Intervention de Ran Halévi

Réunion du mercredi 13 mars 2024 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Ran Halévi, historien, directeur de recherche au CNRS :

L'intervention de M. Abidi a été si riche sur la situation de l'opinion arabe et des États arabes, que je propose de concentrer la mienne sur un état des lieux de la guerre en cours, d'une part, et sur la situation respective des deux principaux protagonistes, d'autre part.

Aujourd'hui, la guerre se poursuit et nous ignorons comment et quand elle s'achèvera. Nous n'avons aucune idée de ce que sera l'après-guerre entre Israël et le Hamas. Les négociations sur la trêve menées à Paris sont dans une impasse, en raison de l'obstination ou de l'espoir du Hamas d'obtenir davantage. Actuellement, le Proche-Orient paraît vraiment assis sur un baril de poudre.

Le ramadan, période très inflammable, vient de commencer et le regard se porte sur l'esplanade des Mosquées, où des incidents peuvent intervenir à n'importe quel moment, notamment avec le concours des quelques provocateurs israéliens, dont le ministre israélien de la police, responsable du maintien de l'ordre sur ce site. Depuis une dizaine de jours, les tensions sont bien plus vives qu'auparavant en Cisjordanie. La guerre avec le Hezbollah au Sud du Liban, qui est une guerre de basse intensité, tend à s'intensifier et il suffit d'une étincelle pour que l'incendie se propage bien au-delà des deux fronts actuels, le Sud-Liban et Gaza.

Quelle est la situation du Hamas à l'heure actuelle ? Le Hamas est aujourd'hui confronté à quelques espoirs déçus : en lançant l'attaque du 7 octobre 2023, il espérait généraliser la guerre « ralliée », avec la participation du Hezbollah, au Nord, à des attaques beaucoup plus massives que celles auxquelles nous avons assistées mais également avec une intervention beaucoup plus intense de l'Iran. Le Hamas se fondait sur son analyse d'une crise et d'un affaiblissement de la démocratie israélienne, qui devaient permettre d'ouvrir un front beaucoup plus large. Ensuite, il espérait que la trêve de novembre 2023 se prolongerait – mais Israël est reparti à l'offensive –, ainsi qu'un effondrement des accords d'Abraham qui, tant bien que mal, tiennent encore. Il espérait un soulèvement palestinien en Cisjordanie, une révolte des Arabes d'Israël qui se montrent exemplaires à tous égards, même s'ils critiquent vivement la conduite de la guerre par le gouvernement en place. Enfin, il espérait surtout un accroissement de la fragilisation de la société israélienne, à la suite d'une crise politique majeure qu'a vécu la démocratie dans le pays les mois précédant la guerre. Mais la société israélienne, effectivement déchirée par une sorte de « coup d'État légal » mené par le gouvernement contre la démocratie, a montré depuis le début de la guerre une résilience surprenante, une solidarité à toute épreuve, de même que la volonté de s'engager dans cette guerre, qui a surpris les Israéliens eux-mêmes.

L'esprit de sacrifice ne s'est pas éteint. Ni la mort des civils, ni celle des soldats ne suscitent des manifestations en Israël. Ces dernières portent surtout sur la question des otages, que l'opinion israélienne place au centre du débat public.

Malgré ces espoirs déçus, le Hamas conserve un certain nombre d'atouts. D'abord, il s'est affranchi de considérations humanitaires, ce qui lui offre une marge d'action que d'autres n'ont pas. De plus, il joue une sorte de « coup double » : il sacrifie les Palestiniens et tire des bénéfices de cette guerre horrible et de la situation catastrophique de Gaza, laquelle suscite des élans de sympathie. Ensuite, le Hamas est toujours là, malgré les promesses de destruction tenues publiquement par le gouvernement israélien. Il se déplace dans les tunnels, il est invisible mais il tient des cartes et dicte même l'ordre du jour des négociations. D'après un rapport des agences de renseignement américaines publié avant-hier, il est loin d'être dans un état de destruction : il est toujours debout, même sous terre. Selon ce même rapport, il est peu probable qu'Israël réussisse, dans un avenir proche, à le détruire.

