Intervention de Bernard Baertschi

Réunion du mercredi 7 novembre 2018 à 14h10
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Bernard Baertschi, maître d'enseignement et de recherche à l'université de Genève :

Je vous remercie à mon tour pour votre invitation. J'ai au moins deux points communs avec Pierre Pollak : je suis à la retraite et je m'intéresse aux neurosciences. Mais je ne suis pas médecin : je suis philosophe. J'ai enseigné la bioéthique à la faculté de médecine de Genève, où nous avons travaillé dans le même bâtiment, et au département de philosophie de la faculté de lettres. Peut-être m'avez-vous invité parce que j'ai publié en 2009 La neuroéthique, le deuxième ouvrage publié en français sur ce sujet, après celui d'Hervé Chneiweiss, que vous connaissez sans doute aussi.

Autour de 2002, a été ouvert un nouveau chapitre de la bioéthique : la neuroéthique, discipline venue des États-Unis. Le cerveau est un organe particulier, puisqu'il est le siège de la personnalité. Ce n'est pas pour rien que d'anciens débats métaphysiques ont resurgi à l'occasion de l'apparition de la neuroéthique, notamment au sujet des rapports de l'âme et du corps. Le psychologue américain Paul Volpi a pu dire que les conservateurs américains devenaient nerveux quand on leur annonçait que les neurosciences pourraient apprendre quelque chose de l'âme. Plus immédiatement, les questions du libre-arbitre et de la responsabilité sont revenues sur le devant de la scène, en lien avec le juridique et l'éthique. Si nos décisions ne sont que le fruit de processus inconscients se produisant dans notre cerveau, peut-on encore parler de responsabilité juridique et morale ? Faut-il changer nos systèmes juridiques ? Faut-il remplacer les punitions par des peines plus éducatives ? Ces débats qui ne sont pas nouveaux sont revenus, et ils vont se poursuivre.

Mais la neuroéthique nous interroge aussi sur les questions éthiques posées par la pratique des neurosciences. Pouvons-nous, grâce à l'imagerie, mieux comprendre notre comportement moral si nous observons ce qui se passe dans notre cerveau quand nous prenons des décisions morales ou quand on nous soumet des dilemmes moraux ? Des neuropsychologues ont fait intervenir des dilemmes bien connus, tel que la question de savoir si l'on peut sacrifier quelqu'un pour sauver d'autres personnes, que l'on retrouve d'ailleurs en intelligence artificielle. Il existe une panoplie de problèmes, certains nouveaux, d'autres non. Pierre Pollak en a mentionné quelques-uns.

Je passerai rapidement en revue d'autres questions.

Concernant la réglementation, la neurologie est une discipline médicale comme une autre, qui fait intervenir des principes moraux connus, tels que l'autonomie et la bienfaisance, mais aussi des questions particulières dont celle des découvertes fortuites ou secondaires, qui ne concerne d'ailleurs pas uniquement la neurologie. Si un étudiant se prête à une expérience de neuropsychologie dans une IRM fonctionnelle et que tout le monde voit qu'il a une tumeur au cerveau, sauf lui, doit-on l'avertir ou non ? Faut-il le mentionner préalablement dans le formulaire de consentement ? On retrouve les mêmes problèmes qu'avec les découvertes secondaires en génétique, fort discutées actuellement. Comme notre droit européen insiste non seulement sur le consentement mais aussi sur le droit de ne pas savoir, il faut gérer ces questions. D'autant plus que les appareils d'imagerie utilisés dans la recherche psychologique n'ont pas la résolution des appareils médicaux et que l'on peut croire voir des choses alors qu'il n'y a rien. Cela vaut aussi pour les patients. La question doit être approfondie.

À cheval entre la génétique et les neurosciences, dans le domaine de la recherche, on fabrique de plus en plus de mini-organes, dits organoïdes. À partir de cellules souches, on peut produire du tissu cérébral. On a donc des mini-cerveaux très utiles pour étudier toutes sortes de phénomènes. Mais très rapidement se sont posées la question de la capacité de souffrance de ces mini-cerveaux et celle du statut moral de ces organoïdes, d'autant que les cellules souches qui ont produit des neurones sont parfois implantées dans des souris. Dès lors se profile la question des chimères. En droit français et dans d'autres droits nationaux, il est interdit de créer des chimères, mais il y a chimère et chimère. On assiste à un éclatement des possibilités de créer des entités à la fois humaines et pas très humaines, pas vraiment naturelles, des sortes d'artefacts. Certaines de ces entités comportent du tissu cérébral humain. C'est un problème nouveau car le développement de ces organoïdes est en pleine explosion pour l'étude de tous les organes. On peut produire du foie, du rein, etc.

Se pose aussi la question des états végétatifs et des comas. On essaie de mieux caractériser une série de patients dans des états végétatifs en fonction de leur capacité ou de leur incapacité à revenir à l'état normal. Des expériences réalisées par un neurologue américain, Adrian Owen, suggèrent qu'il est possible, par l'intermédiaire de l'IRM, de communiquer avec des gens tombés dans un état comateux ou végétatif, au point que certains se sont demandé si l'on ne pourrait pas échanger avec eux sur les traitements qu'ils souhaitent recevoir ou ne pas recevoir. Restaurer la communication avec des patients en état végétatif renouvelle la problématique du consentement, de l'autonomie et de la bienfaisance. Nous en sommes en grande partie au stade expérimental, car il est difficile de décoder les signaux de l'imagerie.

