Intervention de Thomas Gomart

Réunion du mercredi 20 novembre 2019 à 9h40
Commission de la défense nationale et des forces armées

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

J'ai trois remarques liminaires. La première sur l'horizon de temps que vous avez choisi, qui me semble très pertinent, puisque 2050, cela nous semble très loin, c'est six lois de programmation militaire, mais c'est l'horizon de temps que la Chine s'est fixé pour être au sommet de la hiérarchie des puissances. En ce sens, je trouve que réfléchir à trente ans est très bienvenu, d'autant qu'il semble que la réflexion sur le long terme soit accaparée par les régimes autoritaires. Réintégrer le long terme dans leur réflexion est donc à mon avis un enjeu tout à fait décisif pour nos systèmes démocratiques, afin de ne pas céder à la tyrannie du court terme ou de l'instantanéité.

La guerre est un « invariant anthropologique », pour reprendre la formule de Raymond Aaron que je vais citer très brièvement : « la guerre est de tous les temps historiques et de toutes les civilisations », avant d'ajouter : « au hasard ou selon une méthode rigoureuse, les hommes se sont entre-tués, mettant en œuvre les instruments que la coutume et le savoir des collectivités leur offraient ». Il faut garder toujours à l'esprit cette dimension anthropologique très profondément ancrée.

Ma troisième remarque porte sur la notion de puissance. Pour fonctionner, le capitalisme a besoin d'une hiérarchie de puissances. Ce constat, établi notamment par Fernand Braudel, conduit à deux types de questions. Première question – en fait un choix de perspectives : à horizon 2050, anticipons-nous une concentration plus forte de la puissance entre quelques mains, ou bien au contraire une dispersion, une dissémination de la puissance, à travers « l' empowerment » [la montée en puissance, en anglais], grâce aux technologies de l'information et de la communication ? Ce choix de perspective est décisif pour la lecture des évolutions de la conflictualité. Cela conduit à une deuxième question : anticipons-nous une continuation du système capitaliste tel qu'il existe ou une coexistence de différents capitalismes ou une autre organisation politique sous contrainte écologique et numérique, notamment ?

Quatrième point introductif, la tendance à l'érosion de la supériorité militaire occidentale pose la question des conséquences de cette tendance pour notre pays à horizon de trente ans. Cette tendance est, à mon sens, d'ores et déjà, bien engagée.

Je vais articuler mon propos en deux temps. Dans un premier temps, je vais me reporter au schéma que j'ai fait circuler. Je précise que ce schéma a été élaboré dans le cadre de l'Observatoire des conflits futurs que l'IFRI dirige avec nos collègues de la Fondation pour la recherche stratégique au profit des trois états-majors d'armées. Madame la présidente, je profite de cette occasion pour vous dire que les équipes de l'IFRI et de la FRS se tiennent à la disposition de votre commission pour aller plus loin dans votre réflexion, et notamment nourrir vos travaux de nos publications, qui sont très régulières. Cet observatoire a été inauguré il y a maintenant deux ans et finira fin 2020. Ce schéma, réalisé par Élie Tenenbaum, doit se lire de gauche à droite en termes d'intensité : il illustre le passage d'une situation de compétition pacifique à des situations de guerres irrégulières et, pour finir, à des situations de guerres régulières. De bas en haut, ce tableau doit se lire en fonction des niveaux d'analyse stratégique. Ce n'est pas un schéma daté, marqué chronologiquement. C'est au contraire un schéma qui doit pouvoir se lire dans toute situation, puisque dans toute situation historique, nous considérons que nous sommes face à l'ensemble du spectre. Il faut donc être capable de penser l'ensemble du spectre dans toutes ses composantes.

Que retenir de ce schéma ? Premièrement, comme Manuel l'a rappelé, la France cherche à canaliser la violence par la norme. En ce sens, c'est une puissance du statu quo. Serons-nous capables en 2050 de maintenir ce statu quo qui, fondamentalement, nous est favorable, avec les efforts de régulation, avec les différents outils de contrôle de la violence précédemment évoqués ? Une autre remarque, c'est que la France, à la différence d'autres acteurs, notamment étatiques, s'interdit certaines choses en termes militaires, pour des raisons à la fois politiques, économiques et éthiques. Enfin, troisième élément, plus on va vers la haute intensité, plus on va vers la droite du schéma, moins la France sera autonome et plus elle sera limitée à la dimension nucléaire.

Cela me conduit au deuxième volet de cette présentation qui concerne le modèle d'armée vers lequel il faut tendre à horizon de trente ans en fonction de cette conflictualité. Sans surprise, je vais repartir des travaux de la Revue stratégique à laquelle j'ai participé et qui a été remise au président de la République en octobre 2017.

