Intervention de Ugo Bernalicis

Réunion du mercredi 4 mars 2020 à 9h35
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaUgo Bernalicis, rapporteur :

Il peut paraître étonnant qu'une proposition de loi émanant du groupe La France insoumise se charge de transposer une directive européenne. Mais il nous a semblé essentiel que celle de la directive sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union s'engage rapidement : à bien des égards, cette transposition améliorerait la protection des lanceurs d'alerte dans notre pays.

Tel que nous le concevons, le lanceur d'alerte existe parce que des dysfonctionnements se manifestent au sein de notre société. Ceux-ci peuvent être internes à des entités privées ou publiques, mais ils peuvent aussi affecter les organismes de contrôle, ceux-là mêmes qui sont chargés d'éviter les manquements qui pourraient porter préjudice à l'intérêt général et aux populations.

Les lanceuses et les lanceurs d'alerte sont souvent reconnus comme tels par le public, la presse et les médias en général, mais ils ne le sont pas nécessairement par la loi. Le nombre d'individus reconnus comme lanceurs d'alerte est assez faible, notamment du fait d'une disposition particulière de la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite Sapin 2, qui a créé et défini ce statut. Celle-ci oblige le lanceur d'alerte à prévenir sa hiérarchie pour bénéficier de cette reconnaissance et des protections qui l'accompagnent ; cela complique singulièrement sa tâche, puisque c'est souvent précisément contre elle que l'alerte est lancée. Cette difficulté a été régulièrement soulevée par des lanceurs d'alerte eux-mêmes, par les associations qui les soutiennent ainsi que par les services du Défenseur des droits.

Nous voulons éviter l'écueil particulièrement dangereux de nous appuyer sur la seule volonté individuelle pour régler nos problèmes collectifs, car faire reposer la viabilité des organisations publiques et privées uniquement sur une image de chevalier blanc désintéressé n'est pas un gage de bonne santé pour notre fonctionnement démocratique. Le Conseil d'État l'avait d'ailleurs relevé, en février 2016, dans le cadre de son étude sur le droit d'alerte : « parce que l'alerte éthique ne peut rester l'apanage d'acteurs héroïques, parce que les nouveaux canaux qu'elle emploie lui ont donné une puissance qui parfois devient destructrice, il faut qu'elle devienne une procédure sûre, accessible et structurée ; c'est pour cela qu'un droit spécifique a été inventé. » Mais il ne faut pas croire qu'il suffit de créer ce statut de lanceur d'alerte, d'encadrer et de protéger ces « héros », pour que les problèmes collectifs auxquels nous faisons face soient réglés. In fine, si l'autorité judiciaire dysfonctionne, le lanceur d'alerte ne pourra jamais voir reconnaître l'utilité et la sincérité de sa démarche.

La loi Sapin 2 a eu le mérite de mettre le pied dans la porte en définissant le lanceur d'alerte de manière large. Son article 6 dispose qu'« un lanceur d'alerte est une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d'un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d'un acte unilatéral d'une organisation internationale pris sur le fondement d'un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l'intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance. » C'est une définition plus ambitieuse que celle proposée par la directive européenne.

Pour se voir reconnaître le statut de lanceur d'alerte, le processus est toutefois laborieux : la loi Sapin 2 prévoit une gradation en obligeant d'abord à prévenir sa hiérarchie – au stade du signalement interne – avant de passer au signalement externe puis à la divulgation publique. Cette loi témoigne ensuite d'une conception portant uniquement sur la responsabilité individuelle de la lanceuse ou du lanceur d'alerte en tant que personne physique : elle ne reconnaît pas le rôle des personnes morales. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a censuré une disposition de la loi concernant le versement du secours financier prévu pour les lanceurs d'alerte ; c'est un véritable « trou dans la raquette », qu'il faut bien entendu combler.

La loi Sapin 2 octroie un rôle central au Défenseur des droits pour accompagner les auteurs de signalements, mais sans lui donner de moyens supplémentaires. Le nombre d'alertes reçues et traitées par ce dernier est finalement assez faible, tant la complexité du processus rend cette voie externe difficile à emprunter, bien qu'elle soit à certains égards avantageuse. Beaucoup de lanceuses et de lanceurs d'alerte préfèrent ainsi rester anonymes en passant par voie de presse ou en transmettant directement des informations à la justice. On peut le regretter, car il était dans l'intention du législateur qu'un tel réceptacle existe pour l'alerte.

