Intervention de Marie Pochon

Réunion du mardi 26 mars 2024 à 16h30
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarie Pochon, rapporteure :

Ce texte, que j'ai l'honneur de présenter dans le cadre de la journée d'initiative parlementaire du groupe Écologiste, me tient particulièrement à cœur. Comme beaucoup d'entre vous, j'ai entendu toute ma vie que « l'agriculture ne paye pas les factures » et que c'est comme ça ! Un éleveur drômois me disait hier que l'agriculture est un « métier passion » à ne surtout pas conseiller à son gamin. C'est un métier où on calcule sa retraite non par sur son travail – car il ne paye pas – mais sur son capital. Nous sommes nombreux à trouver cela anormal, voire injuste, et ces derniers mois, partout dans le pays, une des plus grandes mobilisations agricoles de notre histoire récente nous l'a rappelé avec notamment un slogan que l'on a vu partout sur les tracteurs : « Agriculteur : enfant, on en rêve ; adulte, on en crève. » Le constat est simple et implacable : beaucoup trop d'agriculteurs ne peuvent vivre de leur travail.

Je sais que nous nous rejoignons tous autour de ce constat et sur d'autres, qui y concourent ou en sont la conséquence plus ou moins directe : plan social massif en cours dans nos campagnes – cent mille fermes ont mis la clé sous la porte au cours des dix dernières années ; faim – un enjeu majeur, quand on sait qu'un Français sur cinq ne mange pas à sa faim ; mal-être et mal-vivre des agriculteurs ; mise en concurrence et libéralisme effrénés qui font monter ou redescendre les cours des productions dans des salles de marché outre-atlantique. Tout cela sur fond d'effondrement du vivant, dont une des conséquences est que 30 % des populations d'abeilles disparaissent chaque année si bien qu'on ne sait pas si les pollinisateurs existeront toujours d'ici à 2100.

Nos campagnes se sont vidées : nous savons où nous mène ce système qui marche sur la tête et nous savons ce qu'il nous fera perdre. Nous avons tous vu sur les routes de France et devant les représentations de l'État ces manifestations d'hommes et de femmes qui ont dédié leur vie à une profession pas comme les autres, celle de cultiver la terre pour nourrir nos concitoyens, mais qui ne peuvent plus en vivre. Selon l'Insee, les inégalités parmi les agriculteurs sont bien plus fortes que dans la population en général : les 10 % les plus pauvres gagnent quatre fois moins que les 10 % les plus riches.

Il existe bien évidemment des disparités entre filières, des disparités au sein d'une même filière et des disparités suivant la taille des exploitations, mais le revenu moyen annuel d'un agriculteur en France n'est que de trente mille euros et, pour les 10 % les plus pauvres, les revenus du travail sont inférieurs aux coûts, ce qui signifie que c'est souvent le salaire du conjoint qui fait vivre la famille. Les agriculteurs travaillent pourtant, en moyenne, 54 heures par semaine. Entre 2022 et 2023, le revenu agricole a baissé de 9 %, alors que les profits bruts de l'industrie agroalimentaire ont plus que doublé, passant de 3 à 7 milliards d'euros. Entre 2021 et 2022, la marge brute de la grande distribution a augmenté, en moyenne, de 57 % sur les pâtes alimentaires, de 13 % sur les légumes et de 28 % sur le lait demi-écrémé. Ces chiffres montrent l'injustice de la répartition de la valeur sur la chaîne agroalimentaire.

Face à cette situation, les réponses – annonces sonnantes et trébuchantes, simplification administrative, quelques reculs environnementaux – ne sont pas encore à la hauteur des attentes. Nous pouvons avoir des désaccords sur la marche à suivre, mais je pense que nous souhaitons tous que le futur projet de loi d' orientation agricole soit un texte ambitieux et courageux, qui aille à la racine de ces dysfonctionnements. Ce texte est attendu, mais il semblerait qu'il ne comprenne pas de dispositions sur le revenu des agriculteurs, alors que cette question est centrale pour faire face aux enjeux de l'installation et de la transmission en agriculture et de la transition écologique.

Cette proposition de loi vise humblement à répondre à ces attentes.

Son article 1er propose de protéger le revenu des agriculteurs en confiant aux conférences publiques de filière le soin de déterminer un prix minimal d'achat des produits agricoles tenant compte des coûts de production dans chaque filière et, surtout – j'ai déposé un amendement en ce sens –, intégrant un revenu égal à deux Smic. Il appartiendra ensuite à la conférence publique de filière d'arrêter un prix minimal d'achat des produits agricoles qui ne pourra être en aucun cas inférieur aux coûts de production précédemment calculés. Cette proposition de prix rémunérateur vise à garantir à nos producteurs que, demain, ils ne vendront pas le fruit de leur travail en dessous de leurs coûts de production, dont leur rémunération, comme c'est régulièrement le cas dans certaines filières. Ces dernières années, plusieurs groupes, dont les groupes communiste et socialiste, ont fait des propositions en ce sens. L'amendement que le groupe La France insoumise a fait adopter en novembre dernier nous a servi de base pour présenter cet article 1er.

