Intervention de Sébastien Jumel

Séance en hémicycle du lundi 19 novembre 2018 à 16h00
Programmation 2018-2022 et réforme de la justice — Motion de rejet préalable (projet de loi organique)

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSébastien Jumel :

Deuxième enseignement : lorsque le contrôle du juge recule, la loi du plus fort gagne du terrain. C'est pourquoi notre groupe s'oppose à la déjudiciarisation de bon nombre de contentieux, parmi lesquels le contentieux de la pension alimentaire, qui est un contentieux de masse.

L'expérimentation d'une déjudiciarisation de la révision des pensions alimentaires nous inquiète. Elle inquiète aussi le Défenseur des droits et l'ensemble de la communauté judiciaire. Comme nous l'avons dit en commission, en effet, les caisses d'allocations familiales – CAF – ne disposent pas d'un statut garantissant leur indépendance, leur impartialité et leur compétence sur ce sujet précis. Vous le reconnaissez implicitement, du reste, en préconisant un barème faisant abstraction de l'âge de l'enfant, de son rang dans la fratrie, du revenu réel des parents ou de toute autre forme de situation particulière, comme un handicap ou une scolarisation spécifique – en attendant, peut-être, que les pensions alimentaires soient fixées de façon automatique, par un algorithme, comme c'est déjà le cas pour d'autres décisions administratives.

Deux sérieux problèmes se posent par ailleurs. D'abord, rien n'indique que les CAF, qui ont été regroupées à l'échelle départementale et n'ont pas été épargnées par les réformes successives des politiques publiques, pourront assurer un service plus rapide et plus simple pour les usagers. Ensuite, comment surmonter le conflit d'intérêts dans lequel seront prises les CAF qui auront à statuer sur un litige auquel elles sont intéressées ?

L'année 2017 aura été l'année de la loi Travail. Sous le couvert de simplification – objectif proclamé urbi et orbi par votre majorité – , vous avez en réalité ajouté deux cents pages à l'édition de 2018 du code du travail. Sous le couvert de sécurisation des rapports sociaux, l'investissement dans le licenciement abusif est devenu une réalité quotidienne. Sous le couvert de prévisibilité des sanctions, le panier moyen en cas de licenciement abusif a chuté, si l'on en croit les premiers retours, d'environ 40 %, ce qui donne l'avantage aux employeurs peu respectueux de la loi et provoque des distorsions de concurrence.

Le troisième enseignement que l'on peut tirer de cette réforme est que la volonté politique apparente du Gouvernement cache, en réalité, une volonté politique de désengagement du pouvoir régalien de l'État au profit de solutions mal encadrées, voire sans contrôle. C'est pourquoi notre groupe s'oppose à tout recul du pouvoir de l'État en matière de justice.

Ayant établi la filiation délétère de ce projet de loi, je vous propose d'en examiner le contenu. On peut le résumer de la manière suivante : faute de volonté politique de doter la justice de moyens suffisants, on multiplie les occasions de s'en passer.

Votre réforme porte en son sein une fracture territoriale, une fracture numérique et une privatisation partielle de la justice. Ces trois évolutions conjuguées aggraveront la fracture sociale dans l'accès aux droits. D'autres solutions sont pourtant possibles : puisque nous ne sommes pas tous des Playmobils – pour reprendre l'expression de notre collègue François Ruffin – , nous vous proposerons, au cours du débat, de les examiner en dehors de toute logique de groupe.

D'abord, la fracture territoriale. Après l'avoir examiné attentivement, nous pouvons affirmer que le projet de loi de programmation et de réforme pour la justice est loin des effets d'annonce promettant un meilleur service public pour le justiciable. Madame la garde des sceaux, vous nous assurez à grand renfort médiatique qu'il n'y aura aucune fermeture de site, qu'aucune modification de la carte judiciaire n'est envisagée et que votre méthode a pour seul objet d'assurer la proximité et la qualité de la justice, mais, à y regarder de plus près, l'imprécision des critères de cette méthode laisse des zones d'ombre, sur lesquelles les parlementaires ne pourront pas jeter un peu de clarté car, une fois encore, les arbitrages se feront par voie réglementaire.

Vous proposez de fusionner les tribunaux d'instance et les tribunaux de grande instance. On peut légitimement s'interroger sur cette mesure, vu que les tribunaux d'instance sont les juridictions qui fonctionnent le moins mal : le délai moyen de traitement d'une affaire y est de 5,4 mois, contre 14 mois dans les tribunaux de grande instance.