Les cas de figure sont très différents : Irène Frachon, Denis Breteau, Céline Boussié ou Antoine Deltour exercent dans des domaines très variés et la plupart d'entre eux ne bénéficient pas du statut de lanceur d'alerte au titre de la loi Sapin 2.

Cependant, les initiatives du législateur français ont permis d'initier des discussions au niveau européen, qui ont mené à l'adoption de la directive. Celle-ci apparaissait alors comme la contrepartie de celle du 8 juin 2016 sur le secret des affaires – afin de faire respecter une sorte de parallélisme des formes avec les protections reconnues au acteurs économiques, certains s'étaient élevés pour que le statut de lanceur d'alerte soit reconnu à l'échelle communautaire. En France, nous avons eu le mérite de procéder dans l'ordre inverse. En matière de législation de l'alerte, la loi Sapin 2 a donc fait office de précurseur en Europe – où nous accusions d'ailleurs un certain retard sur nos voisins outre-Atlantique.

Cependant, au cours des négociations européennes, le gouvernement français a défendu l'état du droit, qu'il n'a pas cherché à approfondir, ce que l'on peut regretter. Il a même été mis en minorité par ses partenaires européens s'agissant de la procédure de signalement obligeant, dans un premier temps, à prévenir sa hiérarchie en interne avant de pouvoir recourir à d'autres formes de signalement ; c'est une bonne chose et c'est un point essentiel de la transposition que nous voulons mener à bien. La définition française du lanceur d'alerte reste néanmoins plus large que celle de la directive, et nous pourrons nous appuyer dessus. Nous sommes en quelque sorte au milieu du gué : des dispositions existent, mais nous sommes encore en-deçà des besoins des lanceuses et des lanceurs d'alerte.

En réalité, la directive invite à préciser les moyens pouvant être sollicités pour lancer l'alerte et les dispositifs de protection à mettre en oeuvre : elle nous incite explicitement à « surtransposer », d'autant qu'elle comporte aussi un principe de non-régression – si le droit national est plus protecteur que ce qui est proposé au niveau européen, il faut le conserver et en aucun cas réduire le niveau de protection.

La directive a été signée le 7 octobre 2019 et promulguée le 23 octobre. Pour l'essentiel, nous avons deux ans, jusqu'au 17 décembre 2021, pour la transposer dans le droit national. Chers collègues, c'est demain ! Depuis l'adoption de la loi de 2016, le Défenseur des droits s'est approprié le sujet qui lui a été confié et le secteur associatif privé s'est structuré, notamment dans le cadre de la Maison des lanceurs d'alerte : des connaissances et des compétences ont été acquises et accumulées ; elles doivent maintenant être utilisées pour transposer la directive. Le Défenseur des droits a d'ailleurs lui-même organisé un colloque de dimension européenne, qui a eu lieu le 3 décembre 2019 ; il a été conclu par la Garde des sceaux et notre collègue Sylvain Waserman y est intervenu, puisqu'il a rédigé pour l'Assemblée parlementaire du conseil de l'Europe un rapport sur la protection des lanceurs d'alerte, publié en août 2019. Ce rapport recoupe un certain nombre de nos propositions.

Nous devons donc nous atteler sans attendre à la transposition de la directive et nous contraindre nous-mêmes à travailler dans l'urgence, car nous avons tous vécu l'expérience d'une transposition réalisée trop tardivement, donc de façon minimaliste, faute de temps pour chambouler la législation existante. Ce serait une erreur politique que de procéder de la sorte, d'autant que chaque jour qui passe, ce sont autant de lanceuses et de lanceurs d'alerte qui ne bénéficient pas de la protection que la société leur doit.

J'ai vu récemment au cinéma un film qui traite de l'alerte lancée sur le C8, un composé du téflon ayant provoqué une intoxication mondiale. Il raconte le parcours du combattant, qui a duré vingt ans, d'un avocat et de quelques citoyens plus que déterminés pour faire reconnaître un danger mortel pour la totalité de la population mondiale – 99 % des êtres humains ont du C8 dans le sang.

