Intervention de Manuel Lafont Rapnouil

Réunion du mercredi 20 novembre 2019 à 9h40
Commission de la défense nationale et des forces armées

Manuel Lafont Rapnouil, CAPS :

Vous avez bien compris, Monsieur le président Chassaigne, qu'effectivement je compte insister – et je crois fermement – au rôle très important des Nations unies, y compris à leur rôle dans les conflits. Vous avez raison de valoriser leur rôle en matière humanitaire. Il est important de ne pas s'en contenter. Je me souviens des propos de M. Antonio Guterres quand il était Haut-Commissaire aux réfugiés – il est maintenant le Secrétaire général des Nations unies – : quand on lui parlait de Syrie, il disait que c'était une crise humanitaire majeure, la plus importante aujourd'hui avec celle du Yémen, mais que c'était une crise humanitaire à laquelle la solution était d'abord politique. C'est effectivement ce qui manque aujourd'hui, mais je ne pense pas que vous soyez en désaccord avec cela.

Sur le point que vous avez soulevé, en vous référant aux propos de Jan Eliasson, l'ONU a besoin, par exemple pour ses opérations de maintien de la paix, d'équipements spécifiques, de capacités militaires qui manquent dans un certain nombre d'armées, et qu'elle a donc du mal à se procurer. Par exemple : des hélicoptères, aussi bien de transport que d'attaque. La question n'est pas seulement celle du montant ou du niveau des dépenses militaires, elle est aussi celle de leur cadre, d'une part – j'ai rappelé l'importance des normes sur les armes et sur l'emploi que nous pouvons faire de celles-ci –, et d'autre part, sur ce à quoi ce niveau de dépenses sert. Ce n'est pas juste « l' input » [l'entrant], c'est aussi l' output [la production]. Pour pouvoir contribuer à la paix dans le monde, il faut avoir les moyens militaires qui correspondent aux besoins. Je ne pense pas que la paix dans le monde se porterait mieux si l'ensemble des pays européens arrêtait le mouvement actuel qui est de progresser vers les 2 % du PIB consacré au budget de défense. Je ne pense pas pour autant que consacrer ces 2 % au budget de défense suffise à contribuer à la paix dans le monde. C'est justement dans cet écart, dans l'absence d'effet mécanique, qu'il y a un point important. La poursuite de dépenses militaires élevées témoigne de la perception qu'un certain nombre d'États ont de leur environnement de sécurité, de leur incertitude sur ce qui pourrait leur arriver et sur ce que serait la réaction d'un certain nombre de leurs partenaires ou du système de sécurité collective s'il leur arrivait quelque chose. C'est sans doute cela qui doit nous interroger.

Sur la question de notre crédibilité vis-à-vis des pays tiers, notamment du fait de notre engagement au sein de l'OTAN, je vous confirme que depuis que j'ai pris mes fonctions, les principales questions qui me sont posées sur la position de la France dans l'OTAN ne sont pas tellement : « sommes-nous trop alignés de façon atlantiste ? » Notre politique, que ce soit sur le climat, sur l'Iran, ou sur la zone indo-pacifique – j'ai d'autres exemples – montre bien que l'appartenance à l'Alliance atlantique et la participation aux structures intégrées n'impliquent pas un alignement. Nous évitons de nourrir un phénomène de polarisation des positions diplomatiques qui vide l'espace dans lequel la diplomatie peut se déployer, les compromis se construire et les négociations intervenir. Je pense que la France non seulement contribue à occuper cet espace, à l'élargir, à le consolider, à essayer d'impliquer avec elle un certain nombre de ses partenaires européens, mais pas seulement, des régions concernées, et notamment des pays du Sud. Elle est reconnue dans cet effort comme un pays extrêmement actif.

Sur l'océan Indien, quelles pourraient être nos pistes de coopération avec les pays voisins ? D'abord, un enjeu est de reconnaître la situation dans laquelle nous sommes. Un certain nombre de pays dans cette zone ont pour objectif d'éviter de choisir entre la Chine et les États-Unis. Ils veulent de bonnes relations économiques avec la Chine mais aussi de bonnes relations, notamment politique et de sécurité avec les États-Unis. Surtout, ils ne veulent pas avoir à choisir et on voit beaucoup d'États dans la région – le plus frappant, c'est le positionnement des pays de l'association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) – dans cette situation. Nous pouvons ou devons offrir – et c'est le sens de notre politique sur la zone indo-pacifique –, cet espace intermédiaire, dans lequel nous pouvons coopérer à plusieurs États sur le plan militaire, pour permettre une réassurance en matière de sécurité. Espace intermédiaire dans lequel nous pouvons aussi coopérer sur d'autres sujets tels que la biodiversité, les ressources naturelles, la régulation des pêcheries et tous les conflits qui pourraient jaillir de cette dimension – et donc offrir des coopérations qui soient complètes. Ces coopérations peuvent être conçues avec des États qui ont adopté un positionnement similaire dans la région, comme l'Inde, le Japon ou l'Australie. La logique même de cet espace indo-pacifique c'est de créer un espace de coopération pour l'ensemble des pays concernés pour qu'ils puissent participer à la gestion des communs – la sécurité, la libre navigation, la gestion des ressources naturelles –, sans avoir peur d'être pris au piège, avec des demandes d'alignement dans un sens ou dans l'autre.