J'insiste sur le fait que, contrairement à ce que certains ont pu suggérer, la communauté judiciaire ne s'inquiète pas uniquement pour son sort, elle s'inquiète surtout pour celui des justiciables. Ceux-ci trouvent tous les jours, dans nos tribunaux d'instance, l'oreille de fonctionnaires et l'expertise de juges passionnés et très impliqués, qui connaissent les particularités sociales et culturelles des territoires de leur juridiction. Or vous envisagez, sans le dire, de fermer ces lieux de justice de proximité, où les gens peuvent venir avec leurs problèmes, sans qu'il leur soit nécessaire d'être titulaires d'une maîtrise en droit ou d'être représentés par un avocat ; où les justiciables peuvent s'expliquer en personne, oralement. Cela donne une chance à ceux qui ne sont pas des spécialistes du droit, à ceux qui n'ont pas d'ordinateur ou pas d'accès à internet. Dans ces tribunaux, l'accueil physique est assuré malgré le manque de moyens : on peut demander à y rencontrer le juge d'instance, par des modes de saisine simplifiés – déclaration au greffe, requête, présentation volontaire des parties – , pour parvenir à un accord ou à un jugement. Dans ces tribunaux de la vulnérabilité, de l'urgence sociale, au milieu des contentieux de masse, les magistrats traitent les demandes et rendent justice en respectant l'extrême difficulté de ces gens à qui Pierre Bourdieu a donné la parole dans La Misère du monde.

Il est d'ores et déjà prévu de créer un juge spécialisé, le juge des contentieux de la protection. Pour les départements comportant plusieurs tribunaux de grande instance, comme la Seine-Maritime, chaque tribunal de grande instance traitera de contentieux déterminés, dits spécialisés, au détriment des autres tribunaux de grande instance, mettant ainsi fin à l'expertise qu'ils ont développée dans ces « contentieux sans gloire » dont a parlé Emmanuel Carrère. Le périmètre de cette spécialisation est inconnu, puisque ces contentieux seront déterminés par décret ; sur ce point, les parlementaires ne pourront donc pas donner leur avis, et la représentation nationale ne pourra pas exercer sa mission de contrôle.

Après que les matières dites spécialisées auront été définies par décret, les chefs de cours seront chargés de proposer, après avis des chefs de juridictions, l'organisation la plus performante dans les départements de leur ressort comportant plusieurs tribunaux de grande instance. Quid de l'avis des maires et des membres de la communauté judiciaire ? Quid de l'aménagement du territoire ?

Les contentieux spécialisés seront répartis par les chefs des cours d'appel, sans que les élus aient leur mot à dire, et les tribunaux de grande instance ne pourront plus traiter de la totalité des contentieux dits spécialisés – lesquels, comme je l'ai dit, ne sont pas connus. Les tribunaux de grande instance, où qu'ils soient, perdront ainsi une partie de leurs attributions, une partie de leur substance, courant ainsi le risque, pour certains d'entre eux, notamment les plus petits, de devenir des coquilles vides – mais peut-être les débats nous rassureront-ils sur ce point.

Par voie de conséquence, les justiciables devront faire des kilomètres pour rencontrer leur juge. Les plus démunis seront les premières victimes ; ils seront même stigmatisés, car leurs trajets en voiture les rendront responsables de la pollution de notre planète !

L'expérimentation de spécialisation des cours d'appel participe du même mouvement. Cela m'inquiète d'autant plus qu'en commission, avec l'appel à candidatures qui a été lancé, la boîte de Pandore a été ouverte : l'expérimentation est appelée à faire des petits, voire à se généraliser. Le risque est grand d'aggraver la fracture territoriale et d'affecter lourdement l'emploi dans les villes moyennes concernées, ce qui contredirait la volonté, pourtant affirmée par le ministère de la cohésion des territoires, d'être au chevet desdites villes moyennes. Au moment de la réforme « Dati », j'ai réalisé, dans ma ville de Dieppe, une étude sur les effets de la suppression d'un tribunal de plein exercice sur l'emploi, l'attractivité et l'efficacité de la justice. Le résultat fut sans appel. Le Gouvernement ne manquerait-il pas, en la matière, de cohérence ?

La fracture numérique aggrave elle aussi les inégalités. Votre réforme, que vous justifiez par la nécessité de moderniser la justice, ne permettra pas d'atteindre l'objectif annoncé, à savoir disposer d'une justice plus simple et plus proche. Au contraire, elle risque d'aggraver les inégalités territoriales et numériques.

Je précise que nous n'avons a priori pas d'aversion pour la modernité et les nouvelles technologies. Il peut en effet paraître nécessaire que les professionnels du droit communiquent entre eux par voie numérique, dans le souci d'accélérer les démarches et de respecter l'environnement. Néanmoins, il est manifeste que les conséquences concrètes de la numérisation pour les justiciables n'ont pas été étudiées. Or le projet de réforme préconise d'instituer des procédures dématérialisées et numériques dès le stade du précontentieux.

Alors qu'il était habituel que les parties se rencontrent avant le procès, devant un médiateur ou un conciliateur, vous proposez un règlement des litiges par écran, via des plateformes numériques, tout en continuant à préconiser par ailleurs la médiation ou la conciliation. Un premier pas vers la déshumanisation est franchi – mais le pire reste à venir.