Nous mettons sur la table deux propositions de loi ; l'une est ordinaire, l'autre organique parce qu'elle doit s'appliquer au Défenseur des droits qui est une autorité constitutionnelle.

Nous proposons d'abord d'étendre la reconnaissance de la capacité à lancer l'alerte aux personnes morales. C'est un point important, qui nous tient à coeur et qui fait débat. Il a été soulevé dans le rapport de M. Waserman qui évoquait la nécessité d'élargir le dispositif aux personnes morales, même si elles ne peuvent évidemment pas bénéficier des mêmes protections que les personnes physiques.

Nous introduisons aussi la possibilité d'emprunter des voies d'alerte non exclusives les unes des autres. Un individu pourrait lancer l'alerte par la voie interne, par la voie externe mais aussi directement par la divulgation publique dans certaines conditions, ou même par les trois à la fois. Cela supprime, par conséquent, l'obligation actuelle de prévenir sa hiérarchie pour pouvoir bénéficier d'une protection.

Nous souhaitons, par ailleurs, que les dispositifs de protection soient élargis à l'entourage du lanceur d'alerte ; c'est souvent un angle mort de la réflexion. Il peut s'agir, par exemple, du conjoint ou de la conjointe, qui travaille dans la même entreprise et subit des représailles sans être protégé.

Seraient également mises en place des voies de signalement internes au sein de toutes les entités, notamment à titre expérimental dans celles comptant moins de cinquante salariés. C'est aussi un point qui peut faire débat, mais nous devons progresser sur ce sujet, car tous les salariés de notre pays doivent disposer de telles possibilités.

L'accès à l'aide juridictionnelle doit pouvoir être ouvert sans condition de ressources, de sorte que la lanceuse ou le lanceur d'alerte puisse enclencher le processus juridique en consultant un avocat, ce qui ne l'empêche pas d'établir ensuite une convention d'honoraires allant au-delà de l'aide initiale. Les conditions particulières dans lesquelles se trouvent souvent le lanceur d'alerte doivent conduire à lui octroyer cette facilité.

Me tient particulièrement à coeur une proposition issue du travail que j'ai mené avec notre collègue Jacques Maire sur les moyens mis en oeuvre par l'État dans la lutte contre la délinquance économique et financière – à laquelle les lanceurs d'alerte peuvent assurément contribuer. Il s'agirait de faciliter l'accès à l'emploi public pour les lanceurs d'alerte, souvent mis au ban de leur communauté professionnelle, et même au-delà – ce qui rend difficile toute reconversion –, car considérés comme des éléments perturbateurs, des trublions ou des empêcheurs de tourner en rond. Les employeurs peuvent être réticents à les embaucher, et nous proposons d'ailleurs de surveiller plus étroitement le caractère discriminatoire des refus qu'ils essuient dans leurs démarches professionnelles. Le dispositif serait semblable à celui qui existe pour les sportifs de haut niveau, qui disposent de voies dédiées pour se reconvertir dans la fonction publique.

Nous proposons aussi de combler un vide à propos du secours financier dont doivent bénéficier les lanceurs d'alerte et qui n'est actuellement octroyé par personne ; la commission d'indemnisation des victimes d'infraction pourrait s'en charger, car elle dispose déjà des compétences lui permettant de gérer des cas individuels de ce type. Cela éviterait de créer une structure ad hoc.

Il faudrait, par ailleurs, mettre en oeuvre une codification du droit d'alerte, en créant un code des lanceuses et lanceurs d'alerte qui assurerait la lisibilité et la coordination des différents textes en vigueur, par exemple la loi relative à la protection du secret des affaires – même si j'y ai été pour l'essentiel opposé. Nos propositions de loi n'ont pas la prétention d'englober la totalité du sujet, mais il faudrait que cet effort de coordination soit fait.

