Intervention de Pierre Pollak

Réunion du mercredi 7 novembre 2018 à 14h10
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Pierre Pollak, neurologue, chef du service neurologie des hôpitaux universitaires de Genève :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, c'est un honneur d'avoir été convié à participer aux travaux de cette mission d'information. Vous m'avez sans doute invité en tant qu'expert de la stimulation cérébrale profonde, inventée à Grenoble quand j'étais chef du service neurologie, avec le neurochirurgien Alim Louis Benabib. C'est actuellement la seule interface cerveau-machine thérapeutique ayant obtenu une autorisation de mise sur le marché.

La stimulation cérébrale profonde est donc une sorte de modèle, mais le développement de ses applications cliniques thérapeutiques est beaucoup plus lent que les progrès de l'intelligence artificielle, puisqu'elle est apparue en 1987, il y a trente et un ans. Le comité consultatif national d'éthique (CCNE) a raison de dire dans son avis sur les neurosciences qu'il n'y a pas eu, ces toutes dernières années, d'innovations majeures en termes de procédures, de nature à susciter un débat public éthique. Je proposerai toutefois quelques réflexions sur deux points mentionnés dans le rapport du CCNE et sur deux autres points non mentionnés.

Monsieur le président, vous avez évoqué les progrès de l'imagerie. Ceux-ci sont particulièrement marqués dans le domaine de l'imagerie par résonance magnétique (IRM) fonctionnelle, laquelle peut être employée à des fins médicales ou de recherche mais aussi pour l'expertise judiciaire. Or le CCNE a exprimé son désaccord sur l'utilisation de l'IRM fonctionnelle à des fins judiciaires, et je l'approuve pleinement. L'IRM fonctionnelle n'a pas une fiabilité suffisante pour être utilisée afin d'évaluer la personnalité, réaliser des tests « de vérité » ou de « mensonge », ou encore apprécier la dangerosité, la culpabilité ou les fonctions mentales. En revanche, une IRM anatomique simple peut être pratiquée pour établir un diagnostic de maladie et éviter un préjudice, comme dans toute expertise médicale. L'IRM comme outil d'examen clinique ou biologique peut très bien être utilisée dans un cadre judiciaire, mais pas l'IRM fonctionnelle.

Concernant la neuro-amélioration, elle suscite de très nombreuses questions éthiques dans notre société consumériste où règnent le culte de la performance et l'individualisme qui ne supporte pas la frustration des désirs personnels.

Il en existe plusieurs moyens.

Le premier moyen est la pharmacologie avec, depuis de nombreuses années, l'usage détourné de psychotropes comme les benzodiazépines, qui sont des tranquillisants. Certaines personnes qui ne sont pas particulièrement angoissées en prennent quotidiennement pour se sentir mieux. D'autres prennent un antidépresseur pour se sentir plus en phase avec ce qu'elles attendent d'elles-mêmes dans leur connexion avec la société. En 1993, on a même parlé d'« effet Prozac » car c'était le médicament le plus vendu au monde. Cela a beaucoup diminué depuis.

J'évoquerai surtout les médicaments de la classe des nootropes censés augmenter l'attention, la vigilance, la mémoire, les capacités intellectuelles. Trois médicaments sont détournés ou peuvent être achetés sur internet.

Le méthylphénidate, un très ancien médicament amphétaminique est actuellement prescrit dans le trouble déficitaire de l'attention avec hyperactivité de l'enfant. Il est autorisé au-delà de six ans mais pas chez l'adulte. Son utilisation est en pleine expansion aux États-Unis. Des études observationnelles indiquent que jusqu'à 20 % des étudiants des campus américains prennent ce médicament, en particulier en période d'examens, et en sont très satisfaits.

