10 à 15,3 milliards d'euros par an. Nous avons établi ensemble cette trajectoire ambitieuse, avec un Parlement unanime. La loi du 4 août 2021, qui a fixé cette trajectoire, est la seule depuis 2017 à avoir été adoptée à l'unanimité à l'Assemblée nationale comme au Sénat. Cette augmentation de 50 % en un quinquennat est historique par son volume : elle fait de notre pays le quatrième bailleur mondial. Ce consensus national nous honore car notre engagement est tenu : nous consacrons plus de 0,55 % du RNB aux investissements solidaires et durables. Il nous engage aussi à contrôler avec efficacité l'emploi de ces ressources. Il nous donne enfin une force considérable.

Face à la multiplication des crises, ma priorité, c'est l'efficacité. Si ces financements sont renforcés, ils ne sont pas illimités : ils s'inscrivent donc dans une doctrine centrée autour de priorités thématiques et géographiques. Ensemble, nous avons établi cette nouvelle doctrine pour employer ce levier d'influence avec efficacité – d'abord au printemps, autour du président de la République, lors du CPD qui s'est réuni le 5 mai, puis à l'été, durant la réunion en distanciel du CICID, sous l'égide de la première ministre, afin de décliner les grandes orientations du CPD. Ce processus est par définition interministériel mais je suis heureuse de vous en rendre compte aujourd'hui.

C'est à cette occasion que nous avons choisi d'adopter un vocabulaire correspondant à notre politique partenariale. Nous ne parlons plus d'aide publique au développement mais d'« investissements solidaires et durables » parce que nos partenaires, qu'il faut écouter et respecter, ne demandent pas la charité mais des investissements. Notre approche stratégique du développement assume un retour sur investissement, avec des contreparties claires.

Cette nouvelle doctrine prend en compte les réalités géopolitiques autant que la situation économique. Les défis du développement international se multiplient mais nos investissements solidaires ne sont pas illimités. Appliquons donc au développement les principes de la guerre exposés par le maréchal Foch : économie des forces et concentration des efforts.

Pour être efficaces, nous avons défini très clairement dix priorités thématiques, qui structurent les contrats d'objectifs et de moyens de nos opérateurs et constituent la matrice avec laquelle nos ambassadeurs doivent désormais concevoir nos stratégies pour chaque pays en matière de développement. À la veille de la COP28, je rappellerai seulement la première de ces priorités : accélérer la sortie du charbon et financer les énergies renouvelables dans les pays en développement et émergents pour limiter le réchauffement climatique global à 1,5 degré. Ce seuil critique sera franchi d'ici à 2030, alors que notre objectif initial était 2100.

L'efficacité passe également par de nouvelles priorités géographiques. À la suite du CPD, le CICID a pris une décision qui s'imposait : celle de supprimer la liste fixe des pays prioritaires, qui posait plusieurs difficultés. Elle pouvait laisser croire à un droit quasi automatique à recevoir notre aide sans contrainte ni contrepartie. Elle nous empêchait également d'être réactifs face à des situations critiques, comme pour aider le Liban, qui n'y figurait pas.

En matière géographique, l'efficacité passe aussi par l'établissement de priorités. Priorité est ainsi donnée aux PMA. À l'heure où les inégalités mondiales ont recommencé à croître, nous voulons consacrer 50 % de notre effort bilatéral aux PMA, parmi lesquels figurent les dix-neuf pays anciennement prioritaires. Dans l'ensemble, nous soutiendrons les pays qui ont envie de la France, de notre expertise et de nos investissements. Notre approche doit être transactionnelle, au carrefour de nos intérêts et de ceux de nos partenaires.

Permettez-moi de prendre l'exemple de la Zambie. Je m'y suis rendue et j'y retournerai dans deux semaines, dans la continuité du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial, pour continuer à aider ce pays à sortir du surendettement et à réaliser son ambition de développement décarboné. La Zambie est très reconnaissante envers la France, qui travaille avec elle à la réduction de la dette : elle a envie de travailler avec nous.

Notre nouvelle doctrine refonde notre action. Nous retrouvons notre liberté de manœuvre – pour citer à nouveau le maréchal Foch –, par exemple pour agir davantage avec les grands pays émergents. Le partenariat franco-indien pour la planète, adopté le 14 juillet par le président de la République et le premier ministre indien Narendra Modi, illustre parfaitement notre coopération avec ce pays-continent – le plus peuplé du monde –, un partenaire majeur dans l'Indo-Pacifique. L'Inde vient de céder la présidence du G20 au Brésil, dont le président Lula est un interlocuteur clé pour la réalisation de nos objectifs : son agenda structurera avec force la réponse aux enjeux globaux. J'ajoute que le Brésil accueillera également la COP30 en 2025. Dès lors, nous devons agir avec cet État-continent en utilisant nos capacités d'investissements solidaires et durables.

