Intervention de Sandrine Gaudin

Réunion du mardi 26 mars 2019 à 17h30
Commission des affaires européennes

Sandrine Gaudin, Secrétaire générale aux affaires européennes :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, merci de m'inviter à me prêter à cet exercice, inédit pour moi ; je le fais avec la meilleure volonté du monde. Je vous livrerai les résultats de ce Conseil européen, mais j'essaierai aussi de vous livrer, autant qu'il m'est possible et dans la mesure où j'ai pu en connaître, la teneur des discussions et des débats. Ce Conseil européen était censé porter exclusivement sur les questions liées à la politique économique, à la stratégie industrielle et aux relations avec les grands partenaires de l'Union européenne que sont la Chine et les États-Unis. Finalement, comme cela arrive parfois, plus de temps que prévu a été consacré au dossier du Brexit. Il aura occupé sept heures durant les chefs d'État et de gouvernement. Il s'agissait effectivement, madame la présidente, de parvenir à un accord sur un report, à la demande du Royaume-Uni, de la date de sortie de ce pays de l'Union européenne. De longues discussions ont permis d'aboutir à une solution en deux temps, en fonction de deux possibilités : soit le Parlement britannique parvient, assez rapidement, à ratifier l'accord de retrait, à la suite de quoi le Parlement européen le ratifiera aussi en vue d'une sortie ordonnée le 22 mai, veille du début du processus électoral dans les États membres, qui se déroulera du 23 au 26 mai et ne sera donc pas troublé par la question du Brexit ; soit le Royaume-Uni n'est pas en mesure de ratifier rapidement l'accord de retrait, auquel cas il nous indiquera, avant le 12 avril prochain, son plan, ses perspectives. Cette date n'est pas fixée au hasard : c'est celle au-delà de laquelle le Royaume-Uni ne peut plus, concrètement, organiser les élections européennes. En somme, d'ici au 12 avril, si le Royaume-Uni ne ratifie pas l'accord de retrait, il nous indiquera s'il sort de l'Union européenne sans accord – le scénario du no deal, que nous redoutons tous, le Royaume-Uni et nous – ou s'il demande un nouveau report et se met en situation d'organiser des élections européennes, ce qui n'était pas prévu. Par cette demande, cette injonction, le Conseil européen à vingt-sept met ainsi une certaine pression sur le Royaume-Uni et Mme May pour parvenir à une certaine clarté sur le plan du Royaume-Uni. Les dates du 12 avril et du 22 mai ont un peu remplacé celle du 29 mars, que nous avions en tête, comme date limite de sortie. La date du 22 mai s'explique notamment par le fait que, quand bien même le Royaume-Uni ratifierait l'accord de retrait dans les prochains jours, compte tenu du temps qu'il prend à en discuter, un temps supplémentaire permettra aux Britanniques d'adopter un certain nombre de lois nationales prévues pour mettre en oeuvre l'accord de retrait. C'est un report technique absolument utile à la bonne mise en oeuvre de l'accord de retrait. Quant au 12 avril, c'est une date objective, liée à la possibilité ou l'impossibilité d'organiser des élections européennes.

Cette solution en deux temps a suscité des discussions entre les chefs d'État et de gouvernement des Vingt-Sept, qui en ont délibéré pendant plus de sept heures après avoir entendu Mme May s'exprimer pendant une heure sur la manière dont le débat parlementaire se déroule au Royaume-Uni – après quoi elle les a quittés.

À vingt-sept, les débats ont porté sur plusieurs questions. Faut-il ou pas mettre une pression supplémentaire sur Mme May, déjà soumise à une forte pression ? Faut-il ou non cette date intermédiaire du 12 avril ? Certains États membres, notamment l'Allemagne, pouvaient souhaiter donner beaucoup plus de temps à Mme May pour qu'elle reprenne son souffle, la situation étant tout de même très tendue au Royaume-Uni. Selon une conception plus française, il vaut mieux accroître un peu la pression pour obliger à un résultat, pour parvenir à une nécessaire clarté ; il s'agit aussi de pouvoir savoir ce que nous faisons, du côté des Vingt-Sept, pour nous préparer. Le Parlement européen attend de ratifier l'accord de retrait. Il avait initialement prévu de le faire cette semaine mais doit repousser cette échéance. Le 12 avril est aussi une date importante à cet égard : c'est celle de la dernière session du Parlement européen avant les élections – on oublie toujours que les Européens ont aussi à se prononcer démocratiquement dans ce processus de sortie du Royaume-Uni. Les débats ont été assez longs et les divergences étaient assez nettes entre ceux qui voulaient donner plus de temps à Mme May et ceux qui voulaient accentuer la pression. Le résultat me paraît assez équilibré ; en tout cas, il a été accepté par le Royaume-Uni, par une lettre formelle que le Royaume-Uni a envoyée le lendemain aux Vingt-Sept. Nous attendons donc encore et toujours, et regardons avec intérêt ce qui se passe à Londres – la balle est de nouveau dans le camp du Royaume-Uni. La situation est très évolutive, je n'épiloguerai donc pas, et nous verrons combien de temps prend ce processus de ratification.

