Intervention de Kevin Limonier

Réunion du mardi 3 décembre 2019 à 17h35
Commission de la défense nationale et des forces armées

Kevin Limonier, maître de conférences à l'Institut français de géopolitique (Université Paris 8) :

Je ne suis pas un expert des relations bilatérales entre la Chine et la Russie. Néanmoins, je pense qu'il est important de rappeler que la Russie et l'Europe ont une histoire très ancienne. La Russie « puissance pauvre », comme l'avait appelée Georges Sokoloff, il y a une décennie ou deux, a, depuis la fin du joug tataro-mongol, tenté de rattraper progressivement et cycliquement son retard technologique et économique, en se raccrochant, d'une manière ou d'une autre, à l'Ouest, à l'Occident, à l'Europe, à la modernité, à ce qui a toujours été considéré comme l'avenir et le devenir de la Russie.

Cela a commencé sous Ivan le Terrible, avec les premiers contacts avec la monarchie britannique ; cela a continué avec les réformes de Pierre le Grand ; cela a été le cas sous Lénine également, puisqu'il a bien fallu acheter des technologies, faire venir des capitaux pour pallier les départs de beaucoup de cadres après la guerre civile ; et c'est aujourd'hui encore le cas, pour les nouvelles technologies de l'information et de la communication, Internet, etc. Les Russes sont très innovants, mais ils agissent d'abord dans le cadre d'échanges et de transferts de connaissances et de richesses. Par exemple, de nombreux Russes sont dans la Silicon Valley, mais ils ont, bien évidemment, des opinions complètement contraires à celle de Vladimir Poutine.

Cette rétrospective me fait douter que la Chine puisse apparaître à la Russie, comme un partenaire historiquement aussi important que l'a été l'Europe. Pour les Russes, en particulier, pour certains fonctionnaires du Kremlin, il est tentant de dire : « Nous n'allons pas vous attendre cent-sept ans, vous, les Européens. Si vous ne venez pas à nous, nous irons vers la Chine ». Mais je ne suis pas persuadé que cela puisse avoir lieu, puisque les Chinois ont aussi des vues sur les ressources de l'immense Sibérie, qui est vide et en même temps très riche.

Par ailleurs, je pense que le dialogue stratégique entre l'Union européenne et la Russie est nécessaire, puisqu'il est indéniable que nous sommes à un tournant de la relation transatlantique. Les déclarations récentes du Président Macron, les déclarations de Donald Trump depuis un certain temps, ainsi que le Brexit, nous invitent à réfléchir au futur de l'architecture européenne de défense. Dans ce cadre, nous ne pourrons pas nous passer d'un dialogue avec la Russie. Il faut peut-être aussi regarder du côté de ce qu'a été la politique étrangère du Général de Gaulle, pour essayer d'imaginer ce que pourrait être l'avenir de la France en tant que principale puissance militaire européenne, dans cette future architecture.

L'OTAN va-t-elle disparaître ou va-t-elle survivre ? Je l'ignore, mais il est certain qu'elle va devoir muter. La question est de savoir si nous allons continuer ou non à construire une défense commune au sein de l'OTAN et quel sera le rôle de la Russie à cet égard. Cela étant, le partenariat et le dialogue sont absolument nécessaires.

Les questions sur l'opinion publique russe et sur la contraction du PIB sont d'excellentes questions, puisqu'elles soulignent le fait qu'il existe deux périodes dans le poutinisme. La première période court de 2000 à 2012, jusqu'aux manifestations, qui ont été une rupture très profonde, y compris dans la manière dont le pouvoir s'adresse aux peuples et dont le peuple croit ou ne croit pas ce que raconte le pouvoir. La première période a été une période de croissance économique après la crise asiatique de 1997, une période d'enrichissement considérable, d'apparition et d'enrichissement de la classe moyenne russe, une classe moyenne qui a commencé à voyager massivement, qui parle l'anglais, qui s'informe, qui bouge et qui est intégrée à la mondialisation. Dans ce premier pacte de stabilité poutinien, le marché était le suivant : « Enrichissez-vous et votez pour nous ».

Seulement, à partir de 2011 - 2012, l'économie russe s'essouffle considérablement – en décalage par rapport à la crise financière de 2007. D'ailleurs, au-delà de la contestation sur le fait que Poutine fera ou ne fera pas un troisième mandat, les racines profondes des manifestations de 2011 – 2012 ont été la résurgence progressive de la petite corruption, celle qui pollue le quotidien des Russes depuis très longtemps. Cette petite corruption n'avait pas disparu, mais était devenue beaucoup plus discrète, beaucoup moins dérangeante, dans la deuxième partie des années 2000.