La neuro-imagerie joue un rôle important dans la médecine prédictive, dans la mesure où elle permet de détecter des anomalies structurelles ou fonctionnelles du cerveau. On essaie de repérer la « signature neurale » de telle ou telle maladie. Détecter ces signatures avant l'apparition des premiers symptômes permettrait d'empêcher le développement de certaines pathologies. Des études existent pour la schizophrénie, la dépression et l'autisme. Dans certains cas, il existe aussi des biomarqueurs d'origine génétique de ces maladies. Ce sont des exemples neuropsychiatriques, mais des chercheurs essaient de trouver aussi des signatures pour certaines « pathologies sociales » comme la psychopathie et la dangerosité.

C'est un sujet auquel la population est sensible. Peut-on prédire la dangerosité des criminels ou leurs risques de récidive ? Il existe une batterie de tests qui n'impliquent pas les neurosciences, mais certains criminologues américains, comme Adrian Raine, s'interrogent sur le gain éventuel apporté par l'utilisation de l'imagerie. Il a mené deux études montrant un doublement de la fiabilité de la prédiction de récidive grâce à l'imagerie. Cependant, je suis entièrement d'accord avec Pierre Pollak : si l'intérêt pour la recherche est évident, l'appliquer au domaine juridique ou judiciaire est une tout autre affaire. Les études donnent des résultats en termes de probabilités. Savoir qu'une personne présente plus de risques que d'autres au sein d'un sous-groupe n'avance pas beaucoup. Toutefois, il y a quelques années, une cour italienne a réduit la sentence d'un accusé porteur du gène MAOA, qui agit sur les neurotransmetteurs et augmente l'agressivité. Considérant que les voies de fait auxquelles cet individu s'était livré étaient en partie dues à ce gène, le tribunal a réduit la peine d'une année. D'autres auteurs ont estimé que la peine aurait dû être aggravée dans la mesure où, le délit ayant des causes d'ordre génétique ou cérébral, la personne ne pourra s'amender et est socialement plus dangereuse qu'un simple psychopathe.

Des données nouvelles font donc surgir des débats éthiques et juridiques. Plus ces données vont se multiplier, et plus se posera la question de la recommandation, voire de l'obligation de traitements préventifs à des personnes chez qui l'on découvrirait de tels éléments. C'est aussi le cas en génétique avec les « gènes actionnables ». Cela consiste, quand on est porteur de certains gènes, à agir pour échapper à une probabilité de maladie, notamment de cancer ou de maladie cardiovasculaire. La même question se posera pour le cerveau si l'on progresse dans la mise en lumière des biomarqueurs.

Pour certains auteurs, on n'est pas loin du contrôle social des individus, puisqu'on devient capable de moduler des émotions. Des études ont montré qu'en augmentant le taux de sérotonine et en diminuant le taux de testostérone chez certains volontaires, on modifiait les réponses aux dilemmes moraux qu'on leur soumettait. On peut moduler les émotions, notamment l'empathie, en modifiant les neurotransmetteurs par l'admission de substances médicamenteuses, en l'occurrence le citalopram, capable de transformer nos jugements moraux. Est-ce un risque pour notre liberté, ou une chance d'accroître celle-ci ? Si l'on n'est plus la victime d'émotions négatives ou agressives, on devient plus libre. Certains auteurs se demandent si l'on ne pourrait pas lutter contre la violence, le racisme et autres pathologies sociales par le biais de neuro-médicaments. Dans l'immédiat, les mesures sociales sont nettement plus efficaces, mais un étage supplémentaire vient s'ajouter à notre panoplie d'interventions possibles, qu'il faudra réguler d'une manière ou d'une autre. On ne peut pas nous manipuler « à l'insu de notre plein gré », comme disait le fameux cycliste français qui habitait Genève (Sourires), mais il est possible de modifier la personnalité ou le comportement de manière plus subreptice. Un ministre précédent avait évoqué le « neuro-marketing ». Depuis longtemps, les psychologues étudient la façon de mieux vendre des produits à toutes sortes de personnes, notamment avec l'agencement des supermarchés. Là encore, les neurosciences et la neuropsychologie ajoutent un chapitre supplémentaire. On pourrait imaginer remplacer la diffusion de musique par la diffusion de substances « acheteuses »…

Dans le domaine juridique, moins toutefois en Europe qu'aux États-Unis où l'on est fasciné par la détection des mensonges, on cherche, après avoir utilisé pendant longtemps le polygraphe, la signature neurale des mensonges pour savoir s'il est possible de déterminer par la neuro-imagerie si des gens mentent ou non. C'est aussi le cas pour les tricheurs aux indemnités. Comment savoir si quelqu'un qui dit avoir mal au dos depuis des années dit vrai ? En connaissant la signature neurale de la douleur, on pourrait le savoir... La fiabilité des témoins est un autre sujet important. On a connu en France un cas de faux souvenirs d'enfants qui racontaient des choses qu'ils n'avaient pas vécues. On essaie là aussi de trouver des signatures neurales pour savoir si des témoins, même de parfaite bonne foi, se souviennent réellement de ce qu'ils disent avoir vécu. On sait très bien que les témoins les plus hésitants lors du premier interrogatoire sont les plus affirmatifs au prétoire. Il est bon que les neuropsychologues étudient ces phénomènes pour s'en prémunir, sinon par la neurologie, du moins par la mise en lumière de biais dont nous sommes tous plus ou moins les victimes. La neuro-imagerie pourrait aussi servir à détecter si une personne a ou non la capacité de consentir, dans des cas douteux.

Je ne parlerai pas du dernier chapitre, relatif à l'amélioration des capacités et des performances, parfois dénommé dopage cognitif, puisqu'il en a déjà été question.

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