Intervention de Pierre Moscovici

Réunion du mercredi 11 janvier 2023 à 15h05
Commission des affaires sociales

Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes :

Je souhaite tout d'abord vous adresser mes vœux pour cette année 2023 et vous remercier de votre invitation. Je suis heureux de vous présenter ce rapport public thématique dédié à la campagne de vaccination contre la covid-19, publié par la Cour des comptes et présenté à la presse le 14 décembre 2022. Vous avez souhaité vous en emparer à juste titre.

Mon attachement pour la mission d'assistance au Parlement que la Constitution confie à la Cour est profond. J'aurai à cœur, cette année comme depuis le début de mon mandat, de veiller à la qualité de nos relations et à renforcer nos liens institutionnels. Je me réjouis par avance des occasions qui me seront données de m'exprimer devant votre commission.

J'ai à mes côtés Véronique Hamayon, présidente de la sixième chambre, le rapporteur Thierry Grignon, conseiller référendaire en service extraordinaire, et le contre-rapporteur Jean-Pierre Viola, conseiller maître. Je les remercie chaleureusement pour leur implication et leur travail approfondi.

Cette publication survient dans un contexte particulier. Contrairement à ce que nous avons pu espérer, l'épidémie n'appartient pas encore au passé, même si nous sommes dans une période d'accalmie. La vaccination apparaît toujours un sujet de la plus haute actualité. Nous avons tous été pris de court par cette pandémie. Mais nous avons appris à vivre avec le virus grâce à la mobilisation des personnels soignants, grâce aussi aux scientifiques qui ont conçu en un temps record ce vaccin, grâce enfin aux services publics qui pilotent la campagne de vaccination.

La vaccination – j'espère chacun convaincu ici – est la clef pour vivre avec la maladie. Il faut rappeler qu'une quatrième dose est disponible pour protéger les populations fragiles. Alors que les Français de 80 ans et plus y sont éligibles depuis mars 2022, seulement 46 % d'entre eux avaient reçu cette nouvelle dose au 2 janvier 2023. De plus, 20 % des personnes de 80 ans et plus, à peine, bénéficient d'une bonne protection car leur dernière injection date de trois mois maximum. Je relaie donc ce message d'utilité publique : tous les Français en contact avec des personnes à risque, âgées ou atteintes de comorbidités, peuvent recevoir une dose de rappel vaccinal. Il en va de même pour le port du masque, notamment dans les transports en commun. En outre, les gestes barrières sont à nouveau essentiels.

Le rapport, que je vais maintenant vous présenter, est en tout point exceptionnel et inédit, pour la Cour comme pour les décideurs ou les citoyens qui prendront connaissance de ses conclusions. Il l'est d'abord par son objet : une campagne nationale de vaccination en réponse à une pandémie. Face à un virus inconnu et évolutif, il a fallu vacciner la quasi-totalité de la population en un temps record, c'est-à-dire trouver un vaccin, l'autoriser, le fabriquer, le distribuer sur le territoire puis l'injecter, et ceci pour les deux doses du schéma vaccinal initial puis pour les doses de rappel. Cela paraît simple mais c'est sans précédent dans l'histoire.

Ce rapport est ensuite inédit par les méthodes quantitatives déployées : nous avons pu nous appuyer sur des données transparentes et nombreuses, disponibles en temps réel, pour rendre compte de cette campagne. Il est également inédit parce que nous sommes intervenus sur le vif : notre travail a démarré en même temps que la vaccination et s'est poursuivi tout au long de la campagne vaccinale.

Enfin, je crois ce travail d'une importance stratégique. Nous devons tirer un bilan de cette campagne de vaccination, identifier ce qui a fonctionné ou moins bien fonctionné, voire dysfonctionné, à quel moment de la campagne, pourquoi et en tirer des leçons pour l'avenir. Cette épidémie a été un choc pour la société, les services publics et en particulier les services hospitaliers, mais aussi les institutions qui ont dû arbitrer entre santé publique et libertés individuelles. Il est désormais bon de pouvoir rendre des comptes en toute objectivité sur les politiques qui permettent aujourd'hui de cohabiter avec le virus.

