Intervention de Anne-Claire Legendre

Réunion du mercredi 22 novembre 2023 à 12h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Anne-Claire Legendre, porte-parole, directrice de la communication et de la presse au ministère de l'Europe et des affaires étrangères :

Je vous remercie de votre invitation pour cette session conjointe que je comprends sans précédent.

Vous m'avez invitée pour évoquer la lutte informationnelle en Afrique et les moyens dont nous disposons. Cette lutte informationnelle et la manière dont nous pouvons y répondre au titre de la communication diplomatique ont fait l'objet, depuis maintenant plus de deux ans, d'un certain nombre d'expressions de nos autorités politiques, qui ont guidé notre action. Le Président de la République s'est exprimé à l'occasion de plusieurs discours, notamment aux deux conférences des ambassadeurs de ces dernières années, où il nous a appelés à une diplomatie de combat et à un changement d'échelle en matière de communication face à cette menace informationnelle qu'il a lui-même identifiée, en provenance notamment d'acteurs étatiques, à savoir la Russie, la Chine et la Turquie. Le discours de Toulon s'en est suivi, avec la Revue nationale stratégique (RNS) et l'appel à la création d'une stratégie nationale d'influence dont le Quai d'Orsay est le chef de file interministériel. Enfin, le Président de la République a conclu les états généraux de la diplomatie en février dernier en annonçant à la fois un renforcement et un réarmement de notre capacité diplomatique, notamment en matière de communication et d'influence. La ministre a confirmé cette montée en puissance en matière de communication qui s'est traduit dans la programmation budgétaire et les moyens humains en 2023 et 2024. Il s'agit du cadre conceptuel dans lequel nous nous inscrivons et nous travaillons. Cette stratégie nationale d'influence est en cours d'élaboration au Quai d'Orsay, en lien avec les autres ministères compétents.

Je voudrais tout d'abord revenir sur quelques termes. Le thème de cette audition est la lutte informationnelle. Mais le Quai d'Orsay ne s'inscrit pas dans une guerre informationnelle. Ce registre relève davantage de nos partenaires de l'interministériel, à savoir nos partenaires de l'état-major des armées et de sa cellule d'influence, le commandement de la cyberdéfense (Comcyber) ou d'autres membres de l'appareil d'État. Le Quai d'Orsay mène quant à lui une stratégie d'influence et de communication stratégique à l'égard de l'Afrique dans un cadre non agressif. Tel est le rôle de la diplomatie.

Pour répondre à cette menace, nous avons conduit depuis deux ans et demi une réforme profonde de notre dispositif de communication stratégique, qui se poursuit pour renforcer notre action, tout particulièrement en Afrique, où la menace est particulièrement criante, et plus largement sur la totalité du globe. Nous estimons en effet que la menace informationnelle actuelle en Afrique relève en partie d'une manifestation de la guerre hybride menée par différents acteurs. Nous y sommes également particulièrement attentifs dans le cadre de la guerre en Ukraine, qui se déploie notamment dans son aspect informationnel vis-à-vis de nos opinions occidentales et du reste de la planète. Cet effort doit être tous azimuts de notre part.

Je tiens à souligner à quel point le travail est mené en lien étroit entre différents acteurs de l'État. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, à travers la direction Afrique et de l'Océan indien et la direction générale de la mondialisation, est concerné sur tous les aspects de coopération et de soutien aux médias mais il en est de même pour les opérateurs, puisque le travail en équipe France correspond à une demande particulièrement forte du Président de la République. Nous travaillons également avec l'état-major des armées, sa cellule d'influence et le Comcyber. Les contacts sont quotidiens, en flux, dans le traitement de la menace informationnelle. Nous travaillons également étroitement avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, Viginum, quand la menace touche à nos intérêts vitaux nationaux sur le territoire.

L'état de la menace en Afrique est toujours aussi fort. Nous avons vu cette menace se concentrer et se déployer à partir d'un certain nombre de pays. Cette menace est principalement russe dans son expression. Evguéni Prigojine, qui est désormais décédé, a mis en place un appareil de désinformation à l'appui de la milice Wagner. Il l'a fait en commençant par le Mali et la République centrafricaine. Ces deux pays sont aujourd'hui des diffuseurs actifs de la désinformation russe, que l'on voit aujourd'hui se déployer dans une géographie beaucoup plus large. Un effort particulier a été identifié sur le Mali, le Burkina Faso et le Niger mais il se déploie plus largement, avec des campagnes de désinformation à Madagascar mais également au Bénin et au Sénégal, notamment à l'occasion d'échéances électorales particulièrement sensibles sur lesquelles les Russes souhaitent jouer.

