Commission de la défense nationale et des forces armées

Réunion du mercredi 20 novembre 2019 à 9h40

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • chine
  • conflictualité
  • conflit
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La réunion

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La séance est ouverte à neuf heures quarante.

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Mes chers collègues, Messieurs les directeurs, je suis très heureuse d'accueillir aujourd'hui deux éminents spécialistes des relations internationales, M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères, et M. Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI).

Cette audition est ouverte à la presse et sera consacrée à l'évolution de la conflictualité dans le monde à l'horizon 2050. Elle ouvre un cycle, souhaité par le nouveau bureau de notre commission, consacré aux problématiques géostratégiques. Cette réunion sera suivie jusqu'en janvier prochain par des auditions plus spécialisées sur les différentes régions en tension. L'année 2050 n'est bien sûr pas à prendre au pied de la lettre. Il s'agit avant tout de nous livrer à un exercice de prospective.

Le président de la République Emmanuel Macron en faisait le constat à l'occasion de son discours, lors de la dernière conférence des ambassadeurs : l'ordre international est bousculé de manière inédite. Nous assistons à un grand bouleversement qui a lieu, sans doute pour la première fois dans notre histoire, à peu près dans tous les domaines, avec une magnitude profondément historique. Nous essaierons donc ce matin de ne pas sous-estimer cette nouveauté et d'essayer de mieux la comprendre, en dépit de l'instabilité et de l'imprévisibilité croissantes du monde que nous observons chaque jour. C'est un monde multipolaire, où les alliances renvoient de moins en moins à des affrontements de valeurs et deviennent par conséquent moins permanentes, plus aléatoires et davantage de circonstances.

Les menaces hybrides se multiplient et les puissances traditionnelles ne peuvent plus prétendre imposer ou rétablir aisément un ordre extérieur, comme en témoigne l'exemple des États-Unis face aux talibans, à l'Iran, à la Corée du Nord ou encore au Venezuela. C'est un monde interdépendant qui doit faire face de plus en plus à des questions transversales. La sécurité sanitaire, environnementale et économique, alimentaire, sont autant de préoccupations qui alimentent la conflictualité. Les conflits ne surgissent plus seulement d'une compétition classique entre les puissances. Les relations internationales ne sont plus simplement le jeu des États, mais sont influencées par les actions de multiples acteurs : les entreprises transnationales, les organisations non gouvernementales (ONG), les nébuleuses terroristes et des trafiquants en tout genre qui se jouent complètement des frontières.

Bref, tous ces éléments concourent à une volatilité de plus en plus grande, où la puissance devient une notion de plus en plus aléatoire, et où le danger provient également de l'accentuation de faiblesses, notamment celle des États, comme au Yémen ou au Mali. Le traitement militaire des crises ne suffit donc pas à gagner la paix et doit se conjuguer avec d'autres interventions sociales, économiques et humaines.

Face à ce monde devenu de moins en moins lisible, il m'a semblé important de faire appel à des personnalités éminentes qui puissent nous donner quelques clés de lecture, dégager des lignes de force, et nous dire quelle marge de manœuvre il reste aux politiques afin qu'ils ne soient pas simplement spectateurs du monde, mais bien des acteurs à même de créer l'évènement et de susciter des marges de manœuvre. Le directeur du centre d'analyse et de prévision et de stratégie m'a paru le plus à même de nous aider dans cette entreprise. Le CAPS a été créé en 1973 par Michel Jobert comme le « poil à gratter du Quai d'Orsay » en complément des directions géographiques, en charge notamment de la prospective à court, moyen et long terme. L'IFRI est l'un des plus importants think tank s d'Europe ; il commente et accompagne les bouleversements du monde depuis plus de quarante ans.

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Manuel Lafont Rapnouil, CAPS

C'est ma première audition à l'Assemblée nationale et je vais commencer très mal avec deux caveats [mises en garde] en introduction. Le premier, c'est un caveat de rigueur, lié à mes fonctions, puisque je suis le « poil à gratter » en effet, selon la formule consacrée. Les travaux du CAPS sont une contribution à la réflexion et ils ne peuvent être considérés comme une position officielle du gouvernement français. C'est dans cet esprit que je vais échanger avec vous. Le second caveat, c'est que j'ai l'habitude de prendre au sérieux les intitulés qu'on me donne, mais il est évident que prévoir 2050 est très délicat. C'est en tout cas bien au-delà des capacités du CAPS. Si l'on garde le même horizon de trente ans, ce que l'on imaginait en 1990 de ce qui se passerait aujourd'hui est assez différent. On parlait de sécurité collective, on parlait de guerre propre. Le conflit que d'aucuns voyaient poindre du fait des tendances économiques et technologiques aurait dû opposer les États-Unis au Japon. L'avantage d'avoir un horizon lointain est que cela ouvre les possibilités, et c'est exactement ce dont nous avons besoin. La difficulté vient de l'incertitude ; on ignore quelles sont les tendances qui se prolongeront et s'accentueront ou, au contraire, celles qui seront interrompues, et si elles sont interrompues, quelles sont les ruptures possibles. Je vous propose de pointer les tendances que l'on identifie aujourd'hui et de les interroger pour contribuer à votre réflexion.

Je distingue huit tendances. La première concerne l'évolution de l'environnement international et je vais dire des choses que vous avez déjà entendues maintes et maintes fois. Je vais citer trois évolutions en particulier. En premier lieu, la redistribution de la puissance économique et de la puissance militaire entraînent le déclin relatif des puissances les plus avancées et s'accompagnent d'un essor de la Chine. Cet essor va-t-il se poursuivre ? Jusqu'où va-t-il se poursuivre ? Indépendamment des trajectoires individuelles de tel ou tel État, un mouvement de décentralisation de la puissance est très profondément engagé, qui se traduit par davantage de puissance pour les puissances que l'on appelle « émergentes », les puissances moyennes et aussi les acteurs non étatiques armés, mais pas seulement. En second lieu, nous sommes dans un moment de transition qui peut être un moment d'instabilité, du fait d'une logique de compétition entre les puissances. Si l'on raisonne à horizon 2050, se dessine le spectre de la concurrence et de l'affrontement possible entre les États-Unis et la Chine. On parle de découplage économique. Cela aura-t-il des conséquences en termes de fragmentation de la mondialisation ? Va-t-on vers un affrontement ouvert ? Cet affrontement potentiel, cette concurrence entre la Chine et les États-Unis, ne sature pas le système international : au contraire, il crée du vide. Dans ce vide s'engouffrent des puissances moyennes et une partie de la conflictualité actuelle est alimentée par ces puissances moyennes qui s'emparent et profitent du vide ainsi créé. En troisième et dernier lieu, s'agissant de cette première tendance, il faut citer les évolutions globales, dont on sait qu'elles sont des tendances lourdes pour l'évolution de la conflictualité : l'environnement, le climat, la pression sur les ressources naturelles, la démographie, y compris l'urbanisation, les révolutions numériques et technologiques.

J'en viens à la deuxième tendance : la place de la sécurité. Cela a été dit par Madame la présidente, la sécurité est évidemment une préoccupation majeure des États. On ne voit pas très bien comment elle ne le serait plus. Elle est déclinée sur tous les fronts : sécurité alimentaire, sécurité sanitaire – je n'y reviens pas. Je voudrais pointer trois autres facteurs. Le premier, c'est ce que l'on appelle « l'arsenalisation », la transformation en armes – ce que les Anglais appellent « weaponization » – des relations d'interdépendance. Jusqu'à présent, nous percevions les interdépendances comme ce qui nourrissait notre prospérité commune. Dorénavant, les interdépendances, parce qu'elles sont asymétriques, peuvent être utilisées par ceux qui sont du bon côté de l'asymétrie comme des leviers de puissance. On l'observe avec les sanctions économiques, mais aussi en matière énergétique, en matière de migration. Cette « arsenalisation » des interdépendances entraîne des conflits sans violence armée. À l'inverse, nous assistons à la « commodification » de la sécurité, c'est-à-dire que la sécurité est davantage considérée comme une « commodity », en anglais, comme un bien que l'on peut échanger. Le fait de traiter une relation de sécurité dans une logique transactionnelle, plutôt que sur la base d'une vision partagée des intérêts de sécurité entre partenaires, fait douter de la crédibilité des garanties de sécurité qui sont données dans cette relation de sécurité. Ce n'est pas sans conséquences – je vais y revenir – sur les alliances et les relations de sécurité. Enfin, les États ont tendance à recentrer les politiques de défense sur une logique de sécurité nationale au détriment de la prise en compte de la paix et de la sécurité internationale, le problème étant que l'addition des politiques de sécurité nationale ne fait pas une stabilité et une sécurité internationale.

Tout ceci m'amène à la troisième tendance : la fragilisation du cadre juridique et multilatéral. Ce cadre est censé limiter la conflictualité internationale, soit pour empêcher les conflits, soit le plus souvent pour les contenir, les modérer et empêcher l'escalade ou leur propagation. Cette fragilisation du cadre juridique et multilatéral s'explique objectivement. Je prends un seul exemple : le contrôle des armements dont on parle beaucoup, dont je suis sûr que vous avez déjà beaucoup parlé, qui était fondé jusqu'à présent sur une logique quantitative. Alors qu'on maîtrisait jusqu'à présent la quantité des armes, cette approche quantitative trouve ses limites car l'enjeu réside désormais dans la qualité de ces armes. La vérification, qui est au cœur de la crédibilité de la maîtrise des armements, est rendue plus difficile par des progrès technologiques, comme la miniaturisation. À ces difficultés objectives s'ajoutent des difficultés subjectives ; nous assistons à une sorte de crise de confiance vis-à-vis, non pas juste des partenaires, d'autres acteurs du système international, mais des outils qui permettent de créer de la stabilité et de la transparence. Les mécanismes d'inspection, d'observation, de vérification sont l'objet d'une défiance croissante. Par ailleurs, certaines puissances choisissent délibérément de privilégier l'imprévisibilité, l'ambiguïté, pour pouvoir, le cas échéant, procéder à l'intimidation. Les cadres et des mécanismes de sécurité collective à l'échelle mondiale, à l'échelle régionale, là où ils existent, sont affaiblis. Les alliances, les mécanismes non pas de sécurité collective, mais de défense collective, se fragilisent. La tendance, qui existait ces dernières années, à la diminution du nombre et à la diminution de l'intensité des conflits armés, se renverse.