Le modafinil est un médicament assez ancien, indiqué uniquement dans le traitement des maladies du sommeil, soit l'hypersomnie idiopathique, soit la narcolepsie, une maladie invalidante d'endormissement en sommeil paradoxal pendant la journée. Le modafinil peut améliorer les capacités attentionnelles chez des personnes en manque de sommeil. Il a été donné à des pilotes et à des soldats lors de la guerre du Golfe. Mais ses effets positifs peuvent se manifester aussi chez des personnes saines, d'où des possibilités de détournement de son utilisation.

Les ampakines, non citées dans le rapport du CCNE ni dans son avis n° 122 dédié à la neuro-amélioration, agissent sur un récepteur du glutamate. Qualifiés de smart drugs, elles peuvent améliorer les capacités de concentration et d'attention, avec des effets indésirables limités, en particulier sur le sommeil, contrairement aux amphétamines et aux fortes doses de café. Aux États-Unis, certains neuroscientifiques ont publié des articles recommandant la prise de ces smart drugs chez des personnes normales en périodes difficiles, notamment, pour les étudiants en période d'examens et pour les chercheurs en période de rédactions d'articles, arguant le fait qu'avec un encadrement médical, les risques étaient mineurs. On est en plein dans le dopage cognitif, avec le risque d'addiction à tous les médicaments du système nerveux.

Quelles recommandations formuler au sujet de l'utilisation de ces médicaments chez la personne normale ?

Il faut d'abord améliorer la connaissance du grand public par une information idoine qui n'existe pas à l'heure actuelle, où il n'y a que la publicité par internet. Les résultats de nombreuses études scientifiques, surtout américaines, devraient être publiés, car elles mettent en évidence des effets tout à fait mineurs et des dangers dans certains domaines de la cognition. On peut très bien améliorer la mémoire de travail et aggraver la mémoire générale ; certaines fonctions peuvent être améliorées au détriment d'autres.

Il faut ensuite améliorer l'information du médecin, éventuellement sollicité par des personnes qui bluffent en alléguant des difficultés de concentration ou réclamant un médicament pour améliorer leurs performances professionnelles dans notre monde de compétition. Aujourd'hui, rien n'est fait en ce sens et la plupart des médecins sont démunis. Aux États-Unis, l'American Academy of Neurology (AAN), a édité un guide des bonnes pratiques cliniques pour les médecins, pour les aider à réagir à des demandes de la part de sujets normaux désireux de prendre des médicaments pour améliorer leur cognition.

Il faut enfin encourager la recherche observationnelle. Sur une population saine, il est impossible de faire des études comme en pharmacologie avec des groupes randomisés, mais les études d'observation n'existent pas en France. Il importe de connaître la proportion de personnes qui veulent prendre ou qui prennent ce type de médicaments, détournés de personnes malades ou achetés sur internet, et il faut mettre en place une veille sanitaire pour suivre de tels sujets. Ce serait le rôle de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

Au-delà de la pharmacologie, j'évoquerai bien sûr la stimulation électrique.

La stimulation cérébrale profonde, qui n'est actuellement admise que dans trois pathologies, les tremblements, la maladie de Parkinson et la dystonie, c'est-à-dire des maladies du mouvement, est appliquée en recherche dans vingt-cinq indications, mais le danger est grand de leur extension, ce qui nécessiterait un encadrement rigoureux. En effet, on voit des indications comme les troubles du comportement alimentaire, dans un sens ou dans l'autre, des troubles de la personnalité ou la dangerosité. Il a même été proposé dans des troubles de la moralité et pour améliorer la mémoire. Une étude très bien conduite par une équipe américano-israélienne, publiée dans le New England Journal of Medicine, a montré une amélioration des capacités de mémoire spéciales pendant la stimulation chez des patients qui souffraient d'épilepsie mais pas de perte de mémoire. D'où l'idée de stimuler ces zones proches de la structure de la mémoire, la structure profonde de l'hippocampe entorhinale, pour améliorer la mémoire.

