Intervention de Jean-Pierre Sakoun

Réunion du mardi 18 septembre 2018 à 17h45
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Jean-Pierre Sakoun, président du Comité Laïcité et République (CLR) :

Le Comité Laïcité et République est honoré de votre invitation. Je commencerai par vous dire quelques mots sur notre association afin d'expliquer, comme on disait autrefois, d'où nous parlons.

Le CLR a été fondé à la suite de l'« affaire du voile » survenue à Creil en 1989 et de l'article qui avait alors fait grand bruit, intitulé : « Profs, ne capitulons pas ! », paru dans Le Nouvel Observateur le 2 novembre 1989 et cosigné par cinq grandes figures laïques qui ont chacune, depuis, suivi leur propre chemin : Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler. Parmi les fondateurs du CLR, outre ceux que je viens de citer, on relève les noms de grands professeurs comme Maurice Agulhon et Claude Nicolet – grand historien de la République et premier président du CLR –, mais aussi ceux d'Henri Caillavet, de Pierre Bergé, ou encore de grands scientifiques comme Jean-Pierre Changeux, de penseurs comme Albert Memmi, de politiques comme Yvette Roudy.

Le CLR s'est toujours situé loin des extrêmes, qu'ils soient les indigénistes communautaristes de l'extrême gauche ou les identitaires de l'extrême droite. Notre association défend la laïcité comme vecteur de la liberté des individus, de la solidarité entre les citoyens et de l'unité du peuple français et, en ce sens, elle est opposée aux tentatives d'adjectiver de quelque manière ce principe d'une grande clarté – adjectivation qui reviendrait à renoncer à l'idéal d'émancipation.

Au fond, notre programme pourrait tenir dans les articles 3 et 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, portant l'un sur la souveraineté, l'autre sur la liberté d'opinion. Notre programme s'appuie également non seulement sur l'article 1er de la Constitution, qui dispose que la République est indivisible, laïque, démocratique et sociale, mais encore sur les deux premiers articles de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État.

Au-delà de cette affaire de 1989, l'histoire qui nous a faits est celle de la sortie de l'organisation verticale et féodale et de l'organisation horizontale et tribale du monde, pour instituer un sujet autonome, rationnel et politique. C'est l'histoire de la philosophie de Condorcet, éminemment politique en ce qu'elle ne fait appel à aucune transcendance, plutôt que celle de Locke, fondée sur la notion surplombante de tolérance, fût-elle mutuelle. De cette histoire et de cette philosophie, de l'expérience du CLR, trois principes émergent qui nous guident : la liberté absolue de conscience, l'égalité absolue entre tous les citoyens sans aucune distinction et l'égalité de tous les citoyens devant la loi. Ce patrimoine qui pour nous définit notre idéal de bonheur humain est fondateur de la modernité, que nous voulons faire progresser au XXIe siècle en l'adaptant à ce que certains appellent le nouveau monde, d'autres la postmodernité.

En matière de bioéthique, ce patrimoine se décline ainsi : donner toujours plus de liberté aux individus pour leur émancipation en respectant la dignité humaine et sans empiéter sur la liberté des autres. Il est en effet essentiel, pour nous, de considérer qu'en matière de discours public, de discours politique – a fortiori dans une enceinte comme celle où nous nous trouvons –, seuls la rationalité et les faits ont leur place, non les sentiments ni les oukases. En ce sens, aucune philosophie, aucune religion, aucune opinion fondée sur la croyance personnelle – ce que les Américains appelleraient les feelings – ne peut être d'un poids quelconque dans la décision politique. C'est un point nodal de la politique républicaine. C'est pourquoi il est certain que nous sommes en désaccord avec les politiques menées et les déclarations faites par beaucoup de dirigeants politiques, au plus haut niveau, depuis quelques années.

Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de remettre en cause les droits de l'homme, il s'agit de faire entendre qu'ils ont une limite qui est l'effritement de la société, le retour à un état d'atomisation sociale, à un état de nature proche de celui qu'imaginait Rousseau, les êtres humains se cognant contre les autres au hasard de trajectoires incontrôlées et produisant de la violence, par peur, par égoïsme et par triomphe du moi sur le nous – rappelons-nous qu'il y a quelques jours, un homme a été massacré par deux brutes ensauvagées sur un parking d'hypermarché.