Les difficultés dans le règlement des crises et des conflits constituent la quatrième tendance que je discerne. Ce n'est pas tout de prévenir ou de contenir les conflits, il faut aussi pouvoir les régler ! Cela constitue un défi important pour nos capacités. Un grand nombre de conflits armés sont en fait des cas de rechute – la paix est trop fragile et les États retombent dans les conflits armés, ou vous avez un certain nombre de conflits non réglés qui connaissent des épisodes de violence armée chronique, voire des épisodes où le niveau de violence augmente au fur et à mesure d'une étape à l'autre. Pour nous, ou en tout cas pour ceux qui interviennent militairement, cela pose un problème de crédibilité, puisqu'il faut, d'une certaine manière, pouvoir rendre le pays dans un état meilleur que celui où vous l'avez trouvé en intervenant. Dès lors, nous sommes amenés à questionner les modalités de nos interventions : au-delà de la réponse militaire, l'ingénierie que nous avons développée depuis l'après-guerre froide en termes de médiation, en termes de capacité de démobilisation, de désarmement et de réinsertion des combattants, en termes de réforme du secteur de la sécurité, en termes de justice transitionnelle. C'est la thématique de l'articulation des trois « d », c'est-à-dire développement, défense, mais aussi diplomatie, règlement politique. On ne peut qu'être frappé par le fait qu'un certain nombre d'acteurs n'ont pas forcément pour objectif de régler les conflits. Des conflits sont non réglés, gelés, ou même de basse intensité, et des États s'en satisfont. C'est un aspect à avoir à l'esprit, quand vous raisonnez sur l'avenir de la conflictualité.

Cinquième tendance : une réticence à recourir à la force. Les substituts à l'emploi de la force sont en plein essor : j'ai parlé des sanctions économiques. Le cyber, la cyberguerre, ont un attrait évidemment dans cette perspective. C'est le moyen supposé de gagner la guerre sans la faire, sans exercer de violence physique. Toutefois, en pratique, les cyberattaques peuvent avoir des conséquences physiques extrêmement dramatiques. En tout état de cause, la tendance est à une politique d'intervention plus sélective, plus ponctuelle aussi, et maîtrisée dans le temps. Cela pose un problème, s'agissant des besoins des partenaires que vous pouvez chercher sur place. À cet égard, on peut penser à la Syrie comme au Sahel. Ce besoin va se renforcer. L'autre dimension est, pour ainsi dire, intérieure. Quelle est la solidité du consensus des États qui veulent intervenir ou des États qui investissent dans leur outil de défense ? Quel est le consensus politique ? D'une certaine manière, le consensus en France, à la fois sur l'intervention armée à l'extérieur et sur la dissuasion, est une rareté parmi les démocraties occidentales. Il est intéressant d'avoir cela à l'esprit.

La sixième tendance concerne les motifs possibles de la conflictualité. Une logique très géopolitique est à nouveau à l'œuvre. Le territoire semblait ne plus pouvoir être une cause, un motif, un objet de conflits, en tout cas de conflit armé. Et pourtant, ce motif revient très fortement aujourd'hui, avec les ressources naturelles. Le fait de n'être jamais totalement sûr des intentions de votre adversaire crée un dilemme de sécurité. Vous vous préparez pour la guerre et ce faisant, vous inquiétez vos voisins. Cette logique géopolitique est donc redevenue un moteur essentiel de la conflictualité. Pour autant, la dimension des idées, des identités, la logique de différenciation, de polarisation, d'exclusion reste présente, au détriment de logiques plus inclusives, plus universalistes. Or il est beaucoup plus difficile – on le sait d'expérience – de régler un conflit fondé des différends d'ordre identitaire, puisqu'ils ont une portée existentielle, que de régler des conflits qui sont construits sur des intérêts, où l'on peut essayer de trouver des compromis entre les parties. Dans le Livre blanc de 2013, il y avait une expression que j'aimais bien, qui était : « il y a les menaces de la force, mais il y a aussi les risques de la faiblesse », c'est-à-dire le risque associé aux États qui n'ont pas la capacité d'assumer leurs responsabilités régaliennes en termes de contrôle de leur territoire, ce qui peut être source de déstabilisation et de violence.

Ma septième tendance concerne l'évolution des moyens de la conflictualité, des moyens militaires, de l'armement. L'éventail des armements disponibles est extrêmement large, du génocide à la machette aux armes de pointe. Le relâchement des normes sur les armements est une tendance préoccupante et tout à fait importante. Les organisations humanitaires pointent la hausse des décès par mine antipersonnel. Comme vous le savez, le tabou sur l'emploi des armes chimiques est apparu très fragilisé, d'où un effort diplomatique pour le restaurer. Un assouplissement des contraintes sur l'emploi d'armes nucléaires non stratégiques fait l'objet de discussions. Toutes ces évolutions contribuent à dessiner un paysage assez différent de celui que nous avons pu connaître ces dernières années. Le terrorisme demeure un risque important ; c'est frappant dans la dernière édition de la stratégie de sécurité nationale américaine qu'ils aient passé cet aspect par pertes et profits ! En tout état de cause, nous pouvons être sûrs que dans un conflit, il y aura une recherche de disruption chez l'adversaire – pas juste de domination de ses forces armées – de disruption au niveau des infrastructures critiques, de la cohésion sociale, de la continuité de l'État. Dans cette question des armements, il y a la question des ruptures technologiques. Je ne vais pas vous faire la liste, je suis sûr que vous en avez parlé et que vous en reparlerez. Ce sur quoi je voudrais insister, c'est que l'innovation se fait par la technologie, par l'emploi de la technologie et aussi par la diffusion de la technologie. Parmi les technologies de rupture, certaines seront l'apanage d'un petit nombre d'États, par exemple l'hypervélocité. Elles pourront procurer à ces États un avantage important. Mais d'autres technologies, au contraire, auront pour caractéristique de se diffuser davantage vers plus d'États, voire vers des acteurs non étatiques, voire vers des individus.

Mon huitième point porte sur les modalités de la conflictualité. Les guerres entre États reprennent, sans pour autant que les guerres au sein des États disparaissent. « L'hybridité » se développe : faire conflit de tout bois, manipuler l'information, infliger des sanctions, avoir recours aux forces spéciales, au cyber, mais aussi, surtout, privilégier les zones grises de sorte qu'il soit difficile d'attribuer un fait ou de qualifier une situation ou une action. Le relâchement des normes sur les armes, que j'ai évoqué précédemment, s'accompagne de violations du droit international humanitaire, d'un relâchement des normes sur le comportement, des violences contre les civils, contre les humanitaires eux-mêmes, les sièges des centres urbains, ainsi que des entraves à l'accès humanitaire, des violences sexuelles, des guerres d'annexion puisque le territoire redevient un objet géopolitique. Le dirigeant de l'ONG International Rescue Committee a appelé cela « le nouvel âge de l'impunité ».

Je pourrais parler longuement des nouveaux domaines que sont le cyber ou le spatial. Ce n'est pas complètement mon domaine de spécialité. Je suis sûr que d'autres vous en parleront. Je voudrais insister sur l'évolution des conflits armés traditionnels que parfois on regarde de façon un peu négligente, mais qui pourtant reste décisive pour nos intérêts de sécurité. Or ces conflits aussi évoluent. Les groupes armés sont plus fragmentés et plus poreux. Il est plus difficile de les combattre et de faire la paix avec eux. L'articulation entre les niveaux locaux, nationaux, régionaux est plus complexe. Sur un même théâtre, on observe des situations en « peau de léopard », avec la consolidation de la paix d'un côté et, de l'autre côté de la colline ou du massif montagneux, des affrontements directs et une volatilité, une réversibilité de ces situations. L'érosion des distinctions majeures autour desquelles nous avons construit la guerre, c'est-à-dire entre la guerre et la paix, se poursuit donc. Jean-Marie Guéhenno a cette très bonne expression sur le brouillard, non pas de la guerre, comme disait Clausewitz, mais le brouillard de la paix, entre le civil et le militaire, entre l'interne et l'externe ou entre l'étatique et non étatique.

Je voudrais conclure sur deux points. Le premier, c'est l'importance de ne pas être dirigé seulement par la peur, de ne pas en rester à notre évaluation de la menace. Le retour de la compétition entre puissances peut être un constat : cela ne doit pas nécessairement être un programme. C'est exactement ce que nous avons fait sur le Golfe. C'est ce que nous avons fait dans la zone indo-pacifique. Nous y avons mené une politique dont il est important de rappeler qu'elle n'est pas dirigée contre quiconque et qu'elle est conçue, au contraire, pour contribuer à la stabilité internationale. C'est pour cela qu'elle s'appuie à la fois sur des actions militaires, mais aussi sur des actions diplomatiques, sur une présence économique et sur une action en terme environnemental et des ressources.

Le deuxième point sur lequel je voudrais insister en conclusion, c'est qu'il est important de réfléchir sur l'évolution de la conflictualité comme vous le faites pour définir notre niveau d'ambition. Dès lors que l'on admet que l'autonomie stratégique qu'on s'est donnée à nous-mêmes comme objectif à la fois en France et en Europe est relative, qu'elle ne peut être que jusqu'à un certain point, la question du niveau d'ambition est la discussion indispensable qu'il faut que nous ayons, à la fois au niveau national et européen.

