Intervention de Marc Véron

Réunion du jeudi 9 novembre 2023 à 15h30
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Marc Véron, ancien directeur général délégué fret de la SNCF, ancien président du directoire de la société du Grand Paris :

La régression du fret ferroviaire en France remonte, à mon sens, non aux années 2000 mais à 1980, date à laquelle le fret représentait 25 % de l'ensemble du trafic de marchandises, contre près de 10 % aujourd'hui. Le report modal s'est fait du transport ferroviaire vers la route.

Ce que vous appelez le plan Véron est le plan que M. Louis Gallois et moi-même avons présenté à la Commission européenne, en la personne de Mme Loyola de Palacio. Il consistait à demander à la Commission d'accorder sa bénédiction à une aide publique provenant de fonds extérieurs à la SNCF, puis de fonds propres de cette dernière, pour un montant total de 1,5 milliard d'euros.

Nous disposions à l'époque de près de deux mille locomotives d'une très grande variété de modèles et d'une moyenne d'âge de trente ans. Cela rendait la maintenance très difficile puisqu'il fallait puiser dans un stock considérable de pièces de rechange. L'efficacité des interventions était très limitée dans le temps. Il convenait donc de faire fondre le parc mais aussi de le renouveler par l'achat de machines. La dotation en capital demandée avait essentiellement pour objet de financer Alstom afin d'engager la rénovation du parc, qui a été enclenchée à un bon rythme.

La Commission a posé plusieurs questions et a reçu des réponses qui, pour la plupart, ont porté sur des points secondaires. Pour que le fret fonctionne, deux conditions doivent impérativement être remplies, quel que soit le contexte. Premièrement, il faut maîtriser les coûts pour être compétitif, non pas par rapport aux systèmes ferroviaires de nos voisins, mais par rapport à la route, qui est le principal concurrent. Les transporteurs routiers, qui sont de toutes les nationalités européennes, franchissent les frontières allègrement sans avoir à supporter d'autre coût que celui lié à la contrainte d'approvisionnement en essence dans les pays voisins de la France, où celle-ci est moins chère. On n'a vu, à l'époque, que l'aspect de la réduction des coûts. Il faut dire que les frais de structure étaient exorbitants et que les coûts indirects atteignaient un niveau exagéré.

Un autre facteur primordial de compétitivité est la polyvalence des tâches. Un routier exécute une palette de tâches, depuis le chargement jusqu'à la livraison, y compris la facturation au client. À la SNCF, en revanche, toutes les tâches étaient décomposées. Le conducteur ne faisait que conduire. S'il fallait accrocher ou décrocher un wagon, il appelait un collègue spécialisé dans cette fonction. Il en allait de même, par exemple, pour manier l'aiguille afin d'orienter le train sur la bonne voie.

La deuxième condition à remplir pour que le fret fonctionne est la qualité de service. Si l'on n'a pas un réseau dédié – comme celui qui est affecté au TGV, par exemple –, cela ne peut pas marcher. Or les voies sont empruntées indistinctement par des convois de fret et des trains de transport régional de voyageurs. De cinq heures à vingt-deux heures, cette compétition se règle très simplement : si le convoi de fret n'est pas prêt à cinq heures, il est renvoyé à la nuit suivante. C'est totalement inadmissible pour un donneur d'ordre, alors que l'industrie française fonctionne à flux tendus, avec le niveau de stocks le plus bas possible.

Les trains de grande charge, qui convoient, par exemple, des produits de carrière ou, plus rarement à présent, des produits sidérurgiques, constituent une exception, car il est difficile de transporter ces matériaux par la route.

Autrefois, la SNCF transportait des produits réfrigérés, tels que le lait ou le yaourt, ce que l'on a peine à croire aujourd'hui. L'appauvrissement du trafic s'est considérablement accéléré du fait de l'absence de qualité, laquelle s'explique principalement par l'absence de réseau dédié.

Lorsque nous avons déposé le plan devant la Commission européenne, j'avais à l'esprit la filialisation du fret ; j'ai quitté mes fonctions parce que je ne l'ai pas obtenue. Mme de Palacio souhaitait la même chose. Nous y avons renoncé parce que la présidence de la SNCF considérait que c'était un facteur d'explosion sociale susceptible de paralyser le trafic. Nous avons alors fictivement recréé une entité supposée indépendante de la SNCF. J'ai été nommé directeur général délégué, ce qui ne veut rien dire. Soit on est directeur général d'une filiale et responsable d'un compte d'exploitation et d'un haut de bilan, soit on est l'un des nombreux directeurs d'une entreprise qui intervient dans des champs multiples. N'étant pas parvenu à obtenir la filialisation, j'ai cru possible d'atteindre ce résultat au moyen d'une alliance avec un partenaire de la SNCF qui enregistrait de bonnes performances économiques : la société britannique EWS – English Welsh Scottish Railway. Le président et moi-même sommes allés plaider cette cause auprès du ministre de l'économie. En effet, quel qu'ait pu être son discours politique, M. Gallois était pleinement conscient de la réalité des choses. Le ministre a accueilli ce projet de fusion avec un sourire condescendant.

Il n'y a pas de solution aux difficultés du fret à l'intérieur des frontières nationales. Par ailleurs, l'idée actuelle consistant, si j'ai bien compris, à séparer le fret en deux activités – les trains complets et les wagons à l'unité – ne marchera pas.

Le seul bricolage auquel on pouvait se livrer était d'établir une certaine péréquation entre les deux secteurs. Dans son rapport, qui avait été transmis à M. Barnier, M. Barrot insistait à plusieurs reprises sur le fait que la seule activité compétitive du fret est l'exploitation des trains complets d'un bout à l'autre. Il est impensable qu'une entreprise spécialisée dans le tri des wagons isolés puisse être compétitive.

La solution est européenne, car l'adversaire, c'est la route. On prend parfois pour référence le réseau ferroviaire américain, lequel a près de 40 % de parts de marché. Cela s'explique par deux raisons. D'abord, pour les longues distances, les voyageurs prennent l'avion, ce qui libère les voies pour le fret et lui permet de respecter une ponctualité métronomique. Les trains font parfois 2 kilomètres de long et sont chargés sur deux niveaux : leur rentabilité est donc sans commune mesure avec celle d'un train en Europe. Ce sont deux mondes incomparables. Le fret américain est organisé à l'échelle d'un continent. Il faut faire la même chose à l'échelle de l'Europe. Cela suppose une gigantesque réorganisation du réseau ferroviaire européen afin que le trafic puisse avoir lieu d'un bout à l'autre du continent, d'est en ouest et du nord au sud, sans encombrement et sans rivalité avec le trafic de voyageurs.

J'accepte la dénomination de « plan Véron », mais à la condition que l'on rappelle que tout ce qui s'est passé après sa présentation à la Commission européenne constitue la négation pure et simple des mesures qu'il proposait. À partir de là, on ne doit pas trop s'étonner d'avoir abouti au résultat que l'on sait.

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