Première question : ce modèle d'armée complet et équilibré est-il souhaitable ? Ma réponse est évidemment positive. Faut-il maintenir les capacités d'intervention, notamment d'entrer en premier ? Ma réponse est évidemment positive. Est-il tenable ? C'est justement à vous d'en décider d'une certaine manière. Cette question nous engage au-delà de l'actuelle loi de programmation militaire. Dans la Revue stratégique, cinq fonctions stratégiques avaient été reprises des travaux doctrinaux antérieurs : la fonction de dissuasion, la fonction de protection, la fonction connaissance et anticipation, la fonction intervention et la fonction prévention, la Revue insistant sur la nécessité de renforcer notamment les outils de prévention. Je serais tenté, au fond, dans le cadre de cette réflexion commune, de me demander s'il n'y aurait pas une sixième fonction à inventer – je ne sais pas comment l'appeler, mais ce peut être un objet de nos discussions – qui serait celle de la résilience, de notre capacité à encaisser des coups qui, de mon point de vue, vont se multiplier si l'on raisonne à trente ans.

J'en viens à mon deuxième point : les principales modalités de conflictualité. La première, c'est évidemment le djihadisme, avec un constat, celui que les 250 morts et plus, ainsi que le millier de blessés, que nous avons eus depuis 2015, ont déjà provoqué une évolution de notre droit et de notre posture de défense. La question que l'on doit se poser c'est : si nous changions par malheur d'unité de compte, quelles pourraient en être les conséquences ? Malheureusement, je pense que ce n'est pas du tout une hypothèse éloignée. À cet égard, il faut considérer plusieurs fronts : le territoire national évidemment, le Levant, la bande sahélo-saharienne, l'Afrique du Nord, ce que l'on appelle le Khorassan, c'est-à-dire l'Afghanistan, le Pakistan, l'Iran, et les autres fronts, peut-être mineurs, mais qui nous intéressent en réalité directement : le Yémen, la Corne de l'Afrique, la Somalie, l'Afrique de l'Ouest et en particulier le Nigéria. Je ne vais pas rentrer dans le débat sur les causes du terrorisme, qui sont multiples et qui demandent un traitement autre que simplement militaire, mais ce qui me semble tout à fait sûr, c'est que les djihadistes, quelle que soit leur obédience, nous ont été désignés comme ennemi et de manière durable. La deuxième modalité sur laquelle je voudrais insister, c'est la compétition militaire et le retour de cette compétition militaire précédemment évoqué. D'abord, il faut souligner l'évolution de ce que j'appelle le « triangle stratégique », autrement dit des relations entre les États-Unis, la Chine, et la Russie. Ces relations ont un effet d'orientation, d'abord de la mondialisation en termes géoéconomiques, mais aussi de l'équilibre stratégique, dont nous subissons et subirons les effets. Il faut aussi être attentif à l'évolution du comportement de puissances dites « de second rang », comme la Turquie, l'Iran, l'Arabie Saoudite et l'évolution de partenaires stratégiques de la France, comme les Émirats, l'Australie, ou l'Inde.

Troisièmement, une dialectique très compliquée s'observe entre, d'une part, des États faillis qui se multiplient en Afrique et, d'autre part, la montée en puissance d'acteurs privés dans le domaine de la sécurité, au-delà des plateformes numériques, qui sont appelées à jouer un rôle de plus en plus important. Cela doit nous conduire à essayer de penser simultanément l'entrée dans le troisième âge nucléaire – sur lequel je vais revenir –, les guerres limitées, qui à mon avis vont se multiplier, et la mise en données du monde, c'est-à-dire la numérisation de toutes les activités humaines. C'est bien ce séquençage qu'il faut essayer de penser. Je vais me concentrer sur le troisième âge nucléaire. Le premier âge nucléaire a été marqué par la guerre froide, le deuxième âge, par les efforts de désarmement après la chute de l'URSS, et nous entrons aujourd'hui, à notre corps défendant, dans un troisième âge, caractérisé par le réinvestissement d'un certain nombre d'États dans le nucléaire. Évidemment, pour la France, cela a des conséquences directes. Le risque est désormais moins la perte d'intégrité du sanctuaire national qu'une modification très défavorable des configurations régionales avec de l'hybridité nucléaire, ce que l'on appelle, notamment dans la Revue stratégique, de la « sanctuarisation agressive » Ces risques doivent nous inviter à renforcer notre stratégie nucléaire avec un horizon de temps de trente ans qui est le bon horizon de temps en la matière.

Pour conclure cette présentation probablement un peu trop schématique – je vous demande de m'en excuser –, je pense que votre effort de prévision est indispensable, car nous sommes à un moment clé de modification du rapport entre notre diplomatie et notre outil militaire. Nous avons un positionnement diplomatique qui produit un rendement décroissant alors que notre sécurité, si nous décidons et si nous voulons l'assurer, a un coût croissant. Le croisement de ces deux tendances crée une situation délicate à gérer, puisque – je finirai sur une note volontairement pessimiste – ce qui me semble évident, c'est que nous allons subir plus de coups dans les trois décennies à venir et que notre capacité à en donner va se réduire.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.