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Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

J'ai trois remarques liminaires. La première sur l'horizon de temps que vous avez choisi, qui me semble très pertinent, puisque 2050, cela nous semble très loin, c'est six lois de programmation militaire, mais c'est l'horizon de temps que la Chine s'est fixé pour être au sommet de la hiérarchie des puissances. En ce sens, je trouve que réfléchir à trente ans est très bienvenu, d'autant qu'il semble que la réflexion sur le long terme soit accaparée par les régimes autoritaires. Réintégrer le long terme dans leur réflexion est donc à mon avis un enjeu tout à fait décisif pour nos systèmes démocratiques, afin de ne pas céder à la tyrannie du court terme ou de l'instantanéité.

La guerre est un « invariant anthropologique », pour reprendre la formule de Raymond Aaron que je vais citer très brièvement : « la guerre est de tous les temps historiques et de toutes les civilisations », avant d'ajouter : « au hasard ou selon une méthode rigoureuse, les hommes se sont entre-tués, mettant en œuvre les instruments que la coutume et le savoir des collectivités leur offraient ». Il faut garder toujours à l'esprit cette dimension anthropologique très profondément ancrée.

Ma troisième remarque porte sur la notion de puissance. Pour fonctionner, le capitalisme a besoin d'une hiérarchie de puissances. Ce constat, établi notamment par Fernand Braudel, conduit à deux types de questions. Première question – en fait un choix de perspectives : à horizon 2050, anticipons-nous une concentration plus forte de la puissance entre quelques mains, ou bien au contraire une dispersion, une dissémination de la puissance, à travers « l' empowerment » [la montée en puissance, en anglais], grâce aux technologies de l'information et de la communication ? Ce choix de perspective est décisif pour la lecture des évolutions de la conflictualité. Cela conduit à une deuxième question : anticipons-nous une continuation du système capitaliste tel qu'il existe ou une coexistence de différents capitalismes ou une autre organisation politique sous contrainte écologique et numérique, notamment ?

Quatrième point introductif, la tendance à l'érosion de la supériorité militaire occidentale pose la question des conséquences de cette tendance pour notre pays à horizon de trente ans. Cette tendance est, à mon sens, d'ores et déjà, bien engagée.

Je vais articuler mon propos en deux temps. Dans un premier temps, je vais me reporter au schéma que j'ai fait circuler. Je précise que ce schéma a été élaboré dans le cadre de l'Observatoire des conflits futurs que l'IFRI dirige avec nos collègues de la Fondation pour la recherche stratégique au profit des trois états-majors d'armées. Madame la présidente, je profite de cette occasion pour vous dire que les équipes de l'IFRI et de la FRS se tiennent à la disposition de votre commission pour aller plus loin dans votre réflexion, et notamment nourrir vos travaux de nos publications, qui sont très régulières. Cet observatoire a été inauguré il y a maintenant deux ans et finira fin 2020. Ce schéma, réalisé par Élie Tenenbaum, doit se lire de gauche à droite en termes d'intensité : il illustre le passage d'une situation de compétition pacifique à des situations de guerres irrégulières et, pour finir, à des situations de guerres régulières. De bas en haut, ce tableau doit se lire en fonction des niveaux d'analyse stratégique. Ce n'est pas un schéma daté, marqué chronologiquement. C'est au contraire un schéma qui doit pouvoir se lire dans toute situation, puisque dans toute situation historique, nous considérons que nous sommes face à l'ensemble du spectre. Il faut donc être capable de penser l'ensemble du spectre dans toutes ses composantes.

Que retenir de ce schéma ? Premièrement, comme Manuel l'a rappelé, la France cherche à canaliser la violence par la norme. En ce sens, c'est une puissance du statu quo. Serons-nous capables en 2050 de maintenir ce statu quo qui, fondamentalement, nous est favorable, avec les efforts de régulation, avec les différents outils de contrôle de la violence précédemment évoqués ? Une autre remarque, c'est que la France, à la différence d'autres acteurs, notamment étatiques, s'interdit certaines choses en termes militaires, pour des raisons à la fois politiques, économiques et éthiques. Enfin, troisième élément, plus on va vers la haute intensité, plus on va vers la droite du schéma, moins la France sera autonome et plus elle sera limitée à la dimension nucléaire.

Cela me conduit au deuxième volet de cette présentation qui concerne le modèle d'armée vers lequel il faut tendre à horizon de trente ans en fonction de cette conflictualité. Sans surprise, je vais repartir des travaux de la Revue stratégique à laquelle j'ai participé et qui a été remise au président de la République en octobre 2017.

Première question : ce modèle d'armée complet et équilibré est-il souhaitable ? Ma réponse est évidemment positive. Faut-il maintenir les capacités d'intervention, notamment d'entrer en premier ? Ma réponse est évidemment positive. Est-il tenable ? C'est justement à vous d'en décider d'une certaine manière. Cette question nous engage au-delà de l'actuelle loi de programmation militaire. Dans la Revue stratégique, cinq fonctions stratégiques avaient été reprises des travaux doctrinaux antérieurs : la fonction de dissuasion, la fonction de protection, la fonction connaissance et anticipation, la fonction intervention et la fonction prévention, la Revue insistant sur la nécessité de renforcer notamment les outils de prévention. Je serais tenté, au fond, dans le cadre de cette réflexion commune, de me demander s'il n'y aurait pas une sixième fonction à inventer – je ne sais pas comment l'appeler, mais ce peut être un objet de nos discussions – qui serait celle de la résilience, de notre capacité à encaisser des coups qui, de mon point de vue, vont se multiplier si l'on raisonne à trente ans.

J'en viens à mon deuxième point : les principales modalités de conflictualité. La première, c'est évidemment le djihadisme, avec un constat, celui que les 250 morts et plus, ainsi que le millier de blessés, que nous avons eus depuis 2015, ont déjà provoqué une évolution de notre droit et de notre posture de défense. La question que l'on doit se poser c'est : si nous changions par malheur d'unité de compte, quelles pourraient en être les conséquences ? Malheureusement, je pense que ce n'est pas du tout une hypothèse éloignée. À cet égard, il faut considérer plusieurs fronts : le territoire national évidemment, le Levant, la bande sahélo-saharienne, l'Afrique du Nord, ce que l'on appelle le Khorassan, c'est-à-dire l'Afghanistan, le Pakistan, l'Iran, et les autres fronts, peut-être mineurs, mais qui nous intéressent en réalité directement : le Yémen, la Corne de l'Afrique, la Somalie, l'Afrique de l'Ouest et en particulier le Nigéria. Je ne vais pas rentrer dans le débat sur les causes du terrorisme, qui sont multiples et qui demandent un traitement autre que simplement militaire, mais ce qui me semble tout à fait sûr, c'est que les djihadistes, quelle que soit leur obédience, nous ont été désignés comme ennemi et de manière durable. La deuxième modalité sur laquelle je voudrais insister, c'est la compétition militaire et le retour de cette compétition militaire précédemment évoqué. D'abord, il faut souligner l'évolution de ce que j'appelle le « triangle stratégique », autrement dit des relations entre les États-Unis, la Chine, et la Russie. Ces relations ont un effet d'orientation, d'abord de la mondialisation en termes géoéconomiques, mais aussi de l'équilibre stratégique, dont nous subissons et subirons les effets. Il faut aussi être attentif à l'évolution du comportement de puissances dites « de second rang », comme la Turquie, l'Iran, l'Arabie Saoudite et l'évolution de partenaires stratégiques de la France, comme les Émirats, l'Australie, ou l'Inde.

Troisièmement, une dialectique très compliquée s'observe entre, d'une part, des États faillis qui se multiplient en Afrique et, d'autre part, la montée en puissance d'acteurs privés dans le domaine de la sécurité, au-delà des plateformes numériques, qui sont appelées à jouer un rôle de plus en plus important. Cela doit nous conduire à essayer de penser simultanément l'entrée dans le troisième âge nucléaire – sur lequel je vais revenir –, les guerres limitées, qui à mon avis vont se multiplier, et la mise en données du monde, c'est-à-dire la numérisation de toutes les activités humaines. C'est bien ce séquençage qu'il faut essayer de penser. Je vais me concentrer sur le troisième âge nucléaire. Le premier âge nucléaire a été marqué par la guerre froide, le deuxième âge, par les efforts de désarmement après la chute de l'URSS, et nous entrons aujourd'hui, à notre corps défendant, dans un troisième âge, caractérisé par le réinvestissement d'un certain nombre d'États dans le nucléaire. Évidemment, pour la France, cela a des conséquences directes. Le risque est désormais moins la perte d'intégrité du sanctuaire national qu'une modification très défavorable des configurations régionales avec de l'hybridité nucléaire, ce que l'on appelle, notamment dans la Revue stratégique, de la « sanctuarisation agressive » Ces risques doivent nous inviter à renforcer notre stratégie nucléaire avec un horizon de temps de trente ans qui est le bon horizon de temps en la matière.

Pour conclure cette présentation probablement un peu trop schématique – je vous demande de m'en excuser –, je pense que votre effort de prévision est indispensable, car nous sommes à un moment clé de modification du rapport entre notre diplomatie et notre outil militaire. Nous avons un positionnement diplomatique qui produit un rendement décroissant alors que notre sécurité, si nous décidons et si nous voulons l'assurer, a un coût croissant. Le croisement de ces deux tendances crée une situation délicate à gérer, puisque – je finirai sur une note volontairement pessimiste – ce qui me semble évident, c'est que nous allons subir plus de coups dans les trois décennies à venir et que notre capacité à en donner va se réduire.

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Je voudrais revenir sur un point que vous avez effleuré rapidement au sujet des défis technologiques et de l'innovation, en particulier à propos des puissances moyennes. Pensez-vous que ces puissances moyennes que vous avez citées dans vos propos introductifs vont pouvoir rivaliser au niveau technologique avec les grandes puissances ? N'y a-t-il pas un risque, par exemple avec des innovations comme l'intelligence artificielle, que ces puissances moyennes aient de grandes difficultés à garantir un niveau d'éthique comme celui auquel nous nous sommes engagés, puisque la ministre Florence Parly s'est engagée à constituer un comité d'éthique en matière d'intelligence artificielle.