Ce bilan est aussi stratégique pour, je l'espère, mieux nous préparer pour faire face à de prochaines vagues épidémiques. Cela peut être à court terme – s'il survenait un nouveau variant échappant aux vaccins actuels – ou à plus long terme, pour d'autres virus. Bien entendu, nous ne sommes ni devins ni épidémiologistes : le rôle de la Cour est de formuler des recommandations afin de tirer des enseignements de la gestion de la pandémie et d'améliorer notre réaction face à de tels chocs. Cette crise a montré que le maître-mot de la réponse collective était l'anticipation. Nous tentons d'apporter, par nos travaux, notre pierre à l'édifice d'une méthode d'anticipation nationale.

Sur une note plus optimiste, le rapport identifie un certain nombre d'innovations scientifiques, numériques, mais aussi politiques et sociales, qui ont montré de bons résultats. Il sera utile de les prolonger dans d'autres campagnes sanitaires, mais aussi dans d'autres politiques publiques.

Enfin, ce travail est stratégique car la pandémie, et les vaccins particulièrement, ont vu proliférer la désinformation et les polémiques fallacieuses à un degré lui aussi inédit. Jamais, sans doute, le débat public n'a été autant en proie à de fausses informations et à une telle remise en cause de la parole scientifique, au moment où nous en avions le plus besoin. Avec ce rapport, la Cour espère jouer son rôle de tiers de confiance de l'action publique, en rendant une étude impartiale et documentée de cette campagne qui a fait si souvent l'objet de défiance ou d'instrumentalisation partisane. Cette information transparente est d'autant plus importante que la confiance, dans l'action publique et la science, est le déterminant principal de la vaccination et que cette campagne n'est vraisemblablement pas achevée.

À travers ce rapport, la Cour dresse aussi un bilan financier de la vaccination. Nous devons faire le point, précisément au moment où nous sortons du « quoiqu'il en coûte ».

J'en viens maintenant aux trois messages principaux de ce rapport.

D'abord, cette campagne a été menée dans un contexte de contraintes exceptionnelles qui ont entouré les opérations logistiques d'incertitudes majeures, sur l'avenir même de la pandémie comme sur la capacité des vaccins à la combattre.

Ensuite, les pouvoirs publics ont su adapter en continu la stratégie vaccinale et déployer une organisation efficace. Disons-le : ce fut plutôt un succès.

Enfin, cette campagne a globalement atteint ses objectifs, avec cependant des disparités de résultats qu'il faut interroger.

Comme je l'indiquais, bien que les opérations aient été entourées de contraintes et d'incertitudes multiples, la stratégie et l'organisation vaccinales se sont adaptées. Il s'agit d'un succès majeur que notre analyse n'hésite pas à saluer.

La campagne vaccinale contre la covid-19 a commencé quelques mois après le début de la pandémie. Elle a initialement connu des difficultés de logistique et d'organisation. Elle est ensuite rapidement montée en puissance en s'adaptant continûment aux vagues épidémiques successives. À son démarrage, en décembre 2020, elle a été ciblée sur les populations les plus exposées, notamment les résidents des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), puis élargie aux personnes âgées avant d'être progressivement ouverte, jusqu'à l'été 2021, à l'ensemble des adultes et des adolescents à partir de 12 ans.

Les incertitudes sur la disponibilité des doses et les capacités d'acheminement et de conservation du vaccin étaient majeures, ce qui explique une montée en charge par étapes. Concrètement, des freins techniques comme la chaîne du froid pour les vaccins à acide ribonucléique (ARN) messager – qui n'existaient pas jusqu'ici – ont empêché d'utiliser, dans un premier temps, les canaux classiques de la vaccination en ville ; ils ont donc conduit à la solution des centres de vaccination. Ceci dit, le vaccin demeure une prouesse scientifique, réalisée en un temps record pour protéger des formes graves ; sa production et sa distribution sont des succès logistiques tout aussi historiques. On n'ose imaginer ce qu'il en aurait été sans vaccin efficace ou sans réseau de distribution performant. La Cour reconnaît par conséquent les résultats très positifs de cette campagne vaccinale qui a atteint son objectif principal, avec toutefois des disparités à éclaircir et des résultats à renforcer qui font l'objet de nos recommandations.