Ces principes posés, ces outils forgés, nous tentons de les utiliser et de les convoquer devant chaque question politique, économique, sociale, culturelle, éthique. C'est en ce sens que la laïcité que nous défendons est transpartisane et qu'elle est une arme puissante de progrès social et humain pour la droite, le centre et la gauche, pour tous les partis qui se situent dans le cadre démocratique et n'ont pas pour objet patent ou latent de réduire cette démocratie. Les maîtres mots de notre idéal sont la perfectibilité humaine et l'émancipation.

Qu'il soit enfin clairement dit et répété que la laïcité n'est pas l'avers d'une médaille dont le revers serait la foi. La laïcité n'est pas l'athéisme. Elle est simplement neutre face aux croyances philosophiques et religieuses des citoyens. Il y a des prêtres, des rabbins, des pasteurs, des imams, des croyants laïques, ils sont même majoritaires dans notre pays, comme le démontrent toutes les enquêtes et tous les sondages qui se succèdent depuis quelques années.

Enfin, n'oublions pas que si la laïcité, et j'en viens à la question éthique, est déterminée par les principes généraux du droit, par la Constitution et par les lois, elle est aussi devenue un habitus, pour parler comme Bourdieu, c'est-à-dire une manière d'être des Français, se manifestant dans leur apparence et dans leur maintien. Il n'est que de voir, par ces temps de forte chaleur, des hommes et des femmes attablés à des terrasses de café, vêtus sans autre contrainte que celle de l'appréciation de chacun, riant ensemble, parlant d'égal à égal, pour mesurer le bonheur que l'on ressent à vivre dans la France laïque, républicaine, solidaire et sociale. Ce bonheur du comportement est très rare, même dans les pays démocratiques ; il est en quelque sorte la quintessence de ce qu'on nommait autrefois notre génie national. C'est cet idéal que nous prenons pour guide, même si nous sommes encore loin de l'avoir atteint, et non les propositions régressives, délétères et accablantes de la partition, de la séparation selon le genre, le sexe, la religion, la couleur ou tout autre clivage artificiellement essentialisé en une nature, un feeling, comme je le disais tout à l'heure.

C'est en ce sens et dans ces limites que notre sillon laïque peut être également tracé dans la réflexion bioéthique, face à la question des effets de la multiplication infinie et indéfinie de nouveaux droits. C'est pourquoi nous sommes honorés d'avoir été invités à nous exprimer devant votre commission et c'est ainsi que nous comprenons notre présence ici.

Vous auditionnerez des interlocuteurs – scientifiques, philosophes, politiques – beaucoup plus compétents dans ce domaine que je ne le suis ; je vous engage simplement à entendre ma proposition : vous emparer des outils de la laïcité émancipatrice.

Je vais tenter ici de donner deux exemples de cette pratique laïque. L'un concerne un sujet dont je regrette qu'il ne soit pas directement intégré à la réflexion sur la révision de la loi relative à la bioéthique, mais qui devrait l'être : la fin de vie. L'autre est l'un des objets essentiels de votre réflexion : la gestation pour autrui (GPA).

Sur la fin de vie, sujet majeur de l'éthique et de la morale humaine, posons-nous les trois questions de notre boîte à outils laïque, étant entendu que nous sommes a priori favorables à l'extension de toutes les libertés et que nous utilisons notre réflexion non pas pour tenter de contraindre mais simplement pour mesurer la capacité de ces libertés à s'inscrire dans notre société sans la mettre en pièces. Le choix de sa propre fin de vie est-il une liberté supplémentaire accordée aux individus ? À première vue, la réponse semble sans ambiguïté : oui.

Ensuite, avoir le choix de sa fin de vie est-il une possibilité qui respecte la dignité humaine ? Là aussi la réponse semble être oui, même si la loi doit encadrer cette possibilité pour ne pas déroger à la dignité. Ainsi, personne ne devrait pouvoir se prévaloir de cette liberté pour choisir de se pendre ou de se tirer une balle dans la tête, dans le cadre d'une loi d'émancipation. Ces moyens dégradants ne peuvent entrer dans le cadre social, pas plus que le lancer de nains même si ces derniers étaient d'accord, pas plus que le fait de se vendre comme esclave même si l'on y consent.