Si l'on pouvait améliorer ainsi la mémoire au début de l'apparition de la maladie d'Alzheimer ou dans des formes de la maladie d'Alzheimer purement amnésiantes, ce serait très bien, mais on utilise également cette technique chez des gens sains, d'où la nécessité d'un encadrement rigoureux de cette recherche et de la réalisation d'études précliniques. La plupart du temps, des demandes de recherches cliniques sont déposées sans base préclinique, même chez le rongeur, pour démontrer un effet. Les paramètres de stimulation devraient être bien définis, ce qui n'est pratiquement jamais fait dans la vingtaine de nouvelles indications en cours. Actuellement, on stimule de façon permanente, à une fréquence aux alentours de 100 hertz, pour obtenir un effet. Dans tous les protocoles des nouvelles indications, sont proposés les mêmes paramètres que pour les tremblements ou la maladie de Parkinson, sans aucune étude, alors qu'il faut des années pour trouver les bonnes valeurs. Les intensités électriques, les fréquences, les largeurs d'impulsion, les modalités temporelles de stimulation sont extrêmement complexes à déterminer, et comment le faire dans des maladies telles que la dépression, les troubles du comportement ?

Actuellement, les protocoles sont trop nombreux et insuffisamment fouillés, le rapport bénéfice-risque, n'est pas évalué. Or, c'est une technique risquée, qui entraîne entre 1 et 5 % d'effets indésirables graves, comme un trouble vasculaire lors de l'implantation de l'électrode. Peut-on prendre un tel risque – en pharmacologie, on considère un taux supérieur à 1 % comme énorme – pour traiter certains troubles du comportement ou de la mémoire ? Une évaluation rigoureuse des effets indésirables est indispensable. L'implantation d'une électrode dans le cerveau peut avoir des effets considérables, car le cerveau commande absolument tout. Une erreur de position d'un millimètre peut stimuler une autre zone. Par conséquent, dans ces protocoles de recherche, l'ensemble des paramètres cérébraux de motricité, sensoriels, de la mémoire, des capacités mentales, des émotions, du cerveau social doivent être préalablement étudiées, au très long cours. Or, trop souvent, les études portent uniquement sur le symptôme visé.

D'autres stimulations électriques sont dites non invasives, puisqu'elles ne nécessitent pas de placer une électrode dans le cerveau. La stimulation magnétique transcrânienne consiste à poser une bobine sur le scalp. En forme de huit, elle provoque une stimulation extrêmement focalisée, sur quelques millimètres, capable d'exciter ou d'inhiber toute partie du cerveau. Mais cette stimulation magnétique reste superficielle. Seul le cortex est influencé. Tous les symptômes ont été étudiés, à la fois chez des personnes malades et chez des personnes en bonne santé. Les effets sont inconstants – certaines personnes ont des modifications, d'autres non – modestes, parcellaires et transitoires, seulement quelques semaines après des séances quotidiennes de vingt minutes pendant une à quatre semaines. Elle n'est autorisée que dans le traitement des dépressions mais des dizaines d'autres symptômes sont influencés par la stimulation magnétique transcrânienne. Cet appareil assez lourd, coûteux, est très utilisé dans les protocoles de recherche.

Il faut être attentif au détournement de la stimulation magnétique transcrânienne, car elle est utilisée dans des indications qui n'ont pas reçu l'autorisation de mise sur le marché, telles que des troubles du comportement alimentaire. Vous trouvez à Paris des médecins spécialistes en ce domaine qui le proposent. C'est très coûteux mais, comme c'est impressionnant, les patients se laissent convaincre assez facilement.