La mort d'Evguéni Prigojine a entraîné une certaine confusion dans cet appareil, constitué d'une série d'individus financés par la Russie et des fermes à trolls, qui permettent de créer de la viralité inauthentique sur les réseaux sociaux et qui sont en partie installées dans ces pays, mais aussi à Saint-Pétersbourg. Certains acteurs sont donc sur le continent africain et d'autres en dehors. Tout ceci est amplifié par une série de médias audiovisuels, RT et Spoutnik, qui ont, à la suite des sanctions de l'Union européenne, reporté toute leur capacité francophone vers l'Afrique, mais aussi toute une série de faux médias qui ont été créés par la Russie, finançant ainsi des acteurs locaux qui se créent pour soutenir l'action de la Russie sur le terrain.

Ce dispositif a connu une certaine forme de confusion au décès d'Evguéni Prigojine. Nous avons pu le voir parce que ce décès est intervenu de façon concomitante avec le coup d'État au Niger. Nous avons pu noter, malgré l'efficacité de la propagande russe, que certains acteurs avaient du mal à prendre position et que ces lignes de commandement avaient probablement été affectées par sa mort. Aujourd'hui, nous assistons à une reprise en main par les forces armées russes de ce dispositif de désinformation. Il est clair que pour l'avenir, nous allons faire face au même type de menaces informationnelles de la part de la Russie, du fait d'une stratégie désormais portée par le ministère de la défense russe.

Nous devons aussi faire face sur le continent à une désinformation chinoise, qui est de nature différente puisqu'elle vise davantage à promouvoir les intérêts de la Chine qui, aujourd'hui, sont survalorisés dans l'espace médiatique africain au regard de la réalité du bénéfice que peuvent en tirer les populations africaines.

La Turquie a également déployé un certain nombre de médias francophones, dont la chaîne TRT. Celle-ci propose depuis un an et demi une chaîne en français à destination de l'Afrique. Elle diffuse notamment des contenus sur l'islam hostiles aux intérêts français.

Il ne faut pas oublier les acteurs locaux. Ce que nous avons vécu au Niger a marqué un tournant dans la désinformation. Les acteurs locaux se sont approprié le discours anti-français et anti-occidental. La production de contenus désinformant sur notre pays n'a pas été majoritairement le fait de la Russie mais celui d'acteurs au Niger pour soutenir le coup d'État en cours. La Russie est ensuite intervenue de façon opportuniste pour soutenir cette dynamique. Une autonomisation de ce discours se produit aujourd'hui, dont il faut bien avoir conscience. Ce discours et ces pratiques sont devenus une ressource politique dans ces pays, instrumentalisée par certains. Nous devons en tenir compte dans l'analyse de notre réponse.

Face à ces menaces, nous avons très nettement transformé notre dispositif de communication stratégique mais également le narratif, qui est cœur de ce que nous devons porter à l'échelle du continent. Ce narratif a été fixé par le Président de la République, dans le cadre de l'agenda transformationnel défini dès le discours de Ouagadougou et que nous continuons à déployer sur le terrain. Vous évoquiez, avec France Médias Monde et RFI auparavant, la puissance de la poussée démographique africaine et de la créativité. Tout cet agenda vise à se rapprocher de la jeunesse africaine, qui est aujourd'hui en demande d'emplois, de formations, de perspectives et de reconnaissance de sa capacité créatrice. Tout l'effort aujourd'hui porte sur la transformation de notre narratif pour pouvoir parler à cette jeunesse, soutenir ses actions en matière d'industrie culturelle et créative mais également dans le domaine du sport ou d'autres domaines.

Ce changement de narratif s'accompagne d'un changement de portage de notre communication. Nous avons depuis deux ans développé une communication d'influenceurs. Il s'agit, dans un contexte où la parole institutionnelle est profondément remise en cause, de travailler à trouver des voies tierces qui permettent de parler de la coopération positive qu'elles peuvent entretenir avec la France. Cela passe par le développement de toute une série d'actions pour identifier, nourrir et alimenter ces influenceurs ou ces communautés d'alliés que nous trouvons sur le terrain, qui sont le meilleur antidote à la désinformation. Nous leur adressons quotidiennement des éléments de contenus sur la réalité de notre action. Nous avons développé des produits de communication digitaux dédiés à l'Afrique. Notre compte Facebook du Quai d'Orsay a été recentré sur l'Afrique puisqu'il s'agit du réseau le plus important sur le continent. Nous avons développé de nouvelles séries vidéo dédiées aux diasporas sur le continent pour mettre en valeur leur rôle dans la construction de nos relations. Des newsletters dédiées à l'Afrique permettent de rassembler et de fédérer tous ces acteurs.

Il s'agit d'une nouvelle manière de faire de la communication positive.

Reste que face à cette menace, un dispositif de veille, de riposte et de coordination de notre stratégie, avec un certain nombre de partenaires, était nécessaire. Depuis août 2022, à la demande de la ministre Catherine Colonna nous avons créé une sous-direction dédiée à ces questions au sein de la direction de la communication et de la presse. Celle-ci nous permet aujourd'hui, au Quai d'Orsay, de disposer d'une analyse autonome des dynamiques informationnelles sur le continent africain et ailleurs.