Le prix minimal d'achat prévu par cet article n'a pas vocation à devenir un prix plafond. Il constitue avant tout un filet de sécurité pour les agriculteurs face à la volatilité des prix des produits agricoles et au déséquilibre du rapport de force dans les négociations commerciales. Je rappelle que ce mécanisme a reçu le soutien du Président de la République, qui a déclaré au salon de l'agriculture, il y a un mois, qu'« il y aura un prix minimum, un prix plancher, en dessous duquel le transformateur ne peut pas acheter et en dessous duquel le distributeur ne peut pas vendre. » Le ministre chargé de l'économie Bruno Le Maire y a ensuite déclaré : « Toute ferme française doit pouvoir être compétitive. Et donc il y a bien un prix plancher en dessous duquel vous ne pouvez pas vendre, parce que ce n'est suffisamment rémunérateur ; donc il n'y a absolument pas d'incompatibilité entre le prix plancher et la compétitivité des fermes françaises. Les deux vont ensemble. » Lors d'un débat de contrôle à l'Assemblée, la ministre déléguée Agnès Pannier-Runacher a, quant à elle, indiqué la volonté du Gouvernement de construire les prix, filière par filière, sur la base des indicateurs de référence.

La complexité de la construction du prix des produits agricoles ne nous est pas inconnue et le Parlement et le Gouvernement ont pris des mesures, à commencer par les trois lois Egalim qui, en 2018, 2021 et 2023, ont essayé de donner davantage de poids aux producteurs afin de les aider à peser face à la surconcentration des géants mondiaux comme Nestlé ou Unilever et des cinq ou six principaux acteurs de la grande distribution dans notre pays, qui ne sont malheureusement guidés souvent que par les prix les plus bas. Ces réponses se sont avérées insuffisantes, même si certains résultats peuvent sembler encourageants, notamment dans le cadre d'une contractualisation encore trop peu répandue. Il convient de créer les conditions pour rendre ce dispositif plus opérant, mais cela ne peut être traité en intégralité dans une niche parlementaire.

Je vous fais part des pistes dégagées par nos auditions en espérant qu'elles pourront contribuer aux travaux du Gouvernement et de la mission parlementaire de nos collègues Anne-Laure Babault et Alexis Izard, aux côtés desquels nous serons ravis d'œuvrer.

La fixation du prix minimal d'achat des produits agricoles doit, en premier lieu, s'accompagner d'une plus grande régulation des marchés, pour ne pas mettre en concurrence nos agriculteurs avec des produits agricoles soumis à des normes environnementales, sanitaires et sociales moins-disantes. Cette régulation doit passer par la protection de l'excellence agricole française et européenne et par la fin des accords de libre-échange mettant les produits agricoles au même niveau que d'autres biens de consommation. Elle doit également porter sur les marges des agro-industries et des distributeurs et favoriser plus de transparence et d'encadrement. Il conviendra ensuite de mener un travail sur les coûts de production qui, selon de nombreux acteurs auditionnés, sont l'objet de défaillances sur leur disponibilité et sur leur homogénéité. Dans certaines interprofessions, la publication des indicateurs de coûts de production semble bloquée et il existe par ailleurs des disparités en matière de méthodologie et de fréquence de publication. Il nous manque donc à l'heure actuelle des indicateurs reconnus par tous et un travail doit être mené, filière par filière, pour parvenir à des indicateurs uniformisés et reconnus par les producteurs comme étant protecteurs. Ce travail nécessite une juste représentation de tous les agriculteurs dans les interprofessions. Il s'agit d'un travail complexe, mais il est techniquement faisable et la complexité ne doit pas être un prétexte à l'inaction, surtout quand il y a une telle urgence.

L'article 2 crée un fonds consacré à la transition agroécologique des exploitations agricoles. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, cette transition touche directement à la question du revenu des agriculteurs. Selon France Stratégie, les exploitations agroécologiques et l'agriculture biologique, en particulier, sont en général plus rentables que les exploitations conventionnelles. La transition concourt à rendre les exploitations plus économes et autonomes et donc à renforcer l'efficacité économique et la capacité à produire sur le long terme, dans un contexte où le prix des intrants peut augmenter de plus de 25 %, comme en 2022.

L'article 3 précise enfin les modalités de financement de ce fonds par le biais d'un prélèvement de 10 % sur les bénéfices générés par les industries de l'agroalimentaire, des produits phytosanitaires et des engrais de synthèse parmi les sociétés redevables de l'impôt sur les sociétés réalisant un chiffre d'affaires annuel supérieur à 50 millions d'euros. Ce seuil, qui épargne les PME, ne concerne donc que les plus grands groupes et permettra de faire contribuer l'ensemble des acteurs de la chaîne de valeur à cette nécessaire transition. Les coûts et les risques liés aux changements de pratiques demeurent encore trop souvent supportés par les seuls agriculteurs. L'argent public doit contribuer aux coûts de dépollution et à la prise en charge sanitaire afin que les bénéfices de la transition profitent à la société tout entière.

Comme vous le voyez, cette proposition de loi se veut concrète et utile. J'en profite pour remercier les députés qui, dans le cadre de nos travaux en commission, souhaitent réellement l'améliorer sans a priori ni prévention, avec pour seul objectif d'apporter une réponse à cet enjeu majeur du revenu agricole.

Le revenu des agriculteurs doit être pris en compte avant de discuter de quoi que ce soit d'autre. La crise est toujours là et ce texte est une opportunité d'apaiser la situation, en envoyant un signal transpartisan montrant aux agriculteurs que nous pouvons transformer les promesses en actes. J'espère donc que cette proposition de loi sera adoptée.

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