La troisième technique est la stimulation transcrânienne en courant continu. Il suffit d'avoir une petite pile avec un plus et un moins et de placer une éponge de part et d'autre du crâne pour envoyer un ou deux milliampères et influencer le fonctionnement cortical. Les matériaux sont beaucoup moins contrôlés que les médicaments. La stimulation en courant direct ne fait pratiquement l'objet d'aucun contrôle. Depuis cinq ans, des sociétés comme Halo Sport ou Foc.us proposent des casques sur internet. Les sportifs s'en sont emparés, car cela améliorerait la motivation. Pour le moment, ce n'est pas considéré comme du dopage, mais cela pourrait l'être à l'avenir. Face aux publicités promettant un meilleur moral, un meilleur sommeil, une meilleure intelligence ou une meilleure mémoire, il faut mieux informer sur les effets bénéfiques et sur les risques, même s'ils sont mineurs.

Les stimulations non invasives étant utilisées pour de nombreux symptômes et chez les sujets sains, il convient de favoriser la recherche sur les effets et, comme pour les médicaments, d'informer le public de ses résultats. À terme, il faudra exercer une vigilance sur le risque de détournement par certains médecins qui se spécialiseraient en stimulation électrique non invasive pour traiter quantité de symptômes et qui trouveraient là une activité lucrative, d'autant que, pour les sujets sains, le traitement ne serait pas remboursé par l'assurance maladie. Et comme l'accès au médecin est déjà difficile, on pourrait assister à une évolution comparable à celle des dermatologues, très nombreux à ne faire que de la chirurgie plastique et à ne plus répondre aux autres demandes.

J'ajoute qu'en dehors même de l'avis du CCNE, il faut être attentif au domaine de la lutte contre le vieillissement. On connaît de mieux en mieux les mécanismes moléculaires et cellulaires du vieillissement. Dans le sang circulent des facteurs de croissance, comme le GDF11 qui, chez le rongeur, est un sérum de jouvence capable de rajeunir de nombreux viscères comme le cerveau mais aussi le coeur. D'où l'idée de transfuser directement ces médicaments, qui n'existent pas encore mais qui existeront bientôt, ou de faire des transfusions de sang de sujets jeunes. L'injection de sang de souris jeunes chez des souris vieillissantes a conduit à une amélioration de leurs capacités globales et cognitives. Une étude sur l'homme a déjà été publiée aux États-Unis. Alors qu'il n'existe aucune étude chez les modèles Alzheimer de souris avec des transfusions de sang jeune, des patients atteints d'un début de maladie d'Alzheimer ont reçu du plasma de donneurs jeunes de plus de 18 ans, mais cela n'a eu aucun effet. Comment accepter de telles études sans bases précliniques solides ? Le cadre strict de la recherche en France devrait l'éviter, mais il faut faire preuve de vigilance. Nous avons tous entendu parler de cliniques suisses qui proposent des injections de cellules souches, parfois avec quelques effets indésirables. Compte tenu de l'amélioration de notre connaissance des mécanismes du vieillissement, cela devient envisageable.

Mon dernier point concerne les progrès fulgurants de l'intelligence artificielle, qui ne figurent pas dans le rapport sur les neurosciences. Il faut mieux préparer les professionnels de santé à vivre avec des machines « super-intelligentes ». C'est le rôle des universités. Je suis à la retraite, mais quand j'étais chef de service, j'enseignais à mes étudiants que le rôle du médecin est d'abord d'écouter le patient, de transcrire ce qu'il dit en termes médicaux puis de consulter les bases de données pour déterminer le meilleur traitement et les examens à faire. Pour la biologie et l'imagerie, nous savons très bien que l'intelligence artificielle réalise de bien meilleures lectures que l'homme. Le médecin intervient pour conseiller la thérapeutique – lui seul sait que tel malade ne peut pas prendre tel médicament – et lui traduire les données des machines « intelligentes ». Nous avons chacun un corps, la machine n'en a pas. Il faudra mettre l'accent sur ce qui est typiquement humain, c'est-à-dire l'empathie, l'altérité, la compassion. Il faudra former plus fortement les médecins à cela tout en maintenant la formation actuelle, car ils resteront responsables de la mise en oeuvre de ce que la machine leur proposera.

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