Deuxième point, quel regard portez-vous sur la transformation structurelle, importante, que nous avons conduite depuis un an, de rénovation et de restructuration de l'innovation à travers la construction de l'agence d'innovation de défense qui regroupe maintenant à la fois la détection et le financement de l'innovation ?

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Ma question s'adresse à chacun d'entre vous. Dans votre livre, Monsieur Gomart, L'affolement du monde, vous avez défini le monde qui venait comme une multipolarité sans multilatéralisme avec le retour du facteur puissance comme un facteur essentiel. Nous savons aujourd'hui que la France est une puissance moyenne et si une puissance collective doit se dessiner, cela ne peut être probablement qu'à l'échelle de l'Europe. Je mets à part la spécificité française, notamment dans le domaine du nucléaire. Comment peut-on faire pour que l'Europe retrouve cette dimension de puissance, en sachant que nos amis allemands ont une grande difficulté face à cette idée de puissance ? La République fédérale s'est construite autour du droit, de la norme et de la règle, pour les raisons historiques que l'on connaît. Ce ne sont pas forcément les paradigmes qui font vivre un monde de puissance. Comment dépasser cette apparente contradiction pour que, dans les trente ans qui viennent, l'Europe puisse encore faire entendre sa voix ?

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Nous l'avons vu et vous en avez parlé vous-même, la Chine est devenue la deuxième puissance en termes de budget militaire, derrière les États-Unis. En janvier 2019, Antoine Bondaz, qui est membre de l'Observatoire des conflits futurs de l'IFRI, a fait état des objectifs militaires du gouvernement chinois. Il affirmait ainsi qu'ils seraient focalisés sur des problématiques géographiquement proches, et notamment que le risque d'un conflit avec Taïwan était le plus probable. De plus, il indique que la Chine cherche à disposer d'une armée au standard des plus modernes pour 2035 et de la première armée du monde d'ici 2050. Au-delà de cette posture, pensez-vous que ces objectifs soient soutenables d'ici ces différentes dates ? Dans un peu plus de détails, pouvez-vous nous donner des éléments sur la modernisation de ces forces ? Pensez-vous par ailleurs que d'ici 2050, un réel conflit armé entre Taïwan et la Chine soit envisageable, comme l'affichent de multiples documents publics chinois ?

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Je vais vous poser une question sincère puisque vous avez beaucoup réfléchi sur les problèmes de sécurité : le Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU) est-il toujours utile ? On connaît l'objectif du Conseil de sécurité, mais la question de son utilité s'est encore amplifiée à l'heure où les grandes puissances se replient sur elles-mêmes. On a l'impression que les grandes puissances voient davantage leur intérêt personnel plutôt que l'intérêt international qui est de préserver la paix. Quelques exemples : les États-Unis qui sortent de la Syrie sans prévenir le Conseil de sécurité ; ils avaient même hésité à adopter la résolution de l'Angleterre lorsqu'il s'agissait d'envoyer des observateurs au Yémen. On pourrait citer d'autres exemples. De même, la Chine et la Russie, et notamment la Russie, font valoir leur droit de veto lorsque leur intérêt peut être mis en cause. J'ai l'impression que depuis quelques mois ou quelques années, le Conseil de sécurité représente plutôt des États désunis, plutôt que des Nations unies.

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Selon une étude de 2007 du groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), les populations les plus durement touchées par le changement climatique seront pauvres, appartenant à des pays en voie de développement caractérisés par des États instables et dotés d'une mauvaise gouvernance. Sans verser dans le catastrophisme, force est de constater que les conséquences géopolitiques potentielles du changement climatique ne manquent pas : tensions entre États, remises en cause du modèle économique dominant, compétition pour les ressources, crise liée aux flux de migrants. Pourriez-vous nous indiquer les pays dans lesquels les effets du changement climatique ont un risque élevé de se traduire par un conflit violent ? Pensez-vous qu'il serait nécessaire de créer un cadre institutionnel à l'échelle européenne ou mondiale afin d'anticiper ces possibles conflictualités ?

Enfin, vous nous avez indiqué que l'espace n'était pas vraiment votre domaine de compétence ou d'intervention. Pour autant, pensez-vous que les États peuvent s'engager vers un changement des conflits traditionnels vers des conflits dans l'espace extra-atmosphérique ? Vous avez souligné l'érosion de la supériorité militaire occidentale. En matière spatiale, nous voyons bien que la Chine et l'Inde rattrapent leur retard. Quid de la Corée du Nord ? Nous devons prendre en compte l'évolution de la conflictualité en matière spatiale face à l'enlisement de la conflictualité traditionnelle.

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Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Je vais répondre, Monsieur le député Baichère, à votre question sur le défi technologique des puissances moyennes, ce qui me permettra peut-être de parler aussi de la dimension spatiale abordée par Monsieur le député Favennec Becot. D'abord, un constat. Un rapport a été fait par un de vos collègues sénateurs, M. André Gattolin, sur la politique spatiale, qui fait un état des lieux très précis. L'enjeu principal pour les Européens, c'est de maintenir un accès autonome à l'espace. Le débat est assez difficile en termes industriels. C'est un sujet franco-allemand extrêmement sensible sur un pur plan stratégique. Comme l'ont réaffirmé la Revue stratégique et la revue spatiale, il est tout à fait décisif pour un pays comme le nôtre, en particulier dans une logique européenne, que les Européens soient capables de maintenir leur accès autonome à l'espace, en dépit de tout un discours porté par certains porteurs d'intérêts consistant à dire que l'avenir est aux services spatiaux et que la concurrence imposée par des acteurs privés rendra l'effort de nos industriels européens vain. Or, ces acteurs privés américains sont indirectement soutenus par la puissance fédérale. Il ne faut pas se tromper de combat. Si nous voulons aller dans le sens d'une autonomie stratégique européenne, une des conditions réside précisément dans le maintien d'une capacité européenne autonome d'accès à l'espace.

Sur les puissances moyennes qui interviennent en matière technologique, un pays a acquis une sorte de monopole sur un domaine clé, qui est la cybersécurité : Israël. Une évolution majeure s'est produite au cours des vingt dernières années, Israël étant d'ailleurs souvent présenté comme un allié extrêmement proche des États-Unis alors qu'il a également resserré sa relation avec la Russie de manière tout à fait spectaculaire.

Dans le domaine spatial, les États-Unis sont très avancés et ont réinvesti massivement, la politique spatiale étant directement pilotée par le vice-président Pence. C'est un enjeu à la fois stratégique et politique, où les États-Unis conservent une avance tout à fait conséquente par rapport à la Chine. Les Européens restent des acteurs de premier rang. La Russie a maintenu un certain nombre de capacités. En ce qui concerne les nouveaux entrants, outre Israël, il faut mentionner évidemment l'Inde, qui a fait des progrès tout à fait spectaculaires, mais aussi l'Iran.

S'agissant de l'agence de l'innovation de défense, je n'ai pas d'éléments objectifs pour apprécier le travail fourni depuis un an, mais l'agence répond au souhait d'une plus grande agilité, c'est-à-dire d'une plus grande indépendance à l'égard des cycles de commandes permettant d'injecter de l'innovation technologique dans nos forces dès que possible tout en suscitant cette innovation au sein des forces. C'est évidemment une évolution dont il faut se réjouir. J'insisterai sur un point qui m'avait beaucoup frappé dans les travaux de la Revue stratégique : la mode de la start-up ou de la disruption ne doit pas nous faire perdre de vue l'importance d'acteurs comme la direction générale de l'armement (DGA) pour la conduite de projets complexes. Si on pense que l'on va pouvoir faire la nouvelle modernisation de notre dissuasion nucléaire uniquement par de la disruption et des start-ups – pour faire très simple et de manière très schématique – on se trompe. Ce que je veux dire par là, c'est que nous sommes probablement le seul pays européen à conserver des capacités de pilotage de projets industriels et technologiques hautement complexes. C'est un actif extrêmement précieux à mes yeux.

Monsieur le député Jean-Louis Thiériot, vous avez posé une question sur la multipolarité sans multilatéralisme, question qui concerne à mon sens notre diplomatie. J'ai utilisé cette formule pour décrire la très grande difficulté dans laquelle nous nous trouvons, Français et Britanniques, comme membres permanents du Conseil de sécurité, dans la mesure où le multilatéralisme que nous défendons a été directement remis en cause par les trois « grands » : la Russie, la Chine et les États-Unis, les États-Unis étant notre allié, ce qui est particulièrement déstabilisant. Maintenant, il y a probablement un espace politique pour la défense du multilatéralisme. L'alliance pour le multilatéralisme, initiative franco-allemande, rencontre un certain succès. Cela étant dit, et sans esprit de polémique, je pense aussi qu'il faut éviter le multilatéralisme solitaire. Tout un travail entre Européens reste à fournir pour ne pas simplement lancer de très bonnes idées, se retourner et constater que nous sommes seuls.

Sur Taïwan, si vous me permettez une petite correction, vous avez mentionné Antoine Bondaz qui effectivement travaille à l'Observatoire des conflits futurs, mais qui est originaire de la Fondation pour la recherche stratégique. Il faut rendre justice au travail de la FRS sur Taïwan et le niveau de modernisation des forces chinoises. L'ambition chinoise de construire un « sea power » est tout à fait nette. En somme, les autorités chinoises ont lu ou relu l'amiral Mahan et considèrent qu'il faut avoir des appuis maritimes pour pouvoir projeter de la puissance. Schématiquement, leur démarche est comparable aux efforts de la Royal Navy à la fin du XIXe siècle. Par la constitution d'un « sea power » , par une flotte de haute mer, ils ambitionnent d'abord de reprendre le contrôle de la mer de Chine, afin, ensuite, d'être capables d'en sortir. Cela se traduit par un certain nombre d'investissements déjà visibles, notamment leur base à Djibouti, le fait qu'ils sont capables de manœuvrer en Méditerranée et qu'ils sont même allés jusqu'en Baltique. C'est une évolution vraiment profonde qu'illustrent ces nouvelles capacités navales. Dans le domaine nucléaire, la Chine cultive une certaine ambiguïté quant à ses intentions réelles. Toujours à propos de Taïwan, il faut souligner qu'en termes géoéconomiques, les économies européennes, en particulier allemandes et françaises, sont aujourd'hui des économies beaucoup plus ouvertes que les économies chinoises et américaines. Autrement dit, un produit européen franchit plus de frontières qu'un produit chinois ou américain. Mais l'économie la plus ouverte au monde, aujourd'hui, dont la production franchit le plus grand nombre de frontières, c'est Taïwan. Taïwan pose en réalité un double problème, l'un purement géopolitique, « d'ambition », pour reprendre la formule du président Xi, qui a dit qu'il voulait traiter le problème avant la fin de son mandat, en 2022 ; et l'autre, économique, puisque Taïwan est aujourd'hui l'économie la plus ouverte et que cette ouverture bénéficie indirectement à la Chine continentale.