J'en viens à la difficulté de l'Union européenne à parler d'une seule voix parce que nous n'avons pas les mêmes intérêts nationaux, dont nous avons eu maints exemples. Un des éléments de réponse, sauf à penser que l'on pourrait créer rapidement une entité qui aurait une seule et unique vision de ce que sont nos intérêts communs, consiste à rappeler que la politique européenne extérieure est une politique commune, et non une politique unique. En d'autres termes, on travaille ensemble sur ce sur quoi on est d'accord. Cela ne nous empêche pas de faire des choses par ailleurs, et cela ne nous empêche pas, sur certains cas, de ne pas être d'accord. Ce qui peut permettre d'avancer, c'est l'idée que l'on a de la solidarité de nos intérêts, c'est la compréhension que nous devons prendre en compte les préoccupations de nos partenaires, même si elles ne sont pas identiques aux nôtres et même si nous n'avons pas la même vision, parce que ce sont des partenaires qui ont un rôle et une spécificité tout à fait particulière. Lorsque le ministre Le Drian, à l'époque ministre de la Défense, était allé à Bruxelles après les attentats de novembre 2015 à Paris et avait invoqué l'article 42-7 du traité sur l'Union européenne, il avait invoqué la solidarité des Européens. Il ne s'agissait pas de dire aux Européens : « nous avons exactement les mêmes intérêts de sécurité donc vous devez vous déployer partout où nous sommes déployés ». Il ne s'agissait pas de dire aux Européens : « vous devez vous déployer sur le territoire national français parce que c'est pour nous une priorité ». Il s'agissait de dire : « nous avons des intérêts de sécurité communs et surtout, nous avons une solidarité. C'est-à-dire que si pour nous, c'est difficile du fait de notre investissement par ailleurs en Centrafrique ou au Sahel – à l'époque –, cela aura des conséquences pour vous, d'une manière ou d'une autre. Donc il faut que vous nous aidiez de la façon qui vous semble la plus praticable, la plus acceptable politiquement pour vous ». Effectivement, depuis ce moment, on a aussi vu nos partenaires européens s'engager non pas en disant : « il y a des intérêts de sécurité française et il faut que nous les aidions », mais en reconnaissant qu'une partie des intérêts de sécurité français, du fait de cette solidarité, avait des implications pour leurs propres choix.

Je voudrais insister à nouveau sur le fait que, nous, les Européens, nous sommes collectivement des acteurs géopolitiques, parfois plus que nous le concevons nous-mêmes. Sur la Syrie, on peut se désoler des difficultés et de l'étroitesse des marges de manœuvre que nous avons, mais il y a un certain nombre d'attentes vis-à-vis de ce que les Européens pourraient faire, par exemple en termes de financement de la reconstruction, qui ne sont pas du tout des questions purement économiques, mais qui pour la Russie, pour la Syrie, pour les pays de la région, sont des questions hautement stratégiques. À nous d'utiliser cet outil-là de façon stratégique. Sur l'Iran, nous avons à l'échelle européenne, avec le UE-3, mais aussi à l'échelle de l'Union européenne avec le rôle de la Haute Représentante, avec les sanctions qui ont été mises en place, des efforts déployés collectivement pour essayer de trouver des réponses à la menace de sanctions américaines. On peut regretter que les efforts européens pour répondre à la menace de sanctions américaines ne soient pas suffisamment efficaces aussi rapidement qu'on le souhaiterait. Il suffit de voir les réactions des Américains aux tentatives, aux efforts, aux initiatives qui ont été prises, pour voir que de leur point de vue, c'est tout à fait sérieux et cela ne se traite pas du tout par-dessus l'épaule. Je ne vais pas parler du Sahel, je ne vais pas parler de la Libye, où nous sommes d'autant plus importants que d'autres acteurs y portent moins d'intérêt.

Je suis le directeur du CAPS ; mes propos n'engagent que moi. Sur l'OTAN, je suis frappé par les réactions de nos partenaires européens qui, certes, commencent par dire qu'ils sont pour un certain nombre d'entre eux en désaccord avec les propos du président de la République, mais surtout, leur argument consiste à dire que l'OTAN est très importante. Les deux éléments ne sont pas incompatibles. On peut penser que l'OTAN est très importante et néanmoins qu'il y a un problème de cohésion, de vision politique, d'unité stratégique à l'intérieur de l'alliance. Le ministre des Affaires étrangères allemand a manifestement dans l'idée de proposer une sorte de revue de Comité des Sages – on ne sait pas encore très bien quelle forme cela va prendre – pour réfléchir précisément à l'avenir, à la cohésion, aux missions de l'alliance. Il reconnaît que nous avons besoin d'affronter ce débat. Ce n'est pas juste du fait des propos du président de la République, même si manifestement, cela a joué un rôle. Après tout, la Chancelière allemande elle-même a dit très tôt après l'élection du président américain Trump que nous ne pouvions pas compter uniquement sur les États-Unis et où il fallait que nous soyons capables de prendre notre destin entre nos mains.

C'est exactement le type de réflexion qu'il faut que nous ayons, non seulement à l'intérieur de l'OTAN, mais aussi au niveau de l'Union européenne. Faudrait-il, dans ce cadre, réfléchir à un traité ou en tout cas tenir des discussions en termes de réassurance entre les Britanniques, les Allemands et les Français ? Je pense qu'il est important, exactement pour ce que j'ai dit à l'instant sur l'article 42-7 et la solidarité européenne, de garder cette dimension européenne et d'utiliser le débat que la France a déjà cherché à susciter sur ce que veut dire cette solidarité européenne. Cela permettrait de garder un collectif parce que trois pays, ce n'est pas vraiment suffisant pour sortir du multilatéralisme solitaire.

Il y avait beaucoup de questions sur les unités militaires non régaliennes ou les sociétés militaires privées. Je vais écouter avec intérêt ce que dira Thomas Gomart pendant que je réfléchis à vos différentes questions qui sont extrêmement complètes.

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