En tout état de cause, le Conseil européen à vingt-sept a rappelé qu'il était absolument impératif que les vingt-sept États membres et la Commission européenne restent mobilisés dans la préparation d'une sortie sans accord ; un no deal est toujours possible – désormais le 12 avril.

Hier, la Commission européenne a publié un communiqué indiquant que, du côté de l'Union européenne, tous les préparatifs étaient « bouclés ». De nombreux textes ont été adoptés, notamment des règlements, certains par la procédure de codécision, dans des domaines très divers : les transports, la sécurité sociale, les questions énergétiques, les questions financières, les mesures d'urgence qu'il serait nécessaire de prendre au niveau des Vingt-Sept en cas de sortie désordonnée. Et puis, comme vous le savez, la France a finalisé son plan de préparation en termes juridiques par des ordonnances qui ont été adoptées. Nous devons en adopter une de plus, après qu'elle aura été examinée en conseil des ministres demain – nous avions prévu de prendre une mesure par décret, mais le Conseil d'État nous a indiqué que cela relevait du domaine de la loi : c'est une mesure assez technique, qui concerne le code de l'environnement. Au total, nous aurons pris sept ordonnances et onze décrets, qui prévoient un cadre juridique en cas de sortie sans accord. Cela concerne les transports, les travaux d'infrastructures nécessaires dans les ports. Il y a aussi toute une série de mesures d'organisation des services publics en charge des contrôles que rendra nécessaire le rétablissement d'une nouvelle frontière entre le Royaume-Uni et la France. Ces mesures d'organisation ont occasionné des recrutements ou des renforts temporaires, notamment dans les zones les plus concernées par ces contrôles, à savoir les gares, les aéroports, le tunnel, les certains ports où les échanges de personnes et de marchandises sont les plus importants.

Nous n'avons pas publié de communiqué indiquant que nous étions prêts mais nous étions supposés l'être le 29 mars. Nous sommes effectivement prêts à faire face à ce scénario, même si nous ne l'appelons pas de nos voeux, parce qu'il impliquera moins de fluidité, plus de formalités, plus de bureaucratie, plus de temps pris pour les entreprises lorsqu'elles voudront commercer avec le Royaume-Uni ou pour les voyageurs entre le Royaume-Uni et la France, parce qu'il y aura plus de contrôles – le Royaume-Uni devient un pays tiers avec lequel, s'il n'y a pas d'accord, il n'y aura pas de cadre particulier.

Le Conseil européen à proprement parler, à vingt-huit, donc toujours avec le Royaume-Uni tant qu'il est encore membre de l'Union européenne, s'est déroulé à peu près conformément au plan prévu, même si certaines discussions ont été plus condensées qu'attendu. Les discussions ont porté sur l'économie, la politique industrielle, les relations entre l'Union européenne et la Chine et le changement climatique.

Tous les débats sur les questions de politique industrielle, de politique commerciale de concurrence, bref, les questions économiques, qu'il s'agisse du renforcement du marché intérieur ou de la politique commerciale, ont eu lieu en même temps. Chaque chef d'État ou de gouvernement a pris la parole pour parler un peu de tout. Cela donne parfois quelque chose d'un peu difficile à lire, en termes de positionnement, mais, somme toute, les conclusions marquent clairement quelques nouvelles orientations que je voudrais souligner.

Le marché intérieur est un sujet – je le dis souvent, sous forme de boutade – que nous avons redécouvert avec le Brexit. Certains d'entre nous ont redécouvert l'Europe et ses bienfaits, redécouvert ce qu'est une union douanière, ce que sont le marché intérieur et la libre circulation des marchandises, avec très peu de contrôles. Nous avons vu que ce que nous avons fait au cours des dernières années, en termes d'ouverture et de libéralisation des services, méritait peut-être d'être revisité. Le Conseil européen a donc invité la Commission européenne à élaborer, d'ici au mois de mars 2020, une nouvelle stratégie, un nouveau plan d'action, de manière à approfondir encore et renforcer le marché intérieur. Il faut d'abord veiller à prendre en compte les effets de la numérisation et du numérique dans les économies, et le sujet des services numériques eux-mêmes. L'idée est que les règles du marché intérieur soient encore plus abouties et que l'on approfondisse l'union des marchés de capitaux. C'est, vous le savez, un grand chapitre qui nous conduira, au cours des prochaines années, à adopter encore des législations et à renforcer l'intégration, parce que, finalement, cela concerne tous les mécanismes du financement de l'économie européenne et leur meilleur fonctionnement. Un accent a également été mis sur les services énergétiques. Ce sont donc toutes ces questions, tous ces domaines qui feront l'objet d'un plan d'action pour le début de l'année prochaine.