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Manuel Lafont Rapnouil, CAPS

En réponse à vos questions, je voudrais revenir un instant sur la question de la multipolarité sans multilatéralisme et sur la dimension européenne. Vous avez dit, Monsieur le député : « il faut que les Européens trouvent ou retrouvent cette dimension de puissance ». Je suis d'accord. Mais je suis frappé par le fait qu'en un certain nombre d'occasions, les Européens manifestent cette puissance, plus qu'ils ne le reconnaissent eux-mêmes. Et c'est bien ainsi que leurs actes sont interprétés par les autres nations. En Ukraine, par exemple, les Russes ont réagi à ce qu'ils ont considéré comme une politique de puissance, tandis que les Européens agissaient en s'inscrivant dans ce qu'ils considéraient être une politique de voisinage. En réalité, les Européens agissent souvent en manifestant une vraie capacité de puissance, une capacité de projection de leurs intérêts, en dehors de leurs frontières. Cette capacité est surtout mise en œuvre sur le plan économique, mais avec des implications politiques qui ne sont pas toujours bien mesurées. La question, c'est : comment affirme-t-on la puissance européenne de façon à la fois plus consciente, plus complète, et aussi plus stratégique, c'est-à-dire en ayant notre propre réflexion ? En premier lieu, il serait souhaitable d'identifier nos intérêts de sécurité propres, puisque l'on parle d'autonomie stratégique, de souveraineté européenne. Ce débat doit avoir lieu avec nos partenaires européens. Si l'on raisonne en termes d'autonomie stratégique, il est bon d'avoir une discussion ensemble sur ce que sont nos intérêts stratégiques à nous. L'architecture régionale de sécurité qui existait en Europe est progressivement affaiblie, fragilisée, du fait du comportement de la Russie et, d'une certaine manière, de la réponse des Américains, qui sont, pour des raisons différentes et à des degrés différents, à l'aise avec cette déconstruction. Les Européens y assistent, conscients qu'elle est contraire à leurs intérêts de sécurité, à nos intérêts de sécurité à nous, collectivement, Européens. Il nous revient d'identifier ce que sont nos intérêts de sécurité pour être capables, ensuite, de faire des propositions, de les défendre et de construire nos moyens pour être un acteur autonome et pas juste un spectateur de ce qu'il se passe autour de nous. C'est exactement le moment dans lequel nous sommes. L'Allemagne a, de ce point de vue, un rôle et une responsabilité importante, notamment pour les raisons que vous dîtes, mais aussi parce qu'il s'agit de le faire en préservant la cohésion de l'Europe. Il est important de ne pas se focaliser uniquement sur l'Allemagne, mais d'avoir vraiment une logique européenne collective dans cette discussion que nous devons avoir sur nos intérêts de sécurité communs et sur la solidarité que cela implique.

Sur l'utilité du Conseil de sécurité, je partage votre avis, Monsieur le député Pueyo. Effectivement, c'est une vieille question, mais qui a une actualité particulièrement pressante. Le nombre de sujets qui suscitent des vetos au Conseil de sécurité augmente, ce qui traduit une certaine paralysie. Ne négligeons pas non plus l'importance de ce que l'on appelle les « vetos cachés » ; les puissances concernées n'ont même pas besoin d'utiliser leur veto, puisque personne ne propose de prendre d'initiative ou de prendre des décisions sur le sujet concerné. Je pense à la mer de Chine du Sud qui est un sujet dont le Conseil de sécurité ne traite jamais ; on sait pourquoi. Mais je trouve que l'on a souvent une perspective un peu biaisée en se focalisant uniquement sur la confrontation ou la compétition accrue entre les grandes puissances, d'où un manque d'investissement là où ça marche, là où justement il n'y a pas d'intérêt national et où le Conseil de sécurité est actif et continue à fonctionner, y compris par consensus, sur un certain nombre de votes. Ce qui pèche, c'est le manque d'investissement, c'est la logique comptable qui conduit à dire que la priorité est d'abord de, par exemple, réduire le budget des opérations de maintien de la paix, réduire leur taille, leur durée, et essayer de fermer les opérations le plus rapidement possible. Ce qui manque aussi, c'est l'espace pour que la diplomatie puisse jouer son rôle, non seulement à l'intérieur du Conseil de sécurité, mais aussi à côté. Le Conseil de sécurité fonctionne d'autant mieux que le secrétariat des Nations unies, le Secrétaire général, peut effectivement déployer un travail diplomatique, soit lui-même directement, soit via ses représentants et envoyés, et travailler, y compris avec les organisations régionales. La polarisation très forte entre positions qu'on observe aujourd'hui pose des difficultés majeures au Conseil de sécurité. En effet, elle fragilise, réduit ou affaiblit le champ dans lequel la diplomatie peut agir et construire des compromis.

Pour ne pas juste aboutir à la conclusion que le Conseil de sécurité est inutile – parce que ce n'est pas ce que je crois – je voudrais citer un exemple qui peut avoir l'air paradoxal, mais qui est justement extrêmement parlant. Il a trait à l'administration américaine – qui n'est pas la plus multilatéraliste de l'histoire récente, pour dire le moins. Toute la première phase du mandat de Donald Trump a consisté à accentuer la pression sur la Corée du Nord. Et pour cela, il a eu recours au Conseil de sécurité, à la fois par l'adoption de nouvelles mesures au Conseil, et en faisant pression sur les États les plus concernés, en l'occurrence la Chine, pour que les décisions du Conseil de sécurité soient respectées. Les États-Unis, à un moment où ils avaient besoin d'agir et reconnaissaient qu'il avait besoin d'agir collectivement, ont considéré que le Conseil de sécurité était le meilleur endroit pour pouvoir aller dans cette direction. Cela donne aussi une idée de ce que peut être l'utilité du Conseil dès lors que les puissances jouent le jeu et n'utilisent pas le Conseil uniquement pour mettre en scène leur confrontation ou leur désaccord à des fins parfois, semble-t-il, de politique intérieure.

S'agissant du changement climatique, le potentiel de déstabilisation est important mais il ne faut pas non plus avoir une lecture univoque. On peut penser que le changement climatique est aussi l'occasion pour un certain nombre d'États de voir qu'ils ont intérêt à trouver des solutions coopératives, à travailler ensemble sur la gestion de la ressource en eau, sur le développement agricole, sur l'intégration régionale, sur la gestion des flux migratoires à l'intérieur d'une région. Des coopérations se structurent actuellement autour de nombreux bassins fluviaux. Elles sont une réponse non conflictuelle, non compétitive. Il me semble que c'est surtout cela qu'il faut anticiper. Je ne suis pas sûr que les conflits climatiques soient si spécifiques par rapport à d'autres conflits. La spécificité vient davantage du fait que la réponse repose sur la prévention et la coopération. C'est surtout dans cette direction qu'il faudrait encore augmenter les efforts, efforts qui existent déjà, mais il faudrait les renforcer de façon ponctuelle dans les zones qui sont les plus concernées par ces facteurs de déstabilisation.

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Je partage complètement les propos qui ont été tenus concernant l'ONU. Il ne faut surtout pas dire que l'ONU ne sert à rien. Je ne dis pas que cela a été dit. Mais même si nous avons conscience des difficultés qu'a l'ensemble de la communauté internationale à agir de conserve, je pense qu'il faut toujours valoriser le rôle majeur de l'ONU, ne serait-ce que parce que l'ONU fixe aux États des objectifs de paix, de développement et de justice. L'ONU a un rôle essentiel sur les lieux de conflits ; je pense à la Syrie, avec des aides de plusieurs milliards qui sont apportées aux 13 millions de Syriens à la suite de la guerre civile. Je pense au Yémen, avec l'aide alimentaire apportée aux 700 000 civils. Valorisons toujours l'action de l'ONU. La pire des choses serait de considérer qu'elle ne permet absolument pas de garantir le droit international.

Monsieur Lafont Rapnouil, vous avez parlé de ce qui peut provoquer la conflictualité avant de demander : « comment construire la paix ? », avec cette expression : « risque de la force, mais aussi risque de la faiblesse ». Je voudrais revenir sur les propos qui ont été tenus par Jan Eliasson, président de l'Institut international de recherche pour la paix de Stockholm, le SIPRI, qui avouait que « la poursuite de dépenses militaires mondiales élevées est une source de préoccupation. Elle sape la recherche de solutions pacifiques face aux conflits ». Ne pensez-vous pas que cette course à l'armement ne facilite pas en fait le maintien de la paix dans le monde ?

Enfin, Hubert Védrine, conseiller d'État et ancien ministre des Affaires étrangères disait, concernant l'OTAN : « cet alignement atlantiste de la France, renforcé par Macron, s'avère surtout néfaste et dangereux pour notre pays. Notre crédibilité sur la scène internationale s'affaiblit et nous perdons auprès de nombreux pays, en particulier les pays émergents, le Moyen-Orient et l'Afrique, notre position spécifique d'indépendance, d'autonomie et de décision ». L'OTAN est-elle la bonne réponse au niveau international même si la logique de sécurité nationale, vous l'avez dit, ne permet pas de garantir la paix ?