Le point central des propositions de loi, organique et ordinaire, est la création d'une « inspection générale » – dénomination qui reste à discuter. Il s'agit de créer une entité spécifique rattachée au Défenseur des droits. Lorsque le statut de lanceur d'alerte a été défini, le législateur a fait le choix, opportun selon moi, d'en confier la gestion au Défenseur des droits, mais sans le doter des moyens correspondants – les lanceuses et les lanceurs d'alerte le déplorent, ainsi que le Défenseur des droits lui-même. De la même manière, nous avons choisi, plutôt que de créer une structure de plus, de renforcer l'autorité existante dans ses missions, en lui adjoignant une « entité » qui lui permette de mieux accompagner le lanceur d'alerte dans ses démarches, notamment vis-à-vis de la justice et de l'organisme concerné par l'alerte, et de mieux vérifier l'alerte elle-même pour en consolider la portée. Il s'agit bien d'apporter à ceux qui lancent l'alerte un soutien institutionnel solide, tel qu'ils sont en droit de l'escompter.

Cette inspection se déclinerait en commissions ; leur présentation pourra donner une impression de rigidité, mais nous voulions donner à voir ce que pourrait être son fonctionnement futur. Ce n'est pas la même chose de traiter une alerte en matière de délinquance économique et financière que de le faire en matière médico-sociale ou environnementale. La Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d'environnement, qui a été créée par la loi du 16 avril 2013 relative à l'indépendance de l'expertise en matière de santé et d'environnement et à la protection des lanceurs d'alerte, est d'ailleurs mal coordonnée avec les dispositifs de la loi Sapin 2. Nous proposons de confier la coordination d'ensemble au Défenseur des droits. Je ne vous ferai pas de couplet sur la souplesse des commissions proposées – j'ai moi-même déposé des amendements à ce sujet –, mais voilà l'idée qui préside à la création de cette inspection.

À la suite des auditions que nous avons menées et qui nous ont conduits à proposer des amendements à notre texte, nous avons souhaité supprimer la mention du caractère « désintéressé » qui est exigé du lanceur d'alerte dans la loi Sapin 2, lequel doit, en outre, être « de bonne foi ». Sans être nécessairement retenue par le juge, cette question est systématiquement soulevée lors des procédures judiciaires afin de bâillonner le lanceur d'alerte. En l'absence de définition précise de ce qui est désintéressé et de ce qui ne l'est pas, la notion peut être interprétée de manière très large ; cette précision ne nous semble donc pas utile ni pertinente, au contraire de la bonne foi qui doit rester un critère important.

Nous souhaitons aussi que le suivi des alertes se fasse dans des délais plus courts, que ce soit en interne ou en externe ; c'est important pour les personnes concernées, qui attendent six, sept ou huit mois, parfois plus, avant d'obtenir des réponses.

J'étais initialement dubitatif sur la nécessité d'une prise en charge psychologique, pensant que notre système de santé et l'assurance maladie y pourvoyaient. Or je me suis aperçu qu'il y a là un vrai manque.

Nous discuterons, par ailleurs, de l'idée d'abonder à 100 % le compte personnel de formation des lanceurs d'alerte, et de donner un pouvoir d'injonction à l'inspection générale de la protection des lanceuses et lanceurs d'alerte.

Reste la question des moyens. Comme c'est l'usage, nous avons adjoint un gage à notre proposition de loi, mais cette question ne peut être éludée. Le Défenseur des droits a besoin de moyens, tout comme demain l'inspection que nous souhaitons créer et le fonctionnement d'ensemble que nous voulons mettre en place. Il est indispensable que nous nous donnions les moyens de disposer d'une structure digne de ce nom. Aux Pays-Bas, la structure équivalente à celle que nous voulons créer comprend au moins une vingtaine de personnes ; en comparaison, le Défenseur des droits emploie un équivalent temps plein (ETP) pour assurer la protection des lanceurs d'alerte : nous avons une marge de progression substantielle, d'autant que nous sommes plus nombreux que les Néerlandais.

Enfin, et même si ce n'est pas l'objet de cette proposition de loi, il faudra garder à l'esprit qu'il est nécessaire de renforcer tout ce qui peut éviter de faire reposer sur un individu la défense de l'intérêt général. Nous devrons entamer une réflexion au sujet de toutes les autorités – indépendantes ou non – et de tous les corps d'inspection internes qui trop souvent dysfonctionnent. Tout ne doit pas reposer sur les héros que sont les lanceuses et les lanceurs d'alerte.

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