Enfin, cette nouvelle liberté empiète-t-elle sur la liberté des autres ? La réponse est, à première vue, non. Et c'est ici qu'il est essentiel de ne pas tomber dans le piège méthodologique de l'irrationnel en prenant en compte les ressentis, les sentiments, les opinions, les feelings – it hurts my feelings, disent les Anglo-Saxons. Mais si on laisse s'instaurer cet « argument », toute liberté peut être et sera même, au nom de cela, immanquablement rognée puis annulée. Il y aura toujours au moins un groupe dont les sentiments seront heurtés par une liberté offerte aux autres.

Appliquons à présent notre boîte à outils à la GPA.

Le choix de la GPA est-il une liberté supplémentaire accordée aux individus ? À première vue, oui. Se pose néanmoins ici une question liée au fait que les effets de la GPA ne concernent pas seulement l'individu qui la demande : s'agit-il d'une liberté ou s'agit-il de l'assouvissement d'un désir personnel ? La logique des droits de l'homme qui sous-tend cette demande n'est-elle pas animée par ce que les philosophes appellent le principe d'illimitation ?

Avoir le choix de la GPA est-il une possibilité qui respecte la dignité humaine ? Cette liberté, si c'en est une, ne peut passer que par un autre corps que le sien. Peut-on, quelle que soit la forme de l'accord passé avec l'autre, asservir un autre corps, même avec son aval, à l'assouvissement de son propre désir ?

Cette nouvelle liberté – si c'en est une - empiète-t-elle sur la liberté des autres ? Là encore, la réponse n'est pas aisée. Peut-on prendre la décision de faire naître un enfant dans des conditions qui se rapprochent de la logique du transhumanisme ? Peut-on contraindre – ou pas – la mère porteuse à n'être que porteuse ?

On voit donc que cette batterie de questions fait apparaître aisément une différence entre des chemins droits et dégagés, et d'autres plus tortueux et baignés de brume. Cela ne veut pas dire qu'il faut interdire la GPA. Cela signifie que c'est à la condition d'avoir résolu ces questions laïques que l'on pourra la mettre en oeuvre comme un acte émancipateur et non comme un acte de contrainte pour une ou plusieurs des parties.

Je l'ai dit, je ne suis pas compétent pour aborder les deux questions monumentales de votre programme, et qui se font de plus en plus pressantes : la révolution numérique et le transhumanisme. Je n'aurai pas l'outrecuidance de vouloir donner mon avis sur ces questions – j'en ai certes un, qui est celui d'un citoyen et qui n'a pas plus d'autorité qu'un autre. Sur ces points je vous renverrai à deux romans de science-fiction – la fiction éclairant souvent la réalité d'un jour étonnant : peut-être certains d'entre vous savent-ils que la pensée transhumaniste est née, comme la pensée sur les sociétés robotisées est presque née chez Isaac Asimov, sous la plume deux auteurs américains, Bruce Sterling, avec La Schismatrice, et William Gibson, avec Neuromancien. Très modestement, je vous engage à lire ces ouvrages car ils permettent, via la fiction, de comprendre les questions qui se posent dans un monde transhumanisé.

Je conclurai en rappelant ce que j'ai tenté de vous proposer. Pour envisager sereinement les questions de bioéthique, nées des progrès scientifiques, n'oublions à aucun moment que l'objectif n'est pas la satisfaction du désir sans fin de chaque individu, mais la perfectibilité morale et l'émancipation collective donc individuelle de tous et de chacun ; que les moyens en sont définis par les principes gravés aux frontons de nos mairies et par leur résultante : la laïcité qui garantit la liberté absolue de conscience, l'égalité absolue entre tous les citoyens et l'égalité de tous devant la loi ; enfin que les outils d'analyse sont ces trois questions que nous vous suggérons de vous poser sans cesse face à ces questions de bioéthique : ma décision donne-t-elle plus de liberté aux individus pour leur émancipation ? Ma décision respecte-t-elle la dignité humaine ? Ma décision empiète-t-elle sur la liberté des autres ?

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