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Vous avez parlé tout à l'heure de l'océan Indien. La France est très présente dans cette zone sud. Près de 2,8 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive (ZEE), plus de 1,1 million de citoyens français résident dans la zone, entre autres à La Réunion et à Mayotte. Cette zone comprend notamment le canal stratégique du Mozambique. Elle est sujette à de multiples menaces : piraterie, pêches illicites, prospections illégales, risques de déni d'accès sur le canal, et j'en passe. Nous le savons, les États riverains ont leur mot à dire : l'Inde bien sûr, qui est une puissance probablement plus en devenir qu'on ne le dit toujours, les États africains – je pense bien sûr à Madagascar –, mais aussi à l'Australie qui est à l'autre bout de l'océan. Nos intérêts dans cet océan sont très importants. Vous l'avez évoqué, nous risquons d'être plus vulnérables demain face aux enjeux géopolitiques et stratégiques qui pèsent sur cette zone. Ma question est la suivante : quelle est votre vision des pistes de coopération – je dirais même de partenariat – avec les États riverains de l'océan Indien que nous devons développer dans les domaines politiques, stratégiques et militaires ?

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La guerre était réservée aux seuls États souverains. Or de nouveaux entrants sont désormais présents, comme les sociétés militaires privées (SMP) et les mercenaires que l'on engage pour mener des luttes d'influence que les États eux-mêmes n'osent pas engager officiellement ; je pense en particulier au groupe Wagner. Ces nouvelles formes d'affrontement peuvent-elles être considérées comme des guerres périphériques, et donc mineures, ou doivent-elles être comprises comme des engagements beaucoup plus globaux ?

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Depuis 2014, la guerre dans l'Est ukrainien a révélé à certains égards une impuissance diplomatique de l'Union européenne. Les nombreuses sanctions économiques décidées à l'encontre de la Russie n'ont pas eu les effets escomptés. En conséquence, depuis quelques mois, ce sont des puissances telles que la France ou l'Allemagne qui font entendre leur voix. Encore, les récents évènements à la frontière turco-syrienne ont démontré toute la difficulté de l'Union européenne pour parler d'une seule voix. Dans un contexte où de grandes tensions aux portes de l'Europe tendent à se développer, où les nationalistes réapparaissent et où les grandes puissances européennes n'ont pas les mêmes intérêts individuels, quelle peut être la place diplomatique de l'Union européenne au cours des trois prochaines décennies ?

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Le cas échéant, que pensez-vous de l'émergence d'armées privées aux côtés des armées nationales, traditionnelles, ou en concurrence avec elles, dans les années à venir ? Cela constitue-t-il un risque de conflit ?

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Messieurs, j'aimerais vous interroger sur la politique de la France en matière d'alliances de défense au sein de l'OTAN d'une part, et au sein de l'Union européenne ou au niveau européen, d'autre part. Lorsque la France dit « l'OTAN est en état de mort cérébrale », elle traduit une forme de vérité, à savoir que du point de vue des alliés américains, nous sommes de plus en plus dans une « logique transactionnelle », pour reprendre les mots de Manuel Lafont Rapnouil, et qu'en effet, de l'autre côté, l'allié turc est turbulent, parfois difficile. Il me semble qu'employer des mots aussi forts peut avoir un intérêt en provoquant un choc des consciences, et notamment, cela pourrait avoir un intérêt si, à la suite de telles déclarations, un certain nombre de pays européens disaient : « oui, l'OTAN ne fonctionne plus comme avant ou fonctionne différemment. Nous devrions aller vers quelque chose de différent sur le plan de la sécurité collective européenne ». En l'état, ce n'est pas vraiment ce que l'on constate. On constate plutôt que les réactions de nos partenaires européens sont modérées voire fraîches. Je lisais récemment l'interview d'Annegret Kramp-Karrenbauer dans Die Welt. Nous ne pouvons pas dire que la réaction allemande soit extrêmement positive. Comment sortir d'un possible multilatéralisme solitaire ? Je pense notamment à une proposition qui était dans un éditorial de la Fondation Robert Schuman tout récemment, une proposition ancienne qui était de travailler diplomatiquement à une forme de traité de réassurance avec trois grands pays européens en matière de défense, que sont le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France.

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Messieurs, je voudrais parler d'une question très absente des langages officiels et non abordée dans votre exposé, dont mes camarades savent que je l'aborde régulièrement. Ce sont les sociétés militaires privées, que je préfère appeler les unités militaires non régaliennes parce que cela définit mieux ce dont il s'agit. Nous avons aujourd'hui un certain nombre d'unités militaires non régaliennes sur tous les théâtres de conflit, aussi bien des unités américaines – on connaissait Blackwater – que des unités russes, Wagner, mais aussi des ukrainiennes, comme Omega Corporation et des tas d'autres. Même des Français ont tenté d'en faire ; même si la France refuse de légaliser ce genre de privatisation des conflits, il n'y a pas un seul théâtre aujourd'hui duquel ces unités ou certaines de ces unités sont absentes, y compris des théâtres sur lesquels nous sommes très engagés, tels que le Sahel. Des tentatives de débauche de nos soldats qui ont l'expertise de ces théâtres et de la langue francophone sur les territoires apparaissent. Cela fait-il partie de vos projections ? Quel est votre travail sur la question récurrente de certains États, notamment de la Russie, qui voudrait donner une forme de légalisation à l'activité de ces sociétés pour laquelle la France, pour l'instant, continue à mettre un veto ?

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Manuel Lafont Rapnouil, CAPS

Vous avez bien compris, Monsieur le président Chassaigne, qu'effectivement je compte insister – et je crois fermement – au rôle très important des Nations unies, y compris à leur rôle dans les conflits. Vous avez raison de valoriser leur rôle en matière humanitaire. Il est important de ne pas s'en contenter. Je me souviens des propos de M. Antonio Guterres quand il était Haut-Commissaire aux réfugiés – il est maintenant le Secrétaire général des Nations unies – : quand on lui parlait de Syrie, il disait que c'était une crise humanitaire majeure, la plus importante aujourd'hui avec celle du Yémen, mais que c'était une crise humanitaire à laquelle la solution était d'abord politique. C'est effectivement ce qui manque aujourd'hui, mais je ne pense pas que vous soyez en désaccord avec cela.

Sur le point que vous avez soulevé, en vous référant aux propos de Jan Eliasson, l'ONU a besoin, par exemple pour ses opérations de maintien de la paix, d'équipements spécifiques, de capacités militaires qui manquent dans un certain nombre d'armées, et qu'elle a donc du mal à se procurer. Par exemple : des hélicoptères, aussi bien de transport que d'attaque. La question n'est pas seulement celle du montant ou du niveau des dépenses militaires, elle est aussi celle de leur cadre, d'une part – j'ai rappelé l'importance des normes sur les armes et sur l'emploi que nous pouvons faire de celles-ci –, et d'autre part, sur ce à quoi ce niveau de dépenses sert. Ce n'est pas juste « l' input » [l'entrant], c'est aussi l' output [la production]. Pour pouvoir contribuer à la paix dans le monde, il faut avoir les moyens militaires qui correspondent aux besoins. Je ne pense pas que la paix dans le monde se porterait mieux si l'ensemble des pays européens arrêtait le mouvement actuel qui est de progresser vers les 2 % du PIB consacré au budget de défense. Je ne pense pas pour autant que consacrer ces 2 % au budget de défense suffise à contribuer à la paix dans le monde. C'est justement dans cet écart, dans l'absence d'effet mécanique, qu'il y a un point important. La poursuite de dépenses militaires élevées témoigne de la perception qu'un certain nombre d'États ont de leur environnement de sécurité, de leur incertitude sur ce qui pourrait leur arriver et sur ce que serait la réaction d'un certain nombre de leurs partenaires ou du système de sécurité collective s'il leur arrivait quelque chose. C'est sans doute cela qui doit nous interroger.

Sur la question de notre crédibilité vis-à-vis des pays tiers, notamment du fait de notre engagement au sein de l'OTAN, je vous confirme que depuis que j'ai pris mes fonctions, les principales questions qui me sont posées sur la position de la France dans l'OTAN ne sont pas tellement : « sommes-nous trop alignés de façon atlantiste ? » Notre politique, que ce soit sur le climat, sur l'Iran, ou sur la zone indo-pacifique – j'ai d'autres exemples – montre bien que l'appartenance à l'Alliance atlantique et la participation aux structures intégrées n'impliquent pas un alignement. Nous évitons de nourrir un phénomène de polarisation des positions diplomatiques qui vide l'espace dans lequel la diplomatie peut se déployer, les compromis se construire et les négociations intervenir. Je pense que la France non seulement contribue à occuper cet espace, à l'élargir, à le consolider, à essayer d'impliquer avec elle un certain nombre de ses partenaires européens, mais pas seulement, des régions concernées, et notamment des pays du Sud. Elle est reconnue dans cet effort comme un pays extrêmement actif.

Sur l'océan Indien, quelles pourraient être nos pistes de coopération avec les pays voisins ? D'abord, un enjeu est de reconnaître la situation dans laquelle nous sommes. Un certain nombre de pays dans cette zone ont pour objectif d'éviter de choisir entre la Chine et les États-Unis. Ils veulent de bonnes relations économiques avec la Chine mais aussi de bonnes relations, notamment politique et de sécurité avec les États-Unis. Surtout, ils ne veulent pas avoir à choisir et on voit beaucoup d'États dans la région – le plus frappant, c'est le positionnement des pays de l'association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) – dans cette situation. Nous pouvons ou devons offrir – et c'est le sens de notre politique sur la zone indo-pacifique –, cet espace intermédiaire, dans lequel nous pouvons coopérer à plusieurs États sur le plan militaire, pour permettre une réassurance en matière de sécurité. Espace intermédiaire dans lequel nous pouvons aussi coopérer sur d'autres sujets tels que la biodiversité, les ressources naturelles, la régulation des pêcheries et tous les conflits qui pourraient jaillir de cette dimension – et donc offrir des coopérations qui soient complètes. Ces coopérations peuvent être conçues avec des États qui ont adopté un positionnement similaire dans la région, comme l'Inde, le Japon ou l'Australie. La logique même de cet espace indo-pacifique c'est de créer un espace de coopération pour l'ensemble des pays concernés pour qu'ils puissent participer à la gestion des communs – la sécurité, la libre navigation, la gestion des ressources naturelles –, sans avoir peur d'être pris au piège, avec des demandes d'alignement dans un sens ou dans l'autre.