Son premier rôle est d'effectuer de la veille. Elle produit, en cas de crise, une analyse des menaces informationnelles auxquelles nous faisons face, en lien avec les ambassades qui nous font remonter les signaux faibles, Viginum et le Comcyber.

Cette analyse permet ensuite de construire des stratégies de riposte que nous déployons avec des moyens de communication, très agiles, qui ont été renforcés. Il convient en effet de réagir très vite. Lors de la crise au Niger, nos services ont ainsi déconstruit, avec les ambassades, une quarantaine de campagnes de désinformation qui visaient nos emprises et nos intérêts, en faisant remonter des contenus qui permettaient de rétablir les faits auprès de toute une série d'acteurs mais aussi par les réseaux sociaux et la production de contenus vidéo.

Cette sous-direction a enfin pour troisième objectif de construire une stratégie de façon collaborative. Outre le travail quotidien avec les acteurs étatiques que j'ai évoqués, nous travaillons aussi à construire des stratégies avec nos partenaires européens. Nous avons contribué à cet effet à accroître les capacités du service européen de l'action extérieure, puisque mandat lui a été donné de créer une cellule de communication stratégique dédiée à l'Afrique. Nous avons par ailleurs créé une cellule de coordination avec les Européens. Nous voyons aujourd'hui monter en puissance ces stratégies collaboratives européennes pour contrer les fake news russes. À titre d'exemple, un sommet s'est tenu entre la Russie et le continent africain à Saint-Pétersbourg. En préparation de ce sommet, dont nous pouvions anticiper que la Russie l'utilise pour faire valoir toute une série de fausses informations dans ses relations avec l'Afrique, nous avons travaillé avec l'Union européenne et tous les autres États membres, ainsi qu'avec les États-Unis, mais aussi l'Ukraine, à démonter un certain nombre de fausses informations, notamment sur la sécurité alimentaire.

Une task force interministérielle informationnelle (TF2I), qui a vocation à être mise en place en cas de crise informationnelle, a en outre été créée. Elle a évidemment été activée à l'occasion du coup d'État au Niger. Elle permet de rassembler les capacités de la sous-direction veille et stratégie, avec des capacités de la cellule d'influence de l'état-major des armées, pour pouvoir travailler ensemble. C'est ce que nous avons fait pour le Niger en août 2023 et ponctuellement dans d'autres situations de désinformation massive.

Aujourd'hui, la coordination interministérielle est donc bien en place et elle est par ailleurs renforcée par des structures de long terme. Le comité interministériel de lutte contre les manipulations de l'information (COLMI) est une instance qui se réunit à l'invitation du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Il permet de partager nos analyses en matière de menaces internationales et de proposer aux autorités, au plus haut niveau de l'État, des stratégies de riposte et de caractérisation. Je vous donnerai des exemples qui ne concernent pas l'Afrique mais dont vous avez sûrement entendu parler. Ces derniers jours, nous avons dénoncé une campagne de la Russie qui visait à amplifier l'apposition d'étoiles de David sur les murs du dixième arrondissement de Paris. Nous avions auparavant dénoncé pour la première fois une opération en juillet dernier ; Madame Colonna l'avait fait elle-même à propos de la copie de sites informatiques par la Russie, dont nous avions été victimes au Quai d'Orsay comme une trentaine d'autres médias européens, dans le but de diffuser de fausses informations.

Un dernier élément de coordination interministérielle tient au lien avec les plateformes de réseaux sociaux, qui ont un rôle essentiel à jouer puisqu'elles constituent une partie du problème de notre point de vue. Celles-ci n'exercent pas de modération suffisante en Afrique, où elles dédient très peu de capacités. Aucun modérateur n'est présent en Afrique et très peu de réponses sont apportées aux régulateurs africains. Ce constat a été très clairement exprimé, notamment dans le cadre du réseau francophone des régulateurs des médias (REFRAM), auquel l'autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) participe. Aucune réponse n'est apportée aux régulateurs africains lorsqu'il s'agit de lutter contre des campagnes de manipulation de l'information qui mettent en cause l'ordre public ou d'autres questions. Nous avons, en tant qu'État français, un rôle de signalement auprès de cette plateforme quand nous faisons face à des campagnes de désinformation. Nous travaillons à cette fin en lien avec le ministère de la transition numérique, l'ambassadeur pour le numérique Henri Verdier et d'autres services de l'État qui permettent de faire pression ou de demander à ces plateformes de réagir.

Enfin, puisque ce travail se conduit directement avec elles, un travail est mené pour renforcer nos ambassades sur le terrain, afin qu'elles soient mieux équipées pour ce faire. Un certain nombre d'augmentations d'emplois sont prévues pour le ministère des affaires étrangères en 2024, qui vont bénéficier à la direction de la communication mais aussi à nos ambassades, avec une priorité pour celles situées en Afrique.

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