Concernant la phase contentieuse, c'est-à-dire la partie visible de l'iceberg de la justice, la réforme proposée est radicale.

Il est d'abord préconisé de dématérialiser entièrement la procédure relative aux litiges du quotidien, aux petits litiges. Ainsi, le justiciable, avec ou sans avocat – puisque l'avocat n'est pas obligatoire dans ce type de contentieux – , devra saisir la juridiction via l'internet ; son adversaire devra soumettre les arguments pour sa défense lui aussi via l'internet ; et les parties recevront, toujours via l'internet, la décision du juge. Vous proposez purement et simplement d'instaurer, après une tentative de conciliation par écrans interposés, une justice sans juge !

Au-delà des considérations éthiques et philosophiques, soulignons que cette proposition, d'un point de vue purement matériel, est inopérante. Alors que le tout numérique est vanté pour sa simplicité, son accessibilité, sa rapidité, il représente pour les populations les plus fragiles une montagne infranchissable. Selon le dernier rapport du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie, le CREDOC, le sentiment de délaissement, le sentiment de vivre dans un territoire en difficulté sont fortement liés aux difficultés des Français. Pas moins de 17 % d'entre eux n'ont pas accès à l'internet. Ce chiffre, qui peut, globalement, sembler satisfaisant, cache des réalités différentes. En effet, si l'usage de l'internet est très développé chez les 12-25 ans, 75 % des plus de 60 ans n'y ont pas accès. Par essence, ces populations seront exclues du droit fondamental de saisine du juge. Les autres, les 83 % ayant accès à l'internet, n'auront pas pour autant les compétences pour formaliser leur demande. Rappelons que 16 % de nos compatriotes rencontrent des difficultés pour lire ou écrire et que 7 % sont totalement illettrés. Ces chiffres ne sont pas symboliques, puisqu'ils correspondent à plusieurs millions de Français.

Admettons que le justiciable puisse accéder à l'internet et qu'il soit capable de comprendre et de verbaliser son problème ; encore faudrait-il qu'il dispose des notions juridiques suffisantes pour traiter correctement son dossier. On nous explique que cette difficulté serait surmontée grâce aux SAUJ, les services d'accueil unique du justiciable, une borne informatique en libre accès devant y être installée pour permettre au justiciable qui le souhaite d'engager ses démarches en présence d'un greffier, dûment formé pour l'aider et le renseigner. Or quelle est l'implantation réelle de ces SAUJ sur le territoire ? Combien de SAUJ, par exemple, pour un TGI comme celui de ma circonscription, qui couvre un territoire long de soixante-dix kilomètres et large de quarante ?

On nous promet que l'implantation des SAUJ permettra de renforcer l'accès de proximité à la justice de chaque justiciable. Il suffit de comparer ce qui est proposé avec l'implantation actuelle des caisses d'allocations familiales ou des services préfectoraux pour comprendre que votre conception est celle d'un service public virtuel, déshumanisé, toujours un peu plus éloigné. Les justiciables seront confrontés à des horaires d'ouverture restreints, aux problèmes de transport, au déficit de formation des greffiers.

En introduction à la question du numérique, nous avons mis en évidence les difficultés qui se poseraient pour le justiciable d'un côté, la nécessité de numériser pour les professionnels, de l'autre. Or n'oublions pas que la transformation numérique ne serait pas l'apanage de la seule procédure civile. Il est également prévu, en effet, de dématérialiser la procédure pénale, alors que le sujet de la protection des données est extrêmement sensible et que nous ignorons tout des moyens qui seront accordés dans ce domaine.

Surtout, la mise en place du tout numérique est prévue selon un calendrier restreint, alors que l'ensemble des juridictions du territoire français démarrent de zéro, tant pour ce qui concerne l'acquisition de matériel informatique que la formation des personnels, qui n'aurait pas encore commencé, semble-t-il. En outre, la réforme fait l'impasse sur les zones blanches, qui concernent pourtant des pans entiers de notre territoire. Dans ma circonscription, il n'est pas rare que le téléphone ou l'internet ne passent pas.

Dès lors, les moyens annoncés seront-ils suffisants ? Nul ne le sait. Ces moyens amputeront-ils le budget de la justice ? Nul ne le sait. Votre budget comprend en effet non seulement les services des juridictions contentieuses, mais aussi ceux de la pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse ; or les débats en commission ont démontré que la mobilisation budgétaire était largement absorbée par la crise des prisons.

Loin de répondre aux attentes fortes des professionnels, en renforçant les moyens matériels et humains et en attribuant un pouvoir de gestion budgétaire, gage d'indépendance et d'efficacité, ce projet de loi tend à maintenir le statu quo, résumant ainsi votre ambition politique à la réduction des flux d'affaires entrantes.

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