J'en viens à la difficulté de l'Union européenne à parler d'une seule voix parce que nous n'avons pas les mêmes intérêts nationaux, dont nous avons eu maints exemples. Un des éléments de réponse, sauf à penser que l'on pourrait créer rapidement une entité qui aurait une seule et unique vision de ce que sont nos intérêts communs, consiste à rappeler que la politique européenne extérieure est une politique commune, et non une politique unique. En d'autres termes, on travaille ensemble sur ce sur quoi on est d'accord. Cela ne nous empêche pas de faire des choses par ailleurs, et cela ne nous empêche pas, sur certains cas, de ne pas être d'accord. Ce qui peut permettre d'avancer, c'est l'idée que l'on a de la solidarité de nos intérêts, c'est la compréhension que nous devons prendre en compte les préoccupations de nos partenaires, même si elles ne sont pas identiques aux nôtres et même si nous n'avons pas la même vision, parce que ce sont des partenaires qui ont un rôle et une spécificité tout à fait particulière. Lorsque le ministre Le Drian, à l'époque ministre de la Défense, était allé à Bruxelles après les attentats de novembre 2015 à Paris et avait invoqué l'article 42-7 du traité sur l'Union européenne, il avait invoqué la solidarité des Européens. Il ne s'agissait pas de dire aux Européens : « nous avons exactement les mêmes intérêts de sécurité donc vous devez vous déployer partout où nous sommes déployés ». Il ne s'agissait pas de dire aux Européens : « vous devez vous déployer sur le territoire national français parce que c'est pour nous une priorité ». Il s'agissait de dire : « nous avons des intérêts de sécurité communs et surtout, nous avons une solidarité. C'est-à-dire que si pour nous, c'est difficile du fait de notre investissement par ailleurs en Centrafrique ou au Sahel – à l'époque –, cela aura des conséquences pour vous, d'une manière ou d'une autre. Donc il faut que vous nous aidiez de la façon qui vous semble la plus praticable, la plus acceptable politiquement pour vous ». Effectivement, depuis ce moment, on a aussi vu nos partenaires européens s'engager non pas en disant : « il y a des intérêts de sécurité française et il faut que nous les aidions », mais en reconnaissant qu'une partie des intérêts de sécurité français, du fait de cette solidarité, avait des implications pour leurs propres choix.

Je voudrais insister à nouveau sur le fait que, nous, les Européens, nous sommes collectivement des acteurs géopolitiques, parfois plus que nous le concevons nous-mêmes. Sur la Syrie, on peut se désoler des difficultés et de l'étroitesse des marges de manœuvre que nous avons, mais il y a un certain nombre d'attentes vis-à-vis de ce que les Européens pourraient faire, par exemple en termes de financement de la reconstruction, qui ne sont pas du tout des questions purement économiques, mais qui pour la Russie, pour la Syrie, pour les pays de la région, sont des questions hautement stratégiques. À nous d'utiliser cet outil-là de façon stratégique. Sur l'Iran, nous avons à l'échelle européenne, avec le UE-3, mais aussi à l'échelle de l'Union européenne avec le rôle de la Haute Représentante, avec les sanctions qui ont été mises en place, des efforts déployés collectivement pour essayer de trouver des réponses à la menace de sanctions américaines. On peut regretter que les efforts européens pour répondre à la menace de sanctions américaines ne soient pas suffisamment efficaces aussi rapidement qu'on le souhaiterait. Il suffit de voir les réactions des Américains aux tentatives, aux efforts, aux initiatives qui ont été prises, pour voir que de leur point de vue, c'est tout à fait sérieux et cela ne se traite pas du tout par-dessus l'épaule. Je ne vais pas parler du Sahel, je ne vais pas parler de la Libye, où nous sommes d'autant plus importants que d'autres acteurs y portent moins d'intérêt.

Je suis le directeur du CAPS ; mes propos n'engagent que moi. Sur l'OTAN, je suis frappé par les réactions de nos partenaires européens qui, certes, commencent par dire qu'ils sont pour un certain nombre d'entre eux en désaccord avec les propos du président de la République, mais surtout, leur argument consiste à dire que l'OTAN est très importante. Les deux éléments ne sont pas incompatibles. On peut penser que l'OTAN est très importante et néanmoins qu'il y a un problème de cohésion, de vision politique, d'unité stratégique à l'intérieur de l'alliance. Le ministre des Affaires étrangères allemand a manifestement dans l'idée de proposer une sorte de revue de Comité des Sages – on ne sait pas encore très bien quelle forme cela va prendre – pour réfléchir précisément à l'avenir, à la cohésion, aux missions de l'alliance. Il reconnaît que nous avons besoin d'affronter ce débat. Ce n'est pas juste du fait des propos du président de la République, même si manifestement, cela a joué un rôle. Après tout, la Chancelière allemande elle-même a dit très tôt après l'élection du président américain Trump que nous ne pouvions pas compter uniquement sur les États-Unis et où il fallait que nous soyons capables de prendre notre destin entre nos mains.

C'est exactement le type de réflexion qu'il faut que nous ayons, non seulement à l'intérieur de l'OTAN, mais aussi au niveau de l'Union européenne. Faudrait-il, dans ce cadre, réfléchir à un traité ou en tout cas tenir des discussions en termes de réassurance entre les Britanniques, les Allemands et les Français ? Je pense qu'il est important, exactement pour ce que j'ai dit à l'instant sur l'article 42-7 et la solidarité européenne, de garder cette dimension européenne et d'utiliser le débat que la France a déjà cherché à susciter sur ce que veut dire cette solidarité européenne. Cela permettrait de garder un collectif parce que trois pays, ce n'est pas vraiment suffisant pour sortir du multilatéralisme solitaire.

Il y avait beaucoup de questions sur les unités militaires non régaliennes ou les sociétés militaires privées. Je vais écouter avec intérêt ce que dira Thomas Gomart pendant que je réfléchis à vos différentes questions qui sont extrêmement complètes.

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Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI)

Je vais commencer par réunir les questions de Mme Bureau-Bonnard et de Messieurs Michel-Kleisbauer et Lejeune. C'est probablement un sujet sur lequel nous gagnerions à conduire des travaux plus spécifiques. Pour commencer, je tiens à souligner l'intérêt, du point de vue d'un État, d'utiliser ces sociétés militaires privées ou ces unités militaires non régaliennes. Cela permet d'avoir des pertes sans en payer le coût politique. Cela correspond à des logiques d'hybridité. Dans le cas de la Russie, cela a été tout à fait manifeste non seulement en Ukraine mais aussi en Syrie. J'en profite pour ouvrir une parenthèse : à l'époque des évènements, notre analyse a toujours été de relier les deux théâtres puisque dans l'ambition russe, le fait de redevenir la puissance dominante en mer Noire, permettait d'utiliser l'annexion de la Crimée comme base d'appui pour ensuite avoir un accès au Moyen-Orient. La Russie a mis en œuvre ce que l'OTAN aurait aimé mettre en œuvre après l'élargissement de 2004 à la Roumanie et la Bulgarie. Cela a été rendu possible sur un pur plan militaire par un mode d'intervention plus rustique que le nôtre, moins onéreux, et qui passe par le recours à ces unités militaires non régaliennes.

En ce qui concerne l'Afrique, je me permets de mentionner un rapport récent publié par l'IFRI sur la Russie en Afrique qui aborde aussi cette question, notamment en République centrafricaine (RCA). Au-delà de la Russie ou de Blackwater, la question du privé dans la conflictualité est très importante. Une notion a connu une certaine fortune dans nos milieux : la notion de piraterie stratégique. La différence entre le pirate et le corsaire, c'est que le pirate agit pour ses propres intérêts. Un certain nombre de pirates, notamment dans le cyberespace, utilisent la très forte asymétrie en leur faveur. Vous avez aussi un certain nombre de corsaires qui agissent dans le cyberespace ou ailleurs pour compte de tiers. Cette notion de piraterie stratégique est très déstabilisante pour des puissances comme la nôtre, puisqu'elle recourt à des moyens auxquels nous nous interdisons de recourir.

Cette intrusion du privé ou cette brèche faite dans le monopole de la violence légitime qui est en principe, selon Weber, celui de tout État, se manifeste aussi par la présence de militaires ou de policiers pour la sécurisation d'entreprises. C'est un phénomène sur lequel nous devrions travailler. Il se manifeste notamment dans la manière dont les mesures d'extraterritorialité américaine sont utilisées. Ces mesures sont aussi – pour le dire très rapidement – des mesures de renseignement économique. Les États-Unis ne sont pas les seuls ; la Chine et la Russie ont la même pratique, mais les enjeux sont moindres dans ce dernier cas puisque le poids économique de la Russie est ce qui il est. Cela doit nous inciter à réfléchir sur une forme de capitalisme de la surveillance qui est en train de se mettre en place, avec des incidences géopolitiques et géoéconomiques.