Je passerai sur le bilan militaire du point de vue israélien, puisqu'il est connu. Sur le plan économique, une sorte d'effondrement économique a été redouté au début de la guerre. L'agence de notation Moody's avait ainsi dégradé la note souveraine israélienne il y a quelques mois. Malgré cette dégradation, l'économie a tenu le choc, la monnaie reste forte, la bourse a gagné presque 7 % et la high-tech israélienne, en crise au début de la « révolution » judiciaire du gouvernement Netanyahou, reprend des forces et continue à exporter dans les domaines du cyber, de l'intelligence artificielle et des technologies médicales.

L'alternative à laquelle le gouvernement et l'opinion israélienne sont confrontés est très simple : privilégier la libération des otages ou poursuivre la guerre. Selon les annonces ou les promesses du gouvernement, poursuivre cette guerre consiste à attaquer du côté de Rafah. D'après les experts militaires israéliens et le rapport des agences américaines que je viens de mentionner, l'armée israélienne est encore loin d'avoir achevé les préparatifs qui pourraient lui permettre d'attaquer Rafah mais le gouvernement israélien parle d'une attaque comme si elle pouvait être imminente.

En résumé, le dispositif militaire est intact, l'économie résiste et la société civile se montre vigoureuse et mobilisée, tout en étant toujours très divisée. Le véritable problème qui mine la démocratie israélienne est un problème dont quasiment personne ne parle mais qui déteint sur la conduite même de la guerre. Il est à la fois d'ordre politique et constitutionnel. Il est d'abord d'ordre politique, parce que le déterminant des objectifs de guerre – ainsi que le président Bourlanges l'a souligné dans ses remarques introductives – est la vision politique de l'après-guerre.

Or nous sommes dans une situation quasiment inouïe : le gouvernement refuse, presque par principe, de déterminer, d'expliquer ou de dessiner une vision d'après-guerre qu'il n'a d'ailleurs jamais cherché à concevoir. Monsieur Netanyahou, le premier ministre israélien, n'a aucune vision précise de l'après-guerre et de l'avenir, aucune vision stratégique sur le conflit de cent ans entre Israéliens et Palestiniens. C'est un « magicien politique » chez qui tout est tactique. Depuis son retour au pouvoir il y a une dizaine d'années, nous observons une sorte de division de travail, avec une étrange extension des colonies, sans but précis. Quel est l'objectif d'étendre indéfiniment les colonies, de grignoter des terres palestiniennes ou de poursuivre les provocations auprès des populations palestiniennes en Cisjordanie ? Il n'y a pas de but final à cette extension quelque peu rampante.

Par ailleurs, il existe une forme de coopération schizophrénique avec l'Autorité palestinienne. Ainsi, on parle peu de la coopération militaire et sécuritaire entre Israël et l'Autorité palestinienne, qui fonctionne très bien. Sans cette coopération, les attentats en Israël seraient infiniment plus nombreux. Simultanément, il existe un dénigrement et un abaissement politique systématique de cette même Autorité. À cela s'ajoute cette ruse perverse qui consiste à alimenter, consolider et financer indirectement le Hamas.

Le second problème est d'ordre constitutionnel. L'environnement constitutionnel et électoral israélien exerce une portée indirecte extraordinaire sur la guerre. En effet, ce système électoral de la proportionnelle intégrale crée des coalitions où de très petits partis peuvent, par la pression et le chantage, déterminer la politique du gouvernement et l'infléchir à leur avantage. Tant qu'il s'agissait des avantages pour le parti religieux, la situation était plus ou moins gérable. Désormais, avec deux partis d'extrême droite indispensables au maintien de la coalition, la politique israélienne – voire même la conduite de la guerre – est subordonnée en partie à ces pressions. Nous voyons ici comment les procédures politiques d'une démocratie exercent une influence directe ou indirecte sur le sort de la guerre.

À titre d'exemple, le ministre d'extrême droite de la police a autorisé des manifestations à Kerem Shalom, à la frontière avec Gaza, qui ont empêché l'acheminement des vivres vers la bande de Gaza. Le système même de fourniture de vivres à Gaza a été détraqué par la volonté d'un homme appartenant à un mini-parti qui « tient » le gouvernement, d'une certaine manière. Cet exemple illustre les conséquences géopolitiques redoutables d'un système électoral qui, au nom de la démocratie, ne cesse depuis des années de dégrader cette même démocratie.

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