Depuis cette mobilisation massive et l'aggravation continuelle de la situation économique de la Russie, qui n'est pas au beau fixe, mais qui n'est pas catastrophique non plus, un deuxième pacte de stabilité poutinien a été scellé avec l'annexion de la Crimée. Le message n'est plus : « Enrichissez-vous et votez pour nous », mais : « Votez pour nous, nous vous ferons vivre le rêve russe », c'est-à-dire le retour de cette puissance, le retour d'une Russie qui a une voix sur la scène internationale et qui ne brade pas ses héritages.

La Crimée est importante, mais pas vraiment du point de vue de l'accès aux mers chaudes, Sébastopol, etc. ; les Russes avaient toutes les infrastructures nécessaires à Novorossiisk en territoire russe. Dans l'opinion publique russe, la Crimée est un territoire russe depuis 1780, colonisé par des Russes sous l'impulsion du prince Potemkine et de Catherine II. Pour un certain nombre de Russes, aujourd'hui quinquagénaires ou sexagénaires, la Crimée est liée aux souvenirs de leur jeunesse, aux vacances qu'ils y passaient, parce qu'il y a dans la région diverses entreprises soviétiques avec ce que l'on appelle des sanatoriums et beaucoup de personnes y sont allées. Ce territoire est vraiment très important dans l'imaginaire collectif russe.

Les sondages qui ont suivi l'annexion de la Crimée révèlent que même parmi les farouches opposants à Vladimir Poutine en 2012, très peu ont condamné l'annexion de la Crimée. On touche au patriotisme russe, à la célébration d'un certain nombre de symboles considérés comme les symboles qui permettent de se reconnaître les uns et les autres dans une sorte d'identité collective.

N'oubliez pas que la Russie est un empire multiethnique et que l'on y parle beaucoup de langues. Le russe est la langue principale, c'est dans cette langue que se célèbre un certain héritage, c'est dans cette langue aussi que l'on commémore les vingt millions de morts de la Grande Guerre patriotique, la Seconde Guerre mondiale, qui est quelque chose de très important dans la définition de cette identité collective.

Par ailleurs, n'oublions pas que l'empire a failli éclater à deux reprises, puisque l'Union soviétique a éclaté et que la Fédération de Russie n'est pas passée loin de l'éclatement sous le coup des guerres de Tchétchénie et d'un certain nombre d'autres événements. Nous sortons d'une période de vingt ans avec de véritables angoisses identitaires et culturelles, où le patriotisme, la célébration de la force de l'État et des symboles de cette force sont devenus une ressource politique considérable pour le pouvoir, nonobstant le fait que le rouble stagne à des niveaux bas, que la précarité se développe, que de plus en plus de gens, notamment des diplômés de la jeune génération, envisagent de quitter la Russie – ce qui n'était plus le cas depuis un moment.

Sur la Russie en Afrique, il s'agit peut-être d'un moyen pour la Russie de réaffirmer sa puissance et son influence. La Russie entretient un certain nombre de réseaux en Afrique qui datent de l'époque soviétique, même si ces réseaux sont vieillissants. Une université russe à Moscou qui s'appelle l'Université de l'amitié des peuples - Patrice Lumumba ( Российский университет дружбы народов ) a formé beaucoup de cadres africains.

Dans la stratégie actuelle qui repose sur des sociétés militaires privées, des entrepreneurs qui vont capter des richesses privées, le patriotisme n'est plus une ressource politique, mais une ressource économique, avec des acteurs que l'on pourrait appeler des « entrepreneurs patriotiques ». Ce sont des gens qui vont aller s'enrichir en Afrique, mais également ailleurs, parce qu'ils vont dans le sens de ce que le pouvoir attend d'eux. Il existe un véritable business de la réaffirmation de la puissance, un business du patriotisme et de la célébration du retour de la force russe sur la scène internationale. Cela peut être aussi vu comme un aveu de faiblesse.

La manière dont les Russes essayent de prendre pied en Afrique est étonnamment similaire à la manière dont les Russes ont colonisé la Sibérie. Je ne pense pas que les Russes veuillent coloniser l'Afrique, ce n'est pas la question, mais la colonisation de la Sibérie s'est faite, en quelque sorte, par procuration. L'État russe était pauvre et assez faible à cette époque et des marchands et par des congrégations cosaques sont allés coloniser ces immenses territoires pour l'État. Aujourd'hui, en Afrique, il y a des marchands, des entités privées qui agissent pour le compte de la Russie, mais qui n'oublient pas leurs intérêts privés qui passent avant tout.

La célébration du retour de la force russe autour des symboles de cette force est une ressource politique énorme pour le pouvoir, mais c'est également une ressource économique gigantesque pour un pouvoir qui reste aussi et avant tout assis sur un réseau d'obligeance. Cela est dans l'ADN du poutinisme depuis vingt ans. Ce pouvoir est structuré par des réseaux d'allégeance qui sont d'abord des réseaux d'enrichissement personnel.

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