J'en viens à la question de M. le député Marilossian, sur l'océan Indien. À titre personnel, j'ai interprété le discours présidentiel devant les ambassadeurs de la manière suivante : inflexion ou rapprochement avec la Russie, plus confirmation de la stratégie indo-pacifique, égale principal problème à terme : la Chine. Sans être dans une logique de confrontation, nous avons a minima une logique de présence pour protéger nos territoires dans le Pacifique Sud notamment, mais aussi pour protéger les ressortissants français qui sont dans cette zone. C'est le premier élément de réponse. Le deuxième élément de réponse c'est que nous prenons acte du déplacement du centre de gravité du système monde du bassin transatlantique vers l'Asie-Pacifique. Si notre pays considère qu'il a encore un rôle international à jouer, il ne peut pas être absent de cette région. Troisième élément, il est très difficile d'expliquer à nos partenaires européens qu'il y a un monde à l'est de Suez, en particulier à notre partenaire allemand qui, bien qu'affirmant être l'économie la plus attachée au libre-échange, celle qui en bénéficie le plus, c'est aussi le pays qui veut le moins penser le « sea power ». Il y a là une contradiction assez fondamentale qui nous renvoie à un problème très profondément enraciné côté français, c'est que notre sécurité, nous la pensons d'abord de manière continentale, mais que l'exercice de notre puissance est ultramarin. Un des enjeux de la stratégie indo-pacifique est d'utiliser ce terme pour expliquer à nos partenaires européens que ce qui se passe sur les trois océans, c'est-à-dire l'océan Atlantique, l'océan Indien et l'océan Pacifique, les concerne directement. J'ajouterai un quatrième point – qui n'est pas forcément vu par l'opinion – c'est que les trois grands partenariats stratégiques que la France a noués ces dix voire quinze dernières années, en termes notamment de vente de systèmes d'armes, c'est avec les Émirats, l'Inde et l'Australie.

À propos de la situation dans l'Est ukrainien, et sur comment l'Union européenne peut parler d'une seule voix, je veux d'abord rappeler que le Format Normandie, en dépit d'un certain nombre de défauts, a eu une énorme qualité à mes yeux, c'est qu'il a arrêté l'escalade. On ne le souligne pas suffisamment. Pour avoir beaucoup travaillé sur cette crise, à l'époque, nous imaginions des scénarios beaucoup plus ambitieux de la part de la Russie. Je pense que ce qu'ont fait les diplomaties françaises et allemandes, en l'espèce en lien avec les diplomaties ukrainienne et russe, est un succès. Ce format permettra-t-il de sortir de cette crise ? C'est une autre question, mais il ne faut pas oublier ce que le Format Normandie a permis d'éviter.

En ce qui concerne l'ambition géopolitique de l'Union européenne, Mme von der Leyen a expliqué qu'elle souhaitait une commission plus géopolitique, mais cela ne signifie pas une Union européenne plus géopolitique. Nous nous réjouissons tous de la création du Fonds européen de défense. Nous voyons comme un pas positif la constitution d'une direction générale (DG) Défense. La question peut être difficile à formuler auprès de nos partenaires européens : un meilleur affichage politique, une meilleure crédibilité politique, peuvent-ils se faire sans abaissement de nos capacités opérationnelles ? Pour le dire autrement, les fonctionnaires de la Commission européenne sont-ils les mieux outillés pour penser les questions stratégiques et de défense ? À titre personnel, je ne le pense pas. Il y a là, à mon avis, un sujet tout à fait majeur sur la manière dont cette DG va être armée et ensuite d'éviter que ces questions soient traitées uniquement par la Commission et de manière peut-être trop rapide, mais technocratique. Il y a là un risque tout à fait majeur si nous voulons éviter un abaissement de nos capacités opérationnelles.

Cela me permet de faire le lien avec la question de M. Larsonneur sur l'OTAN. Ce débat en France est très marqué politiquement. Il me semble utile de rappeler que l'OTAN maintient à niveau nos capacités, c'est-à-dire que nous avons appris militairement par le biais de l'OTAN. Un certain nombre de nos interventions ont été rendues possibles par ces formes de coopération. L'OTAN pose aussi une question de niveau, sans ouvrir la discussion sur la dimension politique. La France avait peut-être la possibilité d'utiliser davantage l'OTAN, précisément dans sa vocation européenne. Les propos présidentiels ont provoqué des réactions qui braquent un certain nombre de nos partenaires. Ils ont aussi l'avantage d'ouvrir la discussion en particulier sur le rôle de la Turquie, puisque je pense que c'est surtout cela qui est en jeu aujourd'hui.

Je suis entièrement d'accord avec Monsieur le président Chassaigne et avec Manuel Lafont Rapnouil pour souligner l'importance de l'ONU, avec un bémol. En effet, je crois qu'il faut évoquer la prise en main de l'appareil onusien par la Chine de manière très graduelle, très construite, qui permet à la Chine d'avoir deux cartes : une carte qui est de jouer le système onusien, et le cas échéant, de pouvoir ne pas jouer le système onusien avec ses propres institutions de gouvernance, notamment différents mécanismes de financement. Nous sommes aussi face à un dilemme de sécurité puisqu'en réalité, en tendance, les Européens ont désarmé depuis 1991 de manière extrêmement forte. Nos dépenses militaires représentaient à peu près 4 % du PIB à la fin de la guerre froide. Il faut s'en réjouir. Pour le dire autrement, nous n'avons cessé de toucher les dividendes de la paix quand les autres ont réarmé. Mais cela nous fragilise aujourd'hui, alors même que nous avons fait des choix de stricte suffisance, dans le nucléaire notamment. Nous avons par exemple démantelé notre capacité de production de matières fissiles. Nous sommes allés assez loin, alors que les grands compétiteurs stratégiques et d'autres acteurs font l'inverse. De mon point de vue, la remontée en puissance est tout à fait nécessaire. Elle est un moyen d'expliquer qu'il faut réarmer, mais modérément.

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Manuel Lafont Rapnouil, CAPS

Je voulais d'abord rejoindre ce que Thomas Gomart a dit sur l'importance du Format Normandie et la dimension ukrainienne, qui méritaient d'être rappelés.

À propos du rôle du privé dans la conflictualité, c'est un des aspects de ce que j'ai appelé la « commodification de la sécurité » : le fait de traiter la sécurité comme un bien que l'on peut échanger. Cela ne concerne pas que les États. Cela correspond à une forme d'aversion au risque, puisque l'on va demander à quelqu'un d'autre d'assumer le risque. Je pense que cela renvoie plus largement à la question de qui sont nos partenaires. Le partage du fardeau face à la conflictualité, ce n'est pas juste le partage du fardeau en termes budgétaires ou financiers, mais c'est aussi le partage du fardeau en termes politiques. Nous savons très bien que les armées qui contribuent en troupes, en matériel, aux opérations de maintien de la paix ne sont pas exactement les mêmes que celles qui financent le maintien de la paix onusien. Un des pans majeurs de notre stratégie dans le Sahel consiste à mettre en avant les partenaires locaux, dont la fragilité est l'une des raisons de la situation dans laquelle nous sommes. Là-dedans, ce ne sont pas que des partenaires privés. Ce n'est pas juste un problème de privatisation, c'est aussi un problème de répartition de la tâche entre les différents acteurs.

Un certain nombre de partenaires privés peuvent penser qu'il y a là un espace à occuper pour eux. La tentation est réelle pour les États. S'ajoutent à cela des stratégies délibérées pour occuper le terrain de façon moins visible politiquement, pour poser des jalons, ou pour développer un business et un type de lien. En effet, ces sociétés privées n'interviennent pas que dans les conflits ouverts. Elles n'interviennent pas qu'auprès ou pour le compte des États, mais aussi dans un certain nombre de cas pour défendre des intérêts privés sur place. Je suis très réservé sur les vertus de cette tendance à la privatisation du conflit ; en effet, la situation sera très différente si des acteurs privés sont parties au conflit, avec des intérêts en jeu qui ne sont pas ceux des principaux protagonistes. On sait très bien qu'aujourd'hui, il y a un certain nombre de conflits qui durent parce que des groupes armés qui pouvaient avoir, qui parfois ont encore, un agenda politique, ont en fait aussi un agenda de groupes criminels organisés et que leurs dirigeants ont trouvé une forme de pouvoir, une forme d'accès à des ressources économiques, parfois politiques, liées à ces activités privées et à ces logiques criminelles, et que cela complique énormément les efforts de règlement des conflits.

D'où l'importance de régler les conflits, de construire, de consolider la paix. Et la privatisation du conflit, la privatisation de la fonction de sécurité s'oppose à la vision que l'on a de l'État comme ayant le monopole de la violence physique légitime et est tout à fait au cœur des difficultés que l'on rencontre aujourd'hui.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie tous les deux pour la richesse de vos réponses et de vos propositions. Je pense qu'un certain nombre de mes collègues ont bien l'intention d'engager des travaux au regard des perspectives que vous nous proposez. Merci pour la hauteur de ce débat. Je crois qu'il nous a stimulés à nouveau et nous permettra d'engager de nouvelles pistes de travail pour les mois à venir.

La séance est levée à onze heures vingt.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Didier Baichère, M. Xavier Batut, M. Stéphane Baudu, M. Thibault Bazin, M. Olivier Becht, M. Christophe Blanchet, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Luc Carvounas, M. André Chassaigne, M. Alexis Corbière, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Françoise Dumas, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec Becot, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Jean-Marie Fiévet, M. Laurent Furst, Mme Séverine Gipson, M. Stanislas Guerini, M. Loïc Kervran, Mme Anissa Khedher, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Christophe Lejeune, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Mirallès, M. Jean-François Parigi, Mme Josy Poueyto, M. Joaquim Pueyo, M. Gwendal Rouillard, M. Thierry Solère, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, Mme Laurence Trastour-Isnart, M. Stéphane Trompille, M. Pierre Venteau, M. Patrice Verchère, M. Charles de la Verpillière

Excusés. - M. Louis Aliot, M. Florian Bachelier, M. Sylvain Brial, M. Richard Ferrand, Mme Pascale Fontenel-Personne, M. Claude de Ganay, M. Thomas Gassilloud, M. Fabien Gouttefarde, M. Christian Jacob, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Fabien Lainé, M. Didier Le Gac, M. Gilles Le Gendre, M. Franck Marlin, Mme Monica Michel, Mme Natalia Pouzyreff, M. Stéphane Travert, Mme Alexandra Valetta Ardisson