Premier chiffre : début septembre 2022, près de 80 % de la population française avait reçu le schéma vaccinal initial à deux doses. Ce niveau dépasse celui de plusieurs grands pays comme l'Allemagne, tout en étant moins favorable que celui des pays d'Europe du Sud comme le Portugal ou l'Espagne. Nous supposons cet écart dû la vaccination des enfants de moins de 12 ans, restée optionnelle en France et qui n'y a pas rencontré le même succès que dans ces pays. La question reste néanmoins ouverte à l'heure d'évaluer cette stratégie.

Toutefois, en rapportant le nombre de personnes ayant reçu le schéma vaccinal initial à deux doses à la seule population éligible à la vaccination, c'est-à-dire en prenant pour référence les adultes et adolescents âgés de 12 ans et plus, on atteint 90,6 % de la population qui a reçu deux doses de vaccin, et même un peu plus de 92 % en considérant seulement les personnes majeures. Au surplus, début septembre 2022, au moins 90 % de ces personnes majeures avaient effectué le premier rappel, de sorte qu'environ 83 % des adultes ont reçu les trois injections du schéma vaccinal complet.

Comment expliquer ce succès ? Après les innovations scientifiques et logistiques, il faut noter les innovations qui ont poussé à la vaccination : d'abord le passe sanitaire, qui aurait entraîné, durant l'été 2021, une hausse de 13 points du taux de vaccination selon le Conseil d'analyse économique ; puis le passe vaccinal. En complément, la politique « d'aller-vers » les publics les plus éloignés – c'est-à-dire d'identification des publics prioritaires difficiles à atteindre et de rapprochement des points de vaccination – a élargi le champ de la vaccination à des populations et des territoires qui, autrement, auraient été peu couverts. Cette stratégie gagnerait à être mobilisée dans de nouveaux contextes de l'action publique.

Plus largement, cette campagne doit beaucoup à la mutualisation des achats de doses par l'Union européenne, qui a prévenu surenchères et évictions entre États membres, et partant, des drames humains. La concurrence eût été une mauvaise politique ; la mutualisation est la bonne réponse. Un autre point fort à saluer concerne la transparence et la disponibilité des données publiques de santé. Ce champ a fait l'objet d'une innovation importante qui a autorisé un suivi en temps réel de la pandémie par les citoyens, notamment grâce à des applications d'initiative privée, comme CovidTracker, qui se sont développées à partir de la mise à disposition gratuite des données épidémiologiques. Cette initiative de mise à disposition et de traitement des données pourra servir à l'analyse d'autres politiques publiques à venir.

Pour autant, il faut identifier les limites de cette campagne, pour l'essentiel de deux ordres : des disparités marquées et des rappels vaccinaux en nombre insuffisant.

Parmi les adultes et les adolescents, les taux de vaccination sont hétérogènes en fonction des territoires et des conditions sociales. Particulièrement vulnérable et à ce titre public privilégié de la stratégie vaccinale, la population âgée de 80 ans et plus est, paradoxalement, moins vaccinée que les autres majeurs (89 % pour le schéma initial contre 92 %). L'écart se creuse à mesure que l'âge s'élève. Cela traduit sans doute des phénomènes d'isolement, une mobilité réduite ou la difficulté à prendre un rendez-vous en ligne, ce qui justifierait une intervention accrue des infirmiers libéraux au domicile des patients – encore faut-il qu'ils soient disponibles. De même, la vaccination des personnes dont les pathologies augmentent les risques de formes sévères de covid-19 a paradoxalement connu des lacunes alors que ces patients bénéficient d'un suivi médical périodique.

Concernant les disparités territoriales, la vaccination est particulièrement faible dans certaines collectivités d'outre-mer avec respectivement 39,6 %, 45,2 % et 46,3 % de la population adulte de Guyane, de Guadeloupe et de Martinique. Les variations géographiques recoupent souvent une problématique plus générale de défiance vis-à-vis de l'action publique, tendance qui renforce la raison d'être de nos travaux, d'autant que cela concerne surtout les classes d'âges les plus jeunes.

Par ailleurs, les derniers élargissements de la vaccination n'ont pas toujours ou pas encore trouvé leur public. C'est le cas de la vaccination des enfants, mais surtout celui de la quatrième dose – soit la seconde dose de rappel. En effet, le deuxième rappel a été proposé le 14 mars 2022 aux personnes de 80 ans et plus, puis ouvert aux 60 ans et plus au 7 avril. Pourtant, le taux de vaccination en deuxième rappel des 60 ans et plus n'était que de 41,5 % au 2 janvier 2023. Dans un contexte de reprise épidémique, ce n'est pas suffisant.