Le deuxième grand sujet économique des discussions fut, selon des termes peut-être un peu différents de ceux que nous employons en France et en français, la politique industrielle. Le mot de « politique industrielle » est un mot compliqué à Bruxelles, il est assez intraduisible. En tous cas, c'est une vieille revendication française que d'avoir, au Conseil « Compétitivité » ou au Conseil « Affaires économiques et financières », mais aussi au Conseil européen, un débat sur ces questions. Dans quelle mesure des soutiens financiers structurels doivent-ils être apportés à une base industrielle européenne de manière à ce qu'elle soit plus durable et surtout plus compétitive au niveau mondial ? C'est un vieux sujet, et la notion de politique industrielle ne fait pas forcément consensus, cette idée d'un ensemble de mesures coordonnées, avec un volontarisme, une impulsion de l'État, comme dans certains États, notamment en France. Au niveau européen, on parle de base industrielle ; c'est un euphémisme pour dire à peu près la même chose, mais l'idée est de renforcer la base industrielle de l'Union européenne. Le Conseil européen a été extrêmement pressant puisque les représentants permanents avaient préparé un texte par lequel ce travail était demandé pour 2020 ; les chefs d'État et de gouvernement ont voulu que ce soit d'ici à la fin de l'année. La nouvelle Commission qui se mettra en place le 1er novembre devra donc s'attaquer directement à ce sujet et préparer un plan d'action, une vision de long terme en matière de politique industrielle européenne, en ayant à l'esprit tous les domaines d'action concernés – comment identifier les secteurs clés, les secteurs technologiques clés de nature à garantir une forme d'autonomie stratégique à l'Union européenne ? C'est un peu la vision française. En tout cas, il s'agit de mieux prendre en considération ces préoccupations à l'heure où les grands pays et blocs concurrents de l'Union européenne ne lui font guère de cadeaux. Il faut garder à l'esprit la nécessité de mettre en place les moyens pour que l'Union européenne reste dans la compétition, si possible en tête.

Tout cela est associé, bien sûr, à toutes les décisions que nous prendrons au niveau budgétaire aussi, dans le cadre de la définition d'une politique de recherche ou de programmes de financement, de soutien à la recherche, qui devront évidemment aller de pair. Cette stratégie orientera aussi nos choix en vue du cadre financier pluriannuel pour les sept prochaines années.

L'idée est d'avoir un travail de la commission sur un certain nombre de secteurs clés comme l'intelligence artificielle mais aussi une approche concertée en matière de sécurité des réseaux 5G. Le sujet préoccupe dans certains États membres, notamment en France, compte tenu de certaines formes d'entrisme, qui sont notamment le fait d'entreprises chinoises. Il s'agit de viser à une réponse peut-être un peu plus harmonisée sur ces questions, en tout cas à un meilleur partage de l'information. Sous-jacente à ce débat sur la politique industrielle, se pose évidemment la question des pratiques des entreprises chinoises, qui ne sont pas toujours conformes aux règles multilatérales du commerce. Des entreprises, hautement subventionnées, échappent aux règles du jeu de la concurrence équitable et du level playing field au niveau mondial. Il s'agit aussi de parvenir à un encadrement des aides d'État qui soit propice à l'innovation. Ce Conseil européen a pu permettre de réaffirmer qu'il fallait que l'environnement réglementaire – qu'il s'agisse des aides d'État ou du droit de la concurrence – soit au service de cette ambition.

Le sujet de la politique commerciale, versant externe des questions économiques, a été abordé avec l'idée de faire un rappel sur les nécessités du libre-échange mais aussi d'un level playing field plus affirmé. Il faut moderniser les instruments de défense commerciale et en user pleinement, les conclusions du Conseil le rappellent, en lien aussi avec toutes les initiatives sur la table mais qui sont bloquées, telles des négociations qui portent depuis plusieurs années sur la manière d'obtenir la réciprocité dans l'ouverture des marchés publics des pays tiers – les marchés publics européens étant pour leur part ouverts aux pays tiers. Cet instrument de réciprocité a été remis à l'honneur à l'occasion de ce Conseil européen, qui appelle d'ailleurs à reprendre rapidement les discussions dans ce domaine. L'idée, c'est que d'ici au mois de mars 2020, dans un an, le Conseil européen puisse à nouveau se pencher sur ces sujets.

