Intervention de Jonathan Guiffard

Réunion du mercredi 20 décembre 2023 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jonathan Guiffard, senior fellow à l'Institut Montaigne :

Entre la fin de la chute de l'empire ottoman et la fin du XXe siècle, l'Afrique n'était absolument pas un sujet pour les Turcs. Ce n'est qu'en 1998 qu'un premier plan de coopération Turquie-Afrique est apparu, un an après le premier rejet de la candidature européenne de la Turquie. En 2001, l'ancien Premier ministre turc Ahmet Davutoglu a écrit un livre sur la nécessité pour la Turquie de s'affirmer comme une puissance moyenne, à travers notamment une reprise de cette politique dans la profondeur stratégique turque, et notamment ottomane. L'idée parfois galvaudée d'un « néo-ottomanisme » date donc de cette époque.

Cette stratégie est certes assez récente, mais elle a malgré tout vingt-cinq ans d'âge. Cohérente, elle s'inscrit vraiment dans la durée de la prise de pouvoir de l'AKP, le parti de Recep Tayyip Erdoğan, et de cette volonté d'affirmer la puissance turque à l'international. Une accélération est intervenue à partir de juillet 2016, date du coup d'État manqué contre Recep Tayyip Erdoğan par le mouvement güleniste. En effet, ce mouvement, jusque-là allié avec l'AKP avait beaucoup investi l'Afrique, notamment avec des écoles et des programmes humanitaires de la coopération. À partir de ce moment, l'AKP a cherché à « dé-gülleniser » la présence turque en Afrique. De fait, de nombreux partenaires africains ont fermé les écoles gülenistes et ont arrêté de soutenir ou de recevoir de l'aide de ce mouvement.

Les motivations de la politique turque en Afrique sont multiples. Au-delà de la lutte antigüleniste, figure la volonté de s'affirmer comme une puissance moyenne. À ce titre, l'Afrique et ses cinquante-quatre pays constitue un terrain particulièrement opportun pour développer des partenariats. À l'image de la Chine et de la Russie, la Turquie a tout à fait identifié la vulnérabilité des Occidentaux et particulièrement des Français sur le continent africain. Cependant, à la différence de la Chine et de la Russie, la Turquie peut mettre en avant un lien culturel et religieux avec un ensemble de pays et de populations musulmanes en Afrique. De fait, elle joue beaucoup de cette proximité religieuse et culturelle.

Cette politique est également structurée par une compétition, aujourd'hui un peu moins prononcée, avec les Émirats arabes unis, sur fond d'une tension entre deux courants de l'islam politique. Sur le territoire africain, cette compétition a eu un impact assez important dans la motivation des Turcs à rallier des partenaires ou à s'engager dans des crises. Enfin, si la politique étrangère turque constitue effectivement un moyen de s'affirmer comme une puissance moyenne, elle reste avant tout une façon de légitimer le pouvoir à l'intérieur de ses frontières.

Pour parvenir à ses fins, la Turquie met en place un grand nombre d'outils différents et propose une stratégie extrêmement vaste et exhaustive. Elle se matérialise d'abord par une présence diplomatique : le nombre d'ambassades est ainsi passé de douze à quarante-quatre. Dans le cadre la lutte anti-gülleniste, la fondation Maarif est utilisée pour proposer des programmes scolaires et un certain nombre de coopérations.

L'agence de développement Tika a ouvert vingt-deux bureaux sur le continent et s'engage fortement dans le domaine du développement, essentiellement bilatéral, avec les différents partenaires africains. De son côté, la compagnie aérienne Turkish Airlines a ouvert un nombre de lignes aériennes très importantes. Il revient par exemple aujourd'hui moins cher d'aller en Afrique de l'Ouest en utilisant Turkish Airlines plutôt qu'Air France. Cet élément est particulièrement significatif, car il entraîne un effet réseau très important : un grand nombre d'Africains, notamment l'Afrique de l'Ouest, voyagent en Turquie ou en Europe via la Turquie.

L'outil de coopération économique est très important. Il est axé sur des secteurs très spécifiques comme le BTP, la construction d'infrastructures, la vente de produits manufacturés, mais également un peu d'activités minières. Depuis 2018 et la crise économique, le pays transforme son économie vers une économie d'exportation ; et l'Afrique représente un terrain gigantesque pour exporter des produits turcs.

La coopération universitaire s'accroît également. À ce titre, de nombreux étudiants africains viennent en licence ou en master dans les universités turques, mais aussi en République chypriote du Nord. La coopération culturelle passe quant à elle par les instituts Yunus Emre et il faut mentionner une coopération entre syndicats, qu'il s'agisse des syndicats patronaux, mais aussi des syndicats de travailleurs, qui opèrent une diplomatie économique horizontale dans nombre de pays africains. Enfin, des ONG, notamment musulmanes, viennent apporter une aide dans les domaines de l'humanitaire, du développement et de l'éducation.

Il convient naturellement de mentionner la coopération médiatique, mais surtout la coopération militaire. Une présence militaire turque est ainsi permanente dans deux pays : la Libye et la Somalie. Cette coopération se traduit également par la vente de matériels et d'armements, dont le drone Bayraktar TB2 est aujourd'hui l'emblème. Ainsi, pas moins de sept pays en Afrique de l'Ouest et trois pays en Afrique de l'Est en disposent ou en ont commandé. La coopération sécuritaire se matérialise par le rôle particulier confié aux services de renseignements turcs ou à des sociétés militaires privées (SMP), telle la Sadat. Au-delà des deux têtes de pont de l'influence turque en Somalie et en Libye, cette présence se développe aussi au Maghreb sur les plans économiques et politiques. La présence au Sahel reste limitée, mais elle tend néanmoins à s'affirmer, par le biais de ventes d'équipements militaires.

En conclusion, la stratégie turque, initiée il y a vingt-cinq ans, est discrète, mais ambitieuse. Elle sera continue et ne s'arrêtera pas. Elle sert d'affirmation de la puissance turque par du hard power même si elle utilise aussi nombre d'outils de soft power, mais également la coopération économique. Elle mobilise également des narratifs anticoloniaux et des narratifs et antioccidentaux, qui sont faciles à exploiter. Elle mobilise en outre sa proximité religieuse et culturelle avec un certain nombre de partenaires musulmans dans la région.

Enfin, son positionnement central permet de réaliser des effets d'échelle et de bénéficier d'effets de réseau. Le fait d'attirer des partenaires africains, des étudiants et des entreprises, de proposer des facilités infrastructurelles à commencer par la Turkish Airlines est essentiel, et lui permet de se placer en quelque sorte au milieu du continent. L'idée consiste ainsi à rendre la Turquie incontournable en termes politiques et économiques, pour rejoindre le continent.

En revanche, deux limites doivent être pointées. La première est d'ordre otanien : la Turquie ne peut mener une politique agressive comme la Russie et la Chine. En effet, une partie de sa politique et légitimée par sa présence dans l'Otan, comme sa présence en Libye par exemple. La Turquie peut se permettre de franchir quelques lignes rouges, notamment vis-à-vis de partenaires avec lesquels il peut avoir des tensions comme la France, mais de manière générale, elle ne passera pas à l'agression directe.

Une deuxième limite est aussi un paradoxe. Si la stratégie turque en Afrique est importante, elle l'est beaucoup moins en termes de budget, d'engagement et de priorité politique que son engagement en Asie centrale ou dans les Balkans : l'aide au développement turque en Afrique est inférieure à celle à destination des Balkans.

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