Enfin, quel bilan tirer pour les finances publiques ? À première vue, le coût supporté par l'assurance maladie au titre de la vaccination en France est résolument élevé : 7,6 milliards d'euros cumulés entre 2020 et 2022 et 0,9 milliard d'euros consacrés à la solidarité internationale puisque 85 millions de doses environ ont été livrées à travers le mécanisme Covax et des accords bilatéraux. Même si ces chiffres sont élevés, il convient d'en relativiser le montant. D'une part, le montant total en cause représente environ 15 % de l'ensemble des dépenses d'assurance maladie directement imputables à la crise sanitaire, soit approximativement 48 milliards d'euros constatés au titre de 2020 et 2021 ou prévus au titre de 2022. D'autre part, la montée en charge de la vaccination a autorisé les pouvoirs publics à moins recourir à des mesures très coûteuses de restriction de l'activité économique – je pense aux pertes de recettes et aux aides aux entreprises et aux ménages.

Ces éléments ont amené la Cour à formuler une série de recommandations.

Tout d'abord, compte tenu de leur regroupement dans des lieux de vie collectifs et de leur vulnérabilité, les résidents en Ehpad doivent être un public privilégié de toute campagne de vaccination. Ces établissements, nombreux et disséminés sur le territoire, doivent faire l'objet de circuits d'approvisionnement dérogatoires, c'est-à-dire à la fois prioritaires et sécurisés. De même, les actions de prévention doivent être renforcées envers les patients souffrant de pathologies particulières. C'est vers les plus vulnérables qu'il convient d'abord de se tourner.

En outre, la gouvernance de gestion de crise pourrait être améliorée en prévision de nouvelles pandémies. Pour définir la politique vaccinale, le Gouvernement s'est appuyé sur la Haute Autorité de santé (HAS) mais aussi, au motif de l'urgence, sur d'autres instances spécifiquement créées. Il convient de clarifier les procédures pour que la HAS puisse exercer l'ensemble de ses missions de recommandation, de conseil et d'avis relatives à la vaccination dans des contextes d'urgence, en valorisant l'expérience acquise.

Il faut ensuite veiller à maintenir le vivier de vaccinateurs pour renforcer notre capacité d'anticipation. Un peu plus de 128 000 professionnels de santé, étudiants en médecine et médecins retraités ont été mobilisés dans les centres de vaccination. Ils constituent une réserve qui pourrait être à nouveau sollicitée dans le futur, et nous avons constaté ne guère pouvoir nous passer de ces forces vives en cas d'urgence. Ne les perdons pas de vue : c'est fondamental.

Il semble aussi que la démarche « d'aller-vers », qui a fait ses preuves, et la publication des données de vaccination anonymisées et adaptées à un usage simplifié et intuitif pour l'usager pourraient être renforcées et améliorées pour d'autres pathologies.

Voici les recommandations principales que formule la Cour, à l'appui de constats objectivés, afin de dresser le bilan de cette campagne vaccinale inédite, de prolonger ses succès et de construire notre résilience future. J'espère que vous partagerez ma conviction que ce rapport inédit témoigne de l'apport de la Cour au débat public, et de son éclairage impartial et réactif sur les questions stratégiques. L'enseignement français est que la réactivité a été plus forte que l'anticipation, ce qui peut expliquer des retards à l'allumage largement compensés par une forte capacité d'adaptation. Nous avons incontestablement démarré plus lentement que l'Allemagne, en raison des difficultés évoquées, mais notre situation actuelle est indéniablement meilleure. L'idée n'est pas d'en tirer satisfaction, mais de travailler sur notre point faible – l'anticipation.

Sur un sujet propice à la désinformation, cette enquête se veut rigoureuse et objective. Elle pointer de manière neutre nos succès comme nos limites. En cela, elle sert l'information du citoyen comme des pouvoirs publics. Ensuite, et j'en suis particulièrement soucieux comme premier président, nous présentons des recommandations opérationnelles et précises, qui font sens dans ce contexte de reprise épidémique, mais aussi face à d'éventuelles crises à venir que nous savons devoir mieux anticiper. Nous ignorons quand cela se reproduira mais nous serons de nouveau amenés à affronter des situations de ce type.

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