Sur le climat, disons, pour être tout à fait honnêtes, que la discussion a été beaucoup plus courte. Les conclusions étaient censées préparer un peu la position européenne pour la conférence des Nations unies qui se tiendra en septembre 2019 et devra – c'est le point de vue français – parvenir à adopter une stratégie mondiale en vue de parvenir à une économie décarbonée à l'horizon 2050. Nous avions une ambition assez forte : que l'Union européenne prenne le leadership dans ce combat. Las, le consensus, au niveau européen, n'était pas très fort. L'objectif d'économie décarbonée en 2050 ne figure d'ailleurs pas dans le texte. Nous nous sommes battus avec force, y compris le Président de la République luimême, mais nous avons essuyé un tir de barrage assez étonnant, notamment de la part de la Pologne – pourtant présidente de la vingt-quatrième Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP24) –, l'Allemagne venant plutôt soutenir la Pologne que la France. Le compte n'y est donc pas. La seule chose – importante – que le Président de la République a pu obtenir, c'est un point de rendez-vous qui n'était pas prévu au Conseil européen pour en reparler, si possible dans un autre contexte, avec plus de temps que vendredi dernier. Le Président de la République a exprimé sa déception en conférence de presse, parce que la portée des conclusions est assez faible.

Un chapitre des discussions, plus formel, a concerné les relations extérieures. Nous avons pu souligner que l'annexion illégale de la Crimée par la Russie datait de cinq ans. C'est un anniversaire qu'il fallait évoquer pour rappeler à quel point l'Union européenne demeurait absolument résolue à faire appliquer le droit international et attachée au rétablissement de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Le Conseil européen a également insisté sur la nécessité de préparer de la façon la plus coordonnée possible le prochain sommet entre l'Union européenne et la Chine, qui se tiendra le 9 avril prochain, à quelques jours de la réunion « 16+1 » – seize États membres de l'Union européenne et la Chine. Ce format a été créé par la Chine pour réunir autour d'elle les amis des routes de la soie membres de l'Union européenne. Il est apparu nécessaire de rappeler aux États qui ont des projets de coopération économique très avancés avec ce grand partenaire mondial, qu'il fallait absolument le faire sur une base coordonnée. Ils se sont engagés à ce que cette réunion « 16+1 » qui se tient encore une fois après le sommet ne produise pas de décisions ni de déclarations qui soient contraires avec une position de l'Union européenne. Nous verrons ce qu'il en sera en pratique.

J'ai une petite expérience des questions européennes et des Conseils européens. Je crois que c'est la première fois qu'il y a eu une discussion aussi franche, claire et transparente, sans arrière-pensée, sur la manière dont on doit discuter, travailler et coopérer avec la Chine. Autour de la table s'exprimaient – soyons clairs – des avis relativement divergents mais il est très bien que les chefs d'État et de gouvernement aient ainsi débattu de la manière de traiter ce partenaire avec lequel nous avons, par ailleurs, une alliance très forte parce qu'il soutient un système multilatéral en matière commerciale, fondé sur des règles, contrairement aux États-Unis. C'est donc aussi un allié très fort de l'Union européenne, dans la discussion mondiale sur la refonte du système multilatéral et sur la réforme de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). La Chine continuera donc à faire partie d'une alliance très forte – on le voit aujourd'hui puisque le président Macron avait invité Mme Merkel, M. Juncker et M. Guterres à Paris pour le rappeler – que nous avons avec quelques-uns pour conserver un système multilatéral fondé sur des règles, à l'heure où M. Trump le conteste.

En résumé, c'était un Conseil européen un peu atypique parce qu'un peu perturbé par le Brexit, dont il n'était pas prévu de parler, et un peu exceptionnel, en ce que la discussion sur la Chine n'avait jamais véritablement eu lieu auparavant. On peut toujours trouver ses conclusions trop alambiquées ou faibles mais elles n'en existent pas moins, et servent de base pour prolonger nos débats à un niveau plus technique, et pour demander à la Commission de travailler sur certains sujets. En matière de base ou de politique industrielles, de concurrence et de politique commerciale, elles sont loin d'être négligeables et forment une base de discussion et de travail pour les prochaines semaines.

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