La réussite de cette politique partenariale passe également par un nouveau pilotage politique du développement : nous y tenons tous et vous m'en aviez fait la demande dès ma nomination. Comme promis, j'ai réuni pour la première fois, le 13 novembre, un comité de pilotage de la politique d'investissements solidaires, auquel ont participé l'ensemble des opérateurs ainsi que le ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Nous nous réunirons tous les trois mois avec les opérateurs ; une fois par an, les ministres Bruno Le Maire et Catherine Colonna se joindront à nous. Pas plus tard qu'hier, j'ai présidé ma septième réunion du Conseil national pour le développement et la solidarité internationale (CNDSI) car je suis toujours à l'écoute des représentants de la société civile. En outre, je veillerai à ce que la représentation nationale soit pleinement associée au suivi des orientations du CICID. Je regrette comme vous, monsieur le président, que la commission d'évaluation prévue par la loi du 4 août 2021 ne se soit toujours pas réunie. J'espère qu'une solution émergera pour qu'elle soit mise en place, sous le format prévu ou sous un format révisé, car le pilotage et le suivi sont des éléments très importants pour la réussite d'une politique, ainsi que pour sa modification ou son amélioration.

Au niveau local, nos ambassadeurs sont chargés d'organiser des conseils locaux de développement. Ils sont les chefs d'orchestre de l'« équipe France ». Nous leur avons redonné des marges de décision significatives : les ambassades peuvent désormais instruire directement des projets rapides, visibles, correspondant aux besoins immédiats identifiés par leurs interlocuteurs locaux, pour un montant maximum de 2 millions d'euros. Nous souhaitons consacrer près de 80 millions à ces outils qui n'existaient pas il y a deux ans. C'est une petite révolution financière qui accompagne le réarmement humain du ministère, à la faveur des états-généraux de la diplomatie. Continuons de nous inspirer des leçons du maréchal Foch et appliquons le principe de libre disposition des forces : ainsi, nous pourrons rendre notre approche plus transactionnelle et donc plus politique.

Il est nécessaire que notre posture partenariale soit visible. Elle doit être tout aussi crédible et lisible que notre posture stratégique. C'est pourquoi je tiens au « faire savoir » de notre savoir-faire. Le moment est arrivé d'emprunter un sentier majeur, dans la droite ligne du CPD et du CICID, en ayant une signature unique de la France dans tous nos projets de solidarité : chaque école, chaque barrage hydroélectrique financé par la France devra faire apparaître le drapeau tricolore pour mettre en évidence la contribution de notre pays. La visibilité est une priorité absolue, non seulement pour nos partenaires mais aussi pour nos concitoyens, d'autant que d'autres puissances font moins en la matière mais communiquent plus.

Dans cette même veine, nos ambassadeurs bénéficient désormais de deux innovations importantes dans leur lien avec l'AFD : un droit d'initiative, pour proposer des projets à l'Agence, et la possibilité de rendre un avis conforme sur des projets de l'AFD en dons, en cours d'instruction. Cela permet de garantir l'alignement des projets avec nos priorités politiques. Voilà comment consolider notre approche stratégique au plus près du terrain !

En matière de développement, la France dispose donc d'une doctrine, de moyens désormais adaptés aux défis géopolitiques, d'outils de pilotage, mais il reste à savoir comment insuffler cette culture stratégique dans l'« équipe Europe ». Voilà bientôt cinq ans que l'Union a commencé à parler d'« Europe géopolitique » ; j'étais alors députée européenne. La France a joué un rôle pivot en la matière et l'histoire a montré que c'était une nécessité, qui ne se limite cependant pas aux enjeux politico-militaires. Si nous considérons la politique de développement comme un instrument de solidarité et comme un instrument d'influence – il ne s'agit pas d'une politique de charité –, alors l'équipe Europe a aussi besoin d'une boussole pour se guider dans les environnements complexes. Au Conseil de novembre, j'ai alerté mes homologues à ce sujet : quand une situation politique se dégrade très rapidement, des choix politiques disparates, au sein de l'Union européenne, en matière d'aide au développement sont autant de dissonances diplomatiques qu'exploitent nos rivaux stratégiques. C'était vrai au Sahel et ce le sera sur chaque théâtre de crise. À court terme, j'espère, par exemple, que le sommet ministériel entre l'Union européenne et l'Union africaine – un moment fort de la présidence française – sera reprogrammé. Le sujet ne se limite pas cependant à une question africaine : il s'agit d'une question stratégique globale que l'équipe Europe doit traiter partout.

Aujourd'hui, la politique de développement est plus que jamais géopolitique et géostratégique. Je l'ai constaté partout où je me suis rendue. Toutes les évolutions que j'ai décrites et les priorités que j'ai énumérées ont pour objectif de nous adapter à cette nouvelle donne pour continuer de peser au XXIe siècle, comme Français et Européens, et d'apparaître comme un partenaire fiable et crédible aux yeux du monde. Nos partenaires ont besoin de nous mais